39

Le lundi matin, il fut réveillé par des coups à la porte. Il se redressa brusquement dans le lit, comme surpris par un mauvais rêve. La lumière du jour se déversait par les fenêtres et il comprit qu’il avait passé une bonne partie de la matinée à dormir. Il enfila sa chemise et son jean, sortit de sa chambre et s’approcha de la porte d’entrée à laquelle on continuait de frapper. Il écarta un pan de la bâche bleue qui recouvrait la fenêtre cassée et aperçut la voiture de patrouille du shérif garée dans l’allée. Il retourna dans la chambre, poussa du bout du pied le fusil sous le lit puis alla ouvrir.

« Salut », dit Boyd.

Russell plissa les yeux, ébloui par le soleil. Tourna la tête pour se détendre la nuque puis recula d’un pas et dit à Boyd d’entrer. Ce dernier s’avança dans le salon et fit le tour du canapé. Russell lui demanda s’il voulait un café et il dit non mais Russell alla quand même dans la cuisine en préparer. Il entendait Boyd arpenter le salon d’un pas traînant. Il laissa le café s’écouler et quand il retourna dans le salon il vit Boyd en train de feuilleter le Playboy.

« Merde alors, fit Boyd. Ça fait un bail que j’avais pas feuilleté ça… C’est moi ou elles sont mieux qu’avant ?

— Je saurais pas te dire », fit Russell.

Il jeta le magazine sur le canapé.

« T’as raison, j’imagine, une jolie fille c’est toujours une jolie fille. »

Russell se frotta les yeux. La nuque. Les avant-bras. Il avait mal partout. Il aurait pu s’allonger par terre et dormir jusqu’à la fin de la journée. Il se laissa tomber sur le canapé, tendit les jambes devant lui, et Boyd s’adossa au mur.

« Qu’est-ce que t’as ? demanda Russell. Arrête de faire comme si de rien n’était, t’es à chier à ce petit jeu-là. »

Boyd laissa échapper un petit éclat de rire nerveux.

« Je me demandais juste où t’étais passé.

— Ici.

— Pas hier. Ni samedi. »

Russell haussa les épaules.

« Ici ou là, Boyd. C’est pas bien grand ici.

— Ton paternel t’a dit que je te cherchais ?

— Dis donc, Boyd, j’ai une idée. On peut continuer à jouer au chat et à la souris pendant un moment, ou alors tu craches ta Valda. »

Boyd vint s’asseoir à l’autre bout du canapé.

« Bon, alors voilà, on a un macchabée sur les bras et une seule piste. Je te dis ce qu’on m’a dit, pas ce que je pense, moi, et d’ailleurs je devrais sans doute même pas te le dire mais je te le dis quand même. Le truc, c’est que quand t’as surgi de nulle part l’autre jour avec ce fusil dans ton pick-up, on a bien été obligés de s’intéresser à toi. Je sais que c’est pas ce fusil qu’on cherche mais le fait est que tu te balades avec un calibre 20 et je sais pas pourquoi. Ce dont je n’ai parlé à personne, soit dit en passant, sinon à l’heure qu’il est tu serais déjà dans la fourgonnette direction Parchman. Et donc voilà, je viens tirer ça au clair maintenant. J’ai dit au shérif que je voulais que ce soit moi. Pas lui. Je lui ai dit que je m’en chargeais. Et il m’a fallu trente-six heures pour te retrouver. Alors tu comprends que j’aie deux, trois questions à te poser, j’imagine. À commencer par mais où t’étais passé, bordel ? »

Russell l’écouta sans bouger d’un cil. La machine à café s’était tue. Il se leva, disparut dans la cuisine puis revint avec deux tasses.

« Puisque tu veux tout savoir, j’ai rencontré une nana à l’Armadillo. Caroline, je crois. Je sais plus. J’étais assez bourré. On a fini par aller chez elle et je te laisse deviner la suite. Ça faisait longtemps, Boyd. J’étais pas spécialement pressé de me tirer le lendemain matin. Et c’est pour ça que mon père ne savait pas où j’étais.

— Ben, mon salaud. T’as pas traîné, dis donc. Je connais des gars au bureau, ça fait deux ans qu’ils ont pas tiré leur crampe.

— J’étais là au bon endroit au bon moment, c’est tout.

— Et si je décidais d’aller vérifier, ça collerait ?

— Aucune raison que ça colle pas.

— Bon, et l’autre soir, sur les lieux du crime ?

— Je te l’ai dit, j’étais dans le coin par hasard. Je roulais. J’avais rien d’autre à faire. Tu sais comment c’est. Tu prends le volant et puis tu te retrouves au cul du monde. Onze ans, j’ai passé derrière les barreaux…

— Je sais.

— Et voilà. C’est tout ce que je peux te dire. Je suis désolé que vous soyez dans l’impasse.

— Dans l’impasse, c’est pas vraiment le mot. Si on avait retrouvé l’arme, ma main au feu qu’on finirait par conclure à un suicide. Mais on n’a rien. Le seul tout petit indice qu’on ait, c’est une bonne femme du foyer en ville qui a appelé les flics l’autre soir pour prévenir que l’une de leurs pensionnaires avait un flingue et qu’elle s’était barrée avec. Mais des conneries dans le genre, on en a tous les jours. Je suis même pas sûr que le shérif ait noté son nom. Mais si ça se trouve, on va devoir courir après celle-là aussi au bout du compte. Il voudrait éviter que tout ça nous retombe dessus mais c’est la direction que ça prend.

— Tu continues de penser que votre gars faisait des trucs qu’il aurait pas dû ?

— Vu qu’aucun incident n’avait été signalé et qu’il avait aucune raison de se trouver là-bas et que son corps est criblé de balles provenant de sa propre arme de service, j’aurais tendance à dire que oui.

— Et les autres sont du même avis ?

— La plupart. Mais bon, y a bien quelqu’un qui a appuyé sur la gâchette. Qu’il ait fait ou non des conneries, peu importe. J’imagine que t’as rien vu cette nuit-là qui mériterait d’être mentionné. Une voiture, une moto, quelque chose. »

Russell secoua la tête.

« J’aimerais pouvoir te dire le contraire. »

Boyd avala quelques gorgées de café puis posa la tasse par terre. Russell se renfonça dans le canapé. Regarda du côté de la cheminée, là où il avait posé la photo de Sarah.

« Tes fenêtres, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Boyd.

— Une tornade.

— Ton père m’a dit que les frangins sont venus t’accueillir…

— Je t’avais déjà dit la même chose.

— Ils sont sérieux à quel point, à ton avis ? »

Russell se redressa.

« Tous les deux ensemble, je sais pas. Mais j’ai comme l’impression que du côté de Larry, oui, c’est du sérieux…

— Le plus taré des deux, depuis toujours. Il a complètement pété les plombs avec sa femme, plusieurs fois. Enfin, ex-femme. Des histoires à la con. Il lui filait des dérouillées devant leur môme pour trois fois rien. Je crois qu’il a même plus le droit de les voir. Il s’est remarié avec une pépette mais paraît qu’elle est du genre volage… Moi, ce que j’en dis, à sa place je ferais gaffe…

— Larry ne m’inquiète pas trop.

— Se promener avec un calibre 20, ça tendrait plutôt à prouver le contraire…

— C’est bien pour ça que je m’inquiète pas trop. Si j’avais pas ce fusil sur moi, et s’il était pas chargé, là oui, je m’inquiéterais.

— D’accord, compris, dit Boyd en se levant. Je suis vraiment désolé d’avoir dû te poser toutes ces questions. Tu le sais.

— Je sais.

— Et tu sais que je te crois sur parole.

— Je sais, dit Russell en se levant à son tour pour lui serrer la main.

— Je suis content d’avoir revu ton père. Et je suis désolé pour ta mère.

— Merci. »

Boyd s’en alla et Russell debout à la fenêtre le regarda regagner la voiture de patrouille. Boyd s’assit derrière le volant, jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et passa une main sur le haut de son crâne légèrement dégarni. Puis il fit marche arrière et disparut.

Russell resta planté derrière la fenêtre comme un mannequin dans une boutique. Maben et la petite vont devoir partir, se dit-il. Pas d’autre solution.

Il retourna s’asseoir sur le canapé, finit son café puis alla dans la cuisine s’en resservir une tasse. Cette fois il resta debout à la fenêtre de la cuisine. De l’autre côté de la rue, une femme déroulait un tuyau d’arrosage dans son jardin, puis elle ouvrit l’eau et alors un petit garçon, tout juste en âge de courir, déboula de sous l’auvent, vêtu d’une simple couche. Il s’avança dans le jardin et quand l’eau l’éclaboussa il poussa un cri et s’enfuit en courant et il continua d’aller et venir sous le jet et de crier et sa mère riait et riait et riait.

Dieu seul sait ce qui pourrait arriver si jamais ils la trouvent chez papa, se dit-il. Ce qu’elle ira raconter pour ne pas se faire pincer. Elle a déjà tué un homme quand elle s’est retrouvée dos au mur, et je ne retournerai pas en prison. Sont tous déjà en train de me pointer du doigt alors que j’ai rien fait du tout, bon sang.

Il vida sa tasse dans l’évier et resta là un moment à regarder le gamin jouer sous le tuyau d’arrosage et il savait que la vie dure ça durait pour toujours et il était navré pour la gosse et il était navré pour Maben. Et il était navré de savoir que cette histoire ne se terminerait pas bien et il se demanda pendant combien de temps encore il lui faudrait veiller à ce que ce fusil reste chargé.


Il prit une douche puis alla chez son père voir comment elles allaient. Il descendit du pick-up, contourna la maison et les aperçut au bord de l’étang. Son père et Consuela et Annalee. Pas de Maben. La Vierge Marie, le visage illuminé de soleil. Son père lui fit signe et il s’approcha. Il lui semblait que chaque journée était un peu plus chaude et lumineuse que la précédente et le temps de les rejoindre au bord de l’étang, il était en nage. Ils portaient tous les trois une casquette de pêcheur pour se protéger du soleil, et celle de la fillette était trop grande et lui tombait sur les sourcils.

« Ça mord ? » demanda Russell.

Annalee montra le bout de son nez sous sa casquette.

« J’en ai attrapé deux. Même un qui était très gros.

— Elle a bien failli se faire emporter, dit Mitchell.

— Et toi avec, dit Consuela.

— Tiens, et moi qui me demandais quand est-ce qu’elle allait desserrer les dents, celle-là, dit Russell.

— Oh, elle sait parler. Mais elle préfère écouter, rétorqua Mitchell.

— Où est ta mère ? demanda Russell à la gamine.

— Là-haut.

— Toujours en train de dormir, je crois », dit Mitchell.

Russell les laissa, se dirigea vers la grange et gravit l’escalier. L’air conditionné avait fonctionné à plein régime toute la journée et il faisait froid dans la chambre et Maben dormait sous une couverture remontée jusqu’au menton. Russell s’assit dans un fauteuil à l’autre bout de la pièce et la regarda. Réfléchissant à ce qu’il allait bien pouvoir lui dire. À la façon dont il allait le lui dire. Dehors il entendit la petite pousser un cri de joie après avoir tiré de l’eau un autre poisson. Une demi-heure s’écoula et il resta assis sans bouger à attendre. Croisant et décroisant les jambes. Enfin elle remua. Se retourna dans le lit, puis se redressa et bâilla et s’étira, et la couverture lui tomba sur la taille. Elle scruta la pièce et vit Russell assis dans le fauteuil.

« Je suis tellement fatiguée, dit-elle.

— Ça m’étonne pas.

— Tellement fatiguée que je peux plus rien faire. Ça vous est déjà arrivé d’être fatigué comme ça ?

— Parfois.

— Où est Annalee ?

— À l’étang.

— Avec qui ?

— Mon père et Consuela. »

Elle s’étira de nouveau. Bâilla de nouveau.

« Pourquoi vous ne m’avez pas raconté ce qui s’est passé au foyer ? » demanda-t-il.

Elle se passa la langue sur les lèvres. Sèches et gercées.

« Comment vous savez ?

— Par un ami. Un policier. Il est passé me voir ce matin.

— Pourquoi ?

— Je roulais dans le coin ce soir-là. Alors ils se sont dit qu’ils avaient quelques questions à me poser. Paraît qu’ils n’ont aucune piste. Mais la dame du foyer aurait appelé les flics pour leur parler d’une femme qui s’était enfuie avec une arme.

— Ils n’ont aucune piste ?

— Aucune. Pour l’instant en tout cas. Et ils vont peut-être bien s’intéresser à vous de plus près si jamais ils trouvent rien d’autre. Vous leur avez raconté quoi au foyer ?

— Je leur ai dit Maben et puis j’ai inventé un nom de famille, et tout le reste, tout ce qu’ils m’ont demandé d’autre, j’ai inventé. »

Russell se gratta le menton.

« Vous en pensez quoi ? demanda-t-elle.

— Sans doute la même chose que vous. »

Il sortit de sa poche de poitrine une cigarette et un briquet. Elle se leva du lit et il lui en offrit une. Elle alla à la fenêtre et regarda Annalee. Debout au bord de l’étang, un poisson-chat qui gigotait au bout de sa ligne et le vieux qui essayait de le décrocher de l’hameçon.

« Y a beaucoup de poissons là-dedans ? demanda Maben.

— Des tonnes.

— J’ai l’impression que ça lui plaît.

— C’est beaucoup plus marrant quand on attrape quelque chose. »

Elle tourna le dos à la fenêtre.

« Vous voulez qu’on parte quand ?

— Je ne veux pas que vous partiez, dit-il. Mais vous allez devoir. »

Elle revint s’asseoir au bord du lit.

« Je vous emmènerai où vous voulez », dit-il.

Elle commença à acquiescer. Pas seulement en hochant la tête mais de tout son corps, oscillant d’avant en arrière. À un rythme régulier. Les yeux dans le vague, comme si elle regardait de l’autre côté d’un canyon, loin, très loin de là.

« Je suis tellement fatiguée », répéta-t-elle en continuant de se balancer.

Sa cigarette se consumait toute seule en un long cylindre de cendre prêt à tomber à tout moment.

« Ils ont pas de piste et ils ont pas le flingue. Vous serez pas obligée de faire profil bas pendant très longtemps. Mais je peux pas vous laisser rester ici, vu comme ils m’ont à l’œil. »

Ses mots n’avaient pas grand sens, ni pour lui ni pour elle. Presque comme s’il ne les avait pas prononcés. La cendre de la cigarette de Maben finit par tomber sur son pied nu et elle arrêta de se balancer. Son regard lointain se dissipa. Elle se tourna vers lui. S’essuya le front du plat de la main. Se remit à fumer sa cigarette. Puis se tourna sur le côté et tendit le bras derrière elle pour l’éteindre dans un cendrier sur la table de chevet.

« J’ai failli partir cette nuit. J’aurais probablement dû.

— Non, probablement pas. Commencez pas à vous balader n’importe où sans rien. C’est comme ça que vous vous êtes retrouvée dans cette situation.

— C’est comme ça que je me retrouve partout de toute façon, dit-elle. C’est juste que je ne voulais pas la laisser, mais je sais pas trop combien de temps elle va encore tenir.

— Vous n’avez vraiment nulle part où aller ? »

Elle secoua la tête.

« Si c’était le cas j’y serais déjà. »

Dehors, ils entendirent la petite pousser un nouveau cri de joie.

« Peut-être qu’elle pourrait…, commença Maben.

— Peut-être qu’elle pourrait, dit Russell.

— Histoire qu’elle se repose un peu. Qu’elle mange un peu.

— Comme vous voulez. »

Maben s’allongea sur le lit. Leva les mains vers le plafond. Suivit des deux index le contour du ventilateur, traçant des petits cercles dans l’air. Puis elle s’arrêta, laissa retomber ses bras en croix.

« Je sais pas si elle peut tenir encore longtemps comme ça, répéta-t-elle.

— Ça ira. Une semaine ou deux et puis vous reviendrez et peut-être que vous pourrez repartir de zéro.

— Je l’ai déjà entendue, celle-là », dit-elle en se tournant sur le côté.

Elle ferma les yeux.

« Dormez autant que vous voulez », lui dit-il. Il partit et elle remonta la couverture sur elle et elle ferma les yeux et elle écouta les éclats de voix de la petite fille chaque fois qu’elle pêchait un poisson. Cette voix qui semblait sautiller dans le silence de la campagne et c’était le son du bonheur et en l’écoutant Maben n’était pas sûre que ça puisse vraiment être la voix de quelque chose qui lui appartenait.

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