30

Ils reprirent la I-55 vers le nord. Aux alentours de minuit ils traversèrent Jackson et il bifurqua sur la I-20 direction est. Une fois loin des lumières de la ville et de retour sur l’autoroute déserte à perte de vue, la petite posa la tête sur les genoux de sa mère et s’endormit. Russell baissa sa vitre à moitié et jeta les balles du revolver. Après des kilomètres et des kilomètres de silence et quand elle fut certaine que la fillette ne les écouterait pas, Maben dit vous devez me promettre que vous n’en parlerez à personne. Sa voix presque réduite à un murmure. Les yeux fixés sur la lumière des phares.

« Parler à personne de quoi ?

— De ce que je vais vous raconter. »

Et lui qui se disait qu’il était content qu’elle ne lui ait rien raconté. Lui qui se disait que ça valait mieux pour lui. Qu’il les déposerait bientôt quelque part puis ferait demi-tour et oublierait tout ça. J’ai déjà bien assez de problèmes à résoudre. Ne lui pose pas de questions. Roule, c’est tout. Lui qui se disait qu’il était bien content de ne pas avoir de gosse. Il regarda Annalee et se demanda si elle avait jamais mis les pieds à l’école.

« Un shérif a été tué », dit-elle.

Bon Dieu, pensa-t-il. Nom de Dieu. Tu avais raison, mon salaud. Tu aurais pu la faire taire mais tu l’as laissée parler et parler et nom de Dieu. Russell serra le volant comme s’il essayait à toutes forces de lui faire ravaler ce qu’elle venait de dire mais il n’y pouvait plus rien, c’était trop tard, et pourtant il continua à serrer et serrer. Elle aurait pu raconter n’importe quoi d’autre. Un petit ami taré ou des dettes d’argent, ou qu’elle avait kidnappé la gamine, même ça il aurait pu l’encaisser. N’importe quoi d’autre.

« J’ai entendu dire, oui.

— Ce revolver. C’est le sien. »

Puis elle s’interrompit. Plusieurs kilomètres passèrent.

« Vous pouvez nous lâcher où vous voulez, dit-elle.

— Je sais.

— Ça changera sans doute pas grand-chose de toute façon.

— J’imagine que pas mal de monde doit être à la recherche de cette arme en ce moment, dit-il.

— Dans ce cas vous comprenez pourquoi je me suis enfuie avec. Vous comprenez ce qu’on pourrait croire si on me trouvait avec.

— Je comprends.

— Et je parie que vous pensez savoir quelque chose maintenant. Mais vous savez rien du tout.

— J’ai pas dit que je savais quoi que ce soit. Je conduis. »

Ils arrivèrent près de Forest et il dit qu’il devait faire le plein. Il prit la sortie et s’arrêta dans une station-service. Maben resta immobile dans le pick-up et la petite ne se réveilla pas. Quand il eut fini il alla payer à l’intérieur et il revint avec un paquet de cigarettes neuf et de la bière. Il reprit l’autoroute, ouvrit une cannette et la coinça entre ses jambes. Puis une autre qu’il lui tendit.

« Vous m’avez pas l’air d’une tueuse, dit-il.

— C’est parce que j’en suis pas une.

— J’en ai vu pas mal. Des tueurs, je veux dire. Et pire encore. Les tueurs, c’est même pas ce qu’il y a de pire. Mais je sais de quoi ils ont l’air. Ils ont l’air d’en vouloir. Vous, vous avez pas l’air d’en vouloir.

— Je vois pas comment on peut vouloir ou pas vouloir quelque chose qu’on n’a pas fait.

— Oui. Vous avez pas tort, j’imagine. »

Il la regarda.

« Vous savez ce qu’il y a de pire, dit-il. Des tas de choses. »

Elle écarta une mèche de cheveux sur le visage de la petite fille. Caressa sa joue rose. Elle ne lui répondit pas. Ce n’était pas nécessaire. Ils roulèrent en buvant leur bière. Aux abords de Meridian elle se remit à parler. À lui expliquer ce qui s’était passé. Comment elles avaient marché et marché avec la petite jusqu’à ce relais routier et pris une chambre et l’impression qu’elles avaient eue pendant un moment de redevenir de vraies personnes. Et puis l’autre qui l’avait vue sur le parking et qui l’avait embarquée et ce qu’il l’avait obligée à faire et puis le coup de fil à ses copains pour qu’ils viennent profiter eux aussi et apparemment il comptait se mettre quelques dollars dans la poche au passage, et le moment où elle lui avait dit qu’elle avait une gosse et qu’il ne l’avait pas crue et qu’elle s’était dit que c’était la fin. Qu’ils allaient lui faire des trucs qu’elle ne voulait pas qu’ils lui fassent jusqu’à l’aube et ensuite elle atterrirait en taule et elle n’avait pas de quoi en sortir et on trouverait la fillette et on l’emmènerait et même si j’ai dit que j’aurais mieux fait de jamais l’avoir c’est pas ce que je voulais dire. Et qu’elle n’avait pas vraiment réfléchi, qu’elle avait simplement vu le revolver et qu’elle avait tiré et que c’était presque comme si ce n’était jamais arrivé et pourtant si et qu’elle savait que peu importe ce qu’elle pourrait raconter aux gens qui décidaient, personne ne la croirait devant un cadavre en uniforme. Elle parla à voix basse tout le long de son récit mais il vit bien qu’elle avait envie de hurler.

« Les saloperies, ça arrive même aux gens bien, dit-il quand elle eut terminé.

— Non. Je suis pas quelqu’un de bien, dit-elle. Mais bon Dieu, pourquoi on peut pas avoir au moins un peu de répit quand on se donne du mal. »

Les lueurs de Meridian brillaient au loin dans la nuit noire. Mais avant qu’ils aient atteint les panneaux indiquant les limites de la ville, Russell tourna sur la I-59 vers le sud.

« Je voudrais que vous me disiez quelque chose, fit-il. Ce revolver, pourquoi vous le gardez ? Ce truc pourrait vous griller pour de bon. »

Elle resta les yeux fixés sur les lumières pâles de la route.

« S’il y avait une chose au monde dont vous savez qu’elle peut vous mettre dedans, vous voudriez pas la garder à portée de main, vous ? »

Il opina. Il comprenait son point de vue, et il songea à soulever l’argument opposé mais il préféra la laisser décider elle-même de son destin.

« Vous êtes en train de rebrousser chemin, dit-elle.

— Vous m’avez pas dit de pas le faire.

— Ne nous ramenez pas là-bas.

— On est encore loin. Tôt ou tard faudra bien qu’on s’arrête.

— Je vous ai dit tout à l’heure, vous pouvez nous laisser où vous voulez.

— Il vous faut un meilleur plan que ça.

— C’est vous qui avez dit que vous pouviez nous aider. Maintenant vous savez que c’est pas si simple. Je parie que vous pensiez que je fuyais un connard qui me tabassait.

— J’espérais plutôt, on va dire.

— Ça vaut rien, ça.

— Quoi ?

— Espérer.

— Personnellement, je dirais qu’en ce qui vous concerne, vous et la petite, c’est à peu près la seule chose qui vaille. »

Ils continuèrent de rouler en silence puis aperçurent un panneau indiquant un camping non loin de la sortie suivante. Russell tourna la tête et s’apprêta à demander à Maben si elle voulait s’arrêter pour la nuit, mais elle s’était endormie, affalée sur le côté, la tête appuyée contre la vitre. Russell prit la sortie, tourna à droite et suivit l’autoroute pendant encore un bon kilomètre puis bifurqua au niveau du panneau du camping. C’était une parcelle défrichée de quelques kilomètres carrés et les emplacements consistaient en de simples lopins de terre brute entre une poignée d’arbres, avec un cercle de pierres au milieu pour faire du feu. Il traversa le site et il n’y avait presque personne. Il passa devant un vieux van Volkswagen puis un pick-up avec une caravane derrière et un vieux couple assis au coin du feu. Il s’éloigna encore un peu puis choisit un emplacement et se gara. Éteignit les phares et sortit. Le ciel était voilé de nuages et la seule lumière était celle du feu, un petit point orangé à une cinquantaine de mètres de là.

Il alluma son briquet et contourna le pick-up. Puis il passa le bras par la vitre et lui tapota l’épaule. Elle redressa la tête et se tourna vers lui et il murmura on s’est arrêtés. Au milieu de nulle part. Allez vous allonger un moment. Elle ouvrit la portière et descendit en prenant soin de ne pas déranger la petite, puis elle fit le tour du pick-up, grimpa de l’autre côté et s’allongea à côté de la fillette, les pieds dépassant de l’extrémité du siège. Russell referma à moitié la portière derrière elle et il heurta son pied et elle sursauta.

« Désolé, dit-il.

— Maben.

— Quoi ?

— Maben. Je m’appelle Maben », dit-elle en se rallongeant.

Il fit le tour jusqu’à l’arrière du pick-up et monta sur le plateau. Il avait l’intention de se coucher mais resta assis, le dos appuyé contre le hayon. Une légère brise soufflait et il regarda les libellules voler en scintillant entre les arbres. Le feu de l’autre côté du campement. Les deux silhouettes près des flammes. Elles avaient l’air grises.

Il n’avait rencontré qu’une seule Maben auparavant. Et il ne l’avait pas vraiment connue. Il savait seulement qui elle était. Il l’avait vue au tribunal au moment du délibéré, en larmes et tremblante comme si elle avait compris quelque chose, à propos du garçon qui était mort, que personne d’autre n’avait compris. Il pensa à la Maben en train de dormir dans son pick-up et il commença à réfléchir et à calculer mais c’était inutile. Elle faisait plus vieille qu’elle ne devait l’être et ça collait à peu près. Il se mit à rire, mais à peine. Il en avait assez vu au cours de sa vie pour ne plus s’étonner de grand-chose.

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