C’était l’une de ces petites bourgades pittoresques du Sud qui auraient pu servir ou avaient peut-être déjà servi de décor de cinéma. Des grandes maisons victoriennes. Des magnolias majestueux. Des réverbères fin de siècle. Des églises dont la flèche transperçait les nuages. Il passa devant un alignement de bicoques étroites. Une bleue, puis une jaune, puis une rose, puis une blanche. Il continua sur l’autoroute jusqu’au centre-ville puis tourna à gauche sur Jefferson Street et passa devant la mairie. Au bout de la rue se dressait le tribunal, il tourna à droite et continua trois rues plus loin jusqu’au sommet d’une petite colline derrière la mairie, d’où les riverains pouvaient apercevoir toute la ville de leur jardin. Il avait mémorisé l’adresse et roula lentement sur Washington Avenue à la recherche du numéro 722. Il trouva la maison au coin de la rue, une bouche d’incendie rutilante au bord du trottoir. Il se gara en face.
C’était une petite maison bleue au toit en pente. Une fenêtre en arceau à l’étage qui ressemblait à un balconnet. Des volets bordeaux. Il y avait deux cheminées et un porche qui courait tout le long de la façade avant puis tournait au coin de la maison pour rejoindre la palissade sur le côté droit. Une allée en brique menait du trottoir au perron, puis aux marches en brique avec des pots en terre cuite posés sur chacune d’elles, d’où dépassaient des pétales jaunes et blancs. Au pied des marches, un petit chariot rouge couché sur le côté. Des meubles en rotin sur le porche et des verres vides sur la table. Deux voitures étaient garées dans la rue qui longeait la maison. L’une était noire et massive, quatre portières, l’autre brillante, les feux arrière ronds. Devant la maison, un ballon de foot et une batte de base-ball. Un toboggan en plastique, aux dimensions d’un enfant.
Tous les signes extérieurs du bonheur.
Il redémarra et roula dans la nuit en pensant à sa vie. À la facilité avec laquelle il en était arrivé là. J’étais ivre, j’ai renversé quelqu’un. Et voilà. Il avait écouté avec stupéfaction les histoires des autres détenus. Les situations impossibles dans lesquelles ils s’étaient empêtrés. Les occasions qu’ils avaient eues de se remettre dans le droit chemin, et puis les choses qui avaient mal tourné pour finir, et à les entendre c’était toujours la faute des autres. Son histoire à lui était différente. J’étais ivre et j’ai renversé quelqu’un. Le scénario le plus basique qu’on puisse imaginer. Il pensait à elle maintenant comme il avait si souvent pensé à elle. Dormant dans des draps soyeux. Dormant d’un sommeil paisible et silencieux, ou se retournant parfois et le cherchant à ses côtés. C’était peut-être arrivé dans le passé, mais à présent il n’arrivait plus à se le représenter. Pas après avoir vu cette maison. Ces jouets dans le jardin. Il l’imaginait endormie et ses rêves étaient peuplés de châteaux de sable et de gâteaux d’anniversaire et de soirées entre amis, tandis que ses rêves à lui ne fourmillaient que de grenades explosives. De choses qu’il ne voulait plus voir. De choses qu’il aurait voulu pouvoir oublier.
De retour à McComb, il roula sur Delaware Avenue, sereine et illuminée par les réverbères. Deux voitures de police étaient garées côte à côte sur le parking d’une boutique de prêteur sur gages, les vitres baissées, les flics en grande conversation. Il passa devant les magasins, les stations-service, et il se rapprocha du centre-ville, où les rues pullulaient d’églises, et il ralentit en arrivant aux abords de la première église méthodiste, avec ses grandes arches et ses marches en brique et sa flèche de bois qui projetait une ombre majestueuse dans la rue l’après-midi. Il n’avait pas dédaigné l’Église ni le Seigneur, dans le temps ; avec sa mère et son père, il allait à la messe tous les dimanches matin. Son père le déposait au catéchisme, puis il s’asseyait à côté de sa mère sur le septième banc dans l’allée de droite en attendant que son père les rejoigne dans la sacristie pour le début de l’office. Sa mère, jambes croisées, sa Bible posée sur les genoux, avec liza gaines inscrit en bas à droite sur la couverture. Son père, à côté d’elle, vêtu de son costume noir qui allait avec toutes ses cravates, et quand Russell remuait d’impatience sur le banc, Mitchell tendait un bras derrière le dos de sa femme et lui pinçait l’oreille en le regardant d’un air sévère. Alors Russell se décalait et venait s’asseoir entre sa mère et son père. Sa mère sortait un stylo de son sac à main et le laissait dessiner sur le programme de la messe du jour. Ça l’occupait pendant la durée de l’homélie, puis tout le monde se levait et se mettait à chanter et le prêtre dressé devant la chaire demandait aux âmes de sa paroisse de s’avancer et parfois l’un d’eux y allait mais la plupart du temps non, et puis ils sortaient de l’église et son père serrait la main du prêtre et des doyens, et ensuite ils rentraient à la maison et mangeaient un plat en sauce.
Il ralentit et se gara devant ces marches en brique. Puis il sortit, fit le tour du pick-up et s’adossa à la portière côté passager. Il leva les yeux vers la flèche de l’église qui se perdait dans le noir du ciel nocturne.
En taule, il avait essayé de s’y remettre. La chapelle de la prison était remplie de rangées de chaises pliantes en métal et la chaire était prolongée par une estrade sur laquelle se trouvaient d’autres chaises, pour le jeune homme aux yeux clairs venu de l’église du coin qui dirigeait la chorale et le prêtre et deux gardiens. Le prêtre changeait tous les mois, parfois un intervenant issu d’une paroisse des environs, parfois un évangéliste itinérant, parfois encore un jeune théologien frais émoulu du séminaire de La Nouvelle-Orléans. Mais il ne s’était jamais fait à l’idée de se retrouver assis à côté de ces hommes qui chantaient des hymnes d’amour et de miséricorde, conscient des crimes dont ils étaient coupables et conscients qu’ils venaient là trouver la rédemption. Profiter de la grâce qui leur était offerte alors que ceux à qui ils avaient fait offense passaient sans doute des nuits blanches à faire les cent pas sur leur moquette élimée ou à fouiller dans l’armoire à pharmacie en quête des pilules qui les aideraient peut-être à trouver le sommeil. Il n’aimait pas le moment où ces hommes se levaient et venaient se placer derrière le pupitre pour livrer leur témoignage. C’était toujours la même histoire. Oui, j’ai violé. Oui, j’ai ôté la vie. Oui, j’ai volé. Oui, j’ai levé la main sur mon frère humain. Mais aujourd’hui j’ai trouvé l’amour du Seigneur. Aujourd’hui je vois la lumière. Aujourd’hui je suis sauvé, et cetera, et cetera, sous un déluge d’amen et d’alléluia et de loué soit le Seigneur, au point que Russell ne put bientôt plus le supporter et laissa tomber. Il ne pensait pas que ça marchait comme ça, et si ça marchait comme ça, alors c’était que quelque chose ne tournait pas rond.
Un jour, il avait demandé au prêtre s’il était réellement possible à son avis que ces hommes entrent au royaume des cieux si leur repentir était sincère.
« Si je ne pensais pas que c’était possible, je ne serais pas là », avait répliqué le prêtre.
C’était un pasteur baptiste à la retraite. Il boitait et il avait une barbe blanche et des lunettes à monture noire, et Russell devinait au ton de sa voix qu’il avait entendu toutes les histoires possibles et imaginables de la bouche des pécheurs.
« Et vous pensez que c’est juste ? » avait demandé Russell, prêt à dégainer cette deuxième question parce qu’il savait d’avance ce que répondrait le prêtre à la première.
Le prêtre ôta ses lunettes et les essuya avec le bout de sa cravate. Puis il les leva pour les inspecter à la lumière avant de les remettre.
« Qu’entendez-vous par “juste”, mon fils ? Ce qui est juste à mes yeux, ou ce qui est juste aux vôtres, ou à ceux de ce gardien de prison là-bas ?
— Vous savez très bien ce que je veux dire, fit Russell.
— Oui, répondit le prêtre. Je sais ce que vous voulez dire. »
Puis il croisa les bras et regarda Russell droit dans les yeux. Russell attendit. Le prêtre poussa un long soupir.
« Moi non plus, je ne trouve pas ça juste, dit Russell.
— Mais peu importe ce que vous ou moi trouvons juste, rétorqua le prêtre. La seule chose qui compte, c’est ce qui est juste aux yeux du Seigneur. Il laisse la porte ouverte. À tout le monde. »
Russell lui montra du doigt un détenu qui quittait la chapelle.
« Vous voyez ce type ? » demanda-t-il.
Le prêtre se retourna et regarda.
« Ce type, continua Russell, a battu sa grand-mère à mort parce qu’elle refusait de lui dire où étaient les clés de sa voiture.
— Je sais », dit le prêtre.
Puis Russell lui désigna un autre détenu.
« Celui-là, il a violé son petit frère pendant cinq ans. »
Le prêtre hocha de nouveau la tête.
« Son petit frère, répéta Russell.
— J’avais compris. »
Russell s’apprêtait à lui montrer un troisième exemple, mais le prêtre l’interrompit d’une main levée.
« Et vous, qu’avez-vous fait ?
— Une putain de connerie, répondit-il. Mais je ne voulais pas. Eux, si.
— Je ne mets pas votre parole en doute.
— C’est plus compliqué que ce que vous avez l’air de croire.
— Compliqué à nos yeux. Mais pour Lui, c’est très simple. Voyez Matthieu. Vous suivez ou vous ne suivez pas. Je vous connaîtrai ou je ne vous connaîtrai pas. La ligne à suivre est droite.
— Et à vous entendre il y a des échelons le long de cette ligne. Ou des tunnels en dessous.
— Il y a la grâce. Des échelons, un tunnel, appelez ça comme vous voulez. Mais je ne saisis pas bien ce que vous cherchez. Je ne sais pas si vous êtes en train d’essayer de vous justifier en condamnant ces hommes ou si vous voulez me faire dire que vous êtes différent d’eux. De toute façon, tout ce que je pourrais dire n’importe guère. »
Le gardien avait alors donné un coup de sifflet et Russell était sorti de la chapelle avec le reste de ses codétenus. Il n’était jamais revenu. Il avait passé de nombreuses nuits à réfléchir aux paroles du prêtre. Le pardon est là si vous le voulez. Peu importe ce que vous avez fait. Il y avait quelque chose de bizarre là-dedans. Il fallait bien qu’il y ait un point de non-retour. Des choses qu’on ne pouvait pas réparer. Il avait côtoyé les pires spécimens d’humanité et il aurait voulu qu’ils soient punis de leurs crimes afin de pouvoir se sentir différent d’eux.
Il détacha son regard de la flèche et monta les marches de l’église. Se demanda si le vieux prêtre était encore de ce monde. S’il aidait toujours ces types-là à revenir dans le droit chemin.
Ce soir-là, il avait bu plus que d’habitude sans raison particulière, sinon que c’était l’un de ces vendredis soir torrides du Mississippi où vous venez de toucher votre paye et il y a dans votre vie une fille bien qui vous aime et vous recevez cinq sur cinq cette radio de La Nouvelle-Orléans qui passe des vieux blues, ces voix brisées qui chantent la poisse et les femmes insatiables et les p’tits coqs rouges et les allées et venues furtives par la porte de derrière. L’un de ces soirs où la lumière s’attarde et repousse sans cesse la nuit et tant qu’il y a de l’essence dans les pompes des stations on se dit que ce serait trop bête de ne pas la faire flamber. Plus d’une fois par la suite il s’était dit qu’il aurait mieux valu qu’il y ait une raison. Quelque chose qui l’aurait provoqué, poussé, énervé, bousculé, quelque chose qui aurait pu expliquer qu’il ait tellement bu. Plus d’une fois il aurait voulu pouvoir pointer du doigt et désigner un autre coupable. Mais il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même.
Il partit du travail plus tôt ce vendredi après-midi-là. Jour de paye. Encaissa son chèque, en laissa une partie à la banque, mit l’autre dans sa poche, et se rendit dans une maison des quartiers est de la ville, où son père lui avait demandé d’aller s’occuper d’un problème. Arriva, frappa à la porte, et une femme lui ouvrit, un bébé calé sur la hanche et un autre gosse accroché à sa jambe, le fit entrer et l’emmena dans la cuisine où elle lui montra la fuite. Il ressortit pour aller prendre sa caisse à outils dans le pick-up, retourna à l’intérieur, se glissa sous l’évier et le répara. Puis elle l’emmena dans la salle de bains, appuya sur l’interrupteur, pas de lumière, il lui demanda si elle avait songé à changer l’ampoule, et elle fit basculer le bébé sur son autre hanche et déguerpir l’autre gamin qui lui collait aux basques et elle lui dit j’ai l’air d’une débile ou quoi. Non non, pas du tout, répondit-il, et il prit un tournevis, démonta l’interrupteur, tira sur les fils électriques, et comme souvent dans ces vieilles baraques que son père avait retapées, il y avait un fil mal connecté, et il le remit en place, appuya sur l’interrupteur et la lumière fut.
Il lui demanda s’il y avait autre chose et elle dit non, alors il reprit sa caisse à outils et partit. S’arrêta à une station-service, fit le plein, et il s’apprêtait à acheter quelques bières quand tout à coup cette sensation le submergea. Cette sensation qui vous dit qu’on est vendredi soir, qu’on n’a rien à faire demain et que c’est une fichue belle soirée. Et la bière ne conviendrait pas à la circonstance, alors il s’arrêta au débit de boissons et s’acheta une petite bouteille de bourbon. Old Charter. Huit ans d’âge. Le même genre de bouteille que son père planquait dans le placard au-dessus de la cuisinière. Puis il se rendit chez Sarah et elle était là, avec sa mère et sa demoiselle d’honneur. En train de planifier. Elle ne faisait plus que ça ces derniers temps, planifier. Plus que quelques semaines. Ils discutèrent un moment, puis il l’embrassa et elle lui demanda s’il voulait bien prendre sa voiture et faire vérifier l’huile demain et il dit d’accord, pas de problème. Prit la bouteille de bourbon dans le pick-up, s’installa au volant de la voiture de Sarah et recula le siège conducteur au maximum. Fit un saut à l’épicerie, prit un gobelet en plastique géant rempli de Coca, en versa un tiers à côté, puis ouvrit l’Old Charter et redémarra. Prit l’autoroute pour aller chez JC. Des pick-up et quelques motos sur le parking en gravier. La porte ouverte sur la salle de billard, de la musique à l’intérieur, et il prit sa bouteille parce que JC ne vendait que de la bière. Deux types barbus et tatoués à une table, deux autres en bleu de travail à une autre, et JC assis derrière le bar en train de lire son journal. Le petit homme au visage ridé leva les yeux et dit salut à Russell, et quand il avisa la bouteille dans une main et le gobelet géant dans l’autre, il ouvrit la glacière et posa deux cannettes de Coca sur le comptoir. Russell s’installa au bar et resta à discuter avec JC en regardant la partie de billard. Des clients partirent, d’autres arrivèrent, et deux heures passèrent et dehors il faisait presque nuit. La bouteille bien attaquée maintenant. Il dit au revoir à JC, salua d’un signe de tête quelques types qu’il connaissait puis sortit du bar et remonta dans la voiture de Sarah. Bien dans sa tête, la nuit, sa vie. Il roulait et se sentait bien. Ne pouvait pas s’empêcher de se sentir bien. Il s’arrêta pour pisser sur le bas-côté de la route et vit des lucioles dans le champ. Des centaines de lucioles. Alors il s’assit sur le capot de la voiture et les regarda pendant un moment.
Puis il dut repartir en ville se réapprovisionner en Coca et en glaçons et il tomba sur une ancienne petite amie au magasin et elle plaisanta, lui dit que le savoir bientôt marié, c’était vraiment la fin de tout, et il lui dit qu’il n’avait pas entendu beaucoup de femmes parler comme ça, mais qu’après tout il savait bien qu’elle n’était pas comme les autres. Elle dit ça t’as raison, Russell. T’es tout seul ? Oui, à part ma demi-bouteille de bourbon et elle dit tu veux de la compagnie. Il dit je croyais que t’avais dit que c’était la fin de tout. Elle dit t’es pas encore marié que je sache et il sourit et dit t’as pas besoin de moi. La nuit est jeune. Elle dit la nuit est toujours jeune et elle lui donna une petite tape sur les fesses et elle monta dans la voiture avec lui et ils vidèrent la bouteille ensemble et roulèrent dans les rues du quartier derrière Delaware. Elle lui mordilla l’oreille et glissa une main sous sa chemise et il lui fit pareil tout en essayant de continuer à rouler droit. Elle posa la main sur sa ceinture et il dit fais pas ça et il retourna à l’épicerie. Elle l’embrassa dans le cou, reprit sa voiture et s’en alla, et lui aussi. Pas loin de minuit à présent et les rues étaient désertes. Il avait bu plus qu’il n’en avait l’intention au départ mais continua à rouler et à chanter de temps en temps en chœur avec la radio et il s’arrêta à un panneau stop sans trop savoir quelle direction prendre. Puis repartit, s’arrêtant à un autre panneau et ne sachant toujours pas où aller. Les yeux qui avaient un temps de retard quand il tournait la tête. Une biche traversa la route juste devant lui et il l’évita d’un coup de volant, le gobelet se répandit sur ses genoux, et il s’arrêta. Sortit de la voiture, essuya son pantalon avec des mouchoirs en papier qu’il avait trouvés dans la boîte à gants. Remplit le gobelet, se remit au volant et repartit en tripotant les boutons de la radio et monta sur la colline et prit de la vitesse dans la descente et ne vit pas le pick-up garé tous feux éteints sur le pont.
La fin, songea-t-il. Avant de se reprendre.
Le début.
Il redescendit les marches de l’église et la fatigue lui tomba dessus alors que les cloches sonnaient, annonçant cinq heures du matin. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’aller se coucher. Quelques pâtés de maisons plus loin, il tourna dans sa rue et aperçut le pick-up stationné devant chez lui.
Les fils de pute, murmura-t-il.
Il alla se garer au bout de la rue, attrapa le fusil derrière le siège et se dirigea vers la maison. La lumière était allumée dans le salon. Russell s’avança lentement vers la porte, légèrement entrouverte. Il la poussa avec le canon de son arme et vit Larry debout devant la cheminée, la photo de Sarah à la main.
Larry le regarda et brandit le cadre.
« Très touchant. »
Russell entra, le canon du fusil vers le sol.
« Tire-toi. »
Larry reposa la photo. La remit bien en place sur le manteau de la cheminée. Puis la rajusta.
« Je dors pas beaucoup, dit-il en tournant la tête vers Russell.
— Et ?
— Rien, c’était juste pour dire. Je dors pas beaucoup. J’ai pas l’intention d’aller me coucher.
— Moi non plus.
— J’imagine que tu sais qu’elle est casée de chez casée, dit Larry en désignant du pouce la photo de Sarah. Dommage. C’était une sacrée chaudasse. Enfin d’après ce qu’on m’a dit. Les femmes, faut bien qu’elles se démerdent quand leur gars est plus là. »
Russell leva son fusil et le braqua sur Larry.
« Je t’ai dit de foutre le camp.
— Je l’ai vue pratiquement à poil une fois en ville. En train de danser, ivre, et c’était chaud bouillant. Y a un mec qu’a commencé à la serrer sur la piste de danse et deux secondes plus tard elle était en soutif. La jupe relevée. Et lui qui la pelotait de partout.
— Il est où, ton connard de frère ?
— Je crois même que je lui ai glissé un billet de cinq dans la culotte. Chouette spectacle. »
Larry reprit le cadre et frotta la photo contre son entrejambe.
« Vas-y, ma belle, oui, comme ça, dit-il en souriant et en lançant un clin d’œil à Russell.
— Montre-toi, dit Russell. Je sais que t’es là. »
Walt sortit de la cuisine et s’avança dans le salon. Une bière dans une main et dans l’autre un fascicule tiré du dossier de réinsertion.
« Redevenir un bon citoyen, lut-il à voix haute. Comment devenir un membre exemplaire de la communauté. »
Walt montra le fascicule à Larry, qui éclata de rire.
« J’ai comme l’impression que ça va pas être si simple, dit-il.
— Y a tout un dossier là-bas, dit Walt. Faut croire qu’ils s’attendent pas à le revoir de sitôt.
— Je serais eux, j’en serais pas si sûr. Tôt ou tard, il refera une connerie.
— Obligé.
— Un tout petit dérapage de rien du tout, et hop.
— Rien qu’un seul.
— Tirer sur quelqu’un, par exemple. Ça, ce serait vraiment trop bête. »
Russell braqua de nouveau son fusil sur Larry, puis épela le mot effraction à voix haute. Lentement, une lettre à la fois.
« Ça prend qu’un f, dit Walt.
— Non, deux, dit Larry.
— Un seul.
— Deux, je te dis.
— Et moi je te dis un seul.
— Tu veux qu’il recommence ?
— Fermez-la et tirez-vous de chez moi, dit Russell.
— Tiens, Walt. T’en veux un bout ? dit Larry en tendant la photo à son frère.
— Non merci, dit Walt. Déjà fait.
— J’ai dit foutez-moi le camp, répéta Russell.
— Ah non, c’est pas exactement ce que t’as dit, rétorqua Walt.
— T’as l’air d’une pédale avec ta barbe, dit Larry. Pas vrai, Walt ?
— Carrément.
— Pose cette photo. »
Larry laissa tomber le cadre par terre et l’écrasa sous son talon. Walt leva sa bouteille, finit la bière, puis la balança vers Russell, mais il était ivre mort et Russell ne bougea pas d’un iota tandis que la bouteille allait se fracasser contre le mur derrière lui. Walt fourra le fascicule dans sa poche arrière.
« Notre ami a un fusil, dit Larry.
— C’est pas équitable, dit Walt.
— Pour le moment.
— C’est vrai que nous aussi on pourrait en dégoter un…
— Où t’as trouvé ça ? dit Larry. Ça faisait partie de ton paquetage quand ils t’ont raccompagné à la porte ? Ou c’est un cadeau de ton papa ?
— Je vais compter jusqu’à trois, et ensuite l’un de vous deux n’aura plus qu’un seul pied, dit Russell en calant son fusil contre son épaule et en visant les pieds de Larry.
— D’accord, dit Larry. Allez, viens, Walt. Y a plus qu’à revenir demain.
— Un, commença à compter Russell.
— Elle est où, ta nana ? Celle avec qui t’étais à l’Armadillo ?
— Deux.
— Tu vois ? On t’a à l’œil, petit, dit Larry. On sait où t’es. Avec qui. »
Walt attrapa son frère par le bras, les yeux un peu plus écarquillés que ceux de Larry à la vue du fusil braqué sur eux. Ils s’écartèrent de la cheminée, passèrent devant le canapé et se rapprochèrent de la porte. Russell tourna autour d’eux. Walt sortit le premier, puis Larry s’arrêta sur le seuil.
« Je te conseille de pas trop t’en éloigner. »
Larry sortit, et Russell continua de pointer son fusil sur la porte jusqu’à ce qu’il entende le moteur tourner puis le véhicule s’en aller. Une fois certain qu’ils étaient loin, il posa son arme dans un coin, sortit de la maison et remonta dans son pick-up. Il revint le garer sous l’auvent, rentra et ramassa les débris de verre et les morceaux de bois du cadre. Puis il prit la photo de Sarah, la déchira deux fois, alla la jeter dans les toilettes et tira la chasse. Puis se regarda dans la glace. La barbe grisonnante. La cicatrice. Les yeux qui semblaient ceux d’un inconnu.
Il resta un moment sidéré face à son reflet, puis saisi de rage il donna un coup de tête dans le miroir, qui se brisa et lui entailla le front. Il sentit le sang couler sur l’arête de son nez, ses lèvres, et il pencha la tête pour le laisser goutter sur les éclats de miroir tombés dans le lavabo. Il porta la main à son front et retira un petit morceau de verre enfoncé dans la plaie. Puis il roula en boule quelques feuilles de papier toilette qu’il garda appuyées contre son front en sortant pour remonter dans son pick-up et il alla acheter des pansements à la station-service ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Assis derrière le volant, il essuya sa blessure, mit un pansement, puis il retourna dans la boutique et acheta un carnet et un stylo. Le ciel avait commencé à pâlir à l’est et le soleil se lèverait bientôt à l’horizon mais il n’allait pas s’arrêter maintenant.
Il reprit la route de Magnolia. Le corps toujours endolori après l’algarade et lesté par l’alcool. Il roulait vite, espérant que l’aube attende qu’il ait fait ce qu’il avait à faire. Dix minutes plus tard, il arrivait en vue de la maison de Sarah. Il resta assis derrière le volant, regarda, guetta une lumière. Du mouvement. Quand il fut certain que rien ne bougeait dans la maison, il griffonna un mot sur le petit carnet. Puis il sortit du pick-up et alla furtivement glisser son message dans la fente cuivrée de la boîte aux lettres encastrée dans la vieille porte. Puis il reprit le volant, partit et regretta aussitôt son geste, mais il était trop tard.
D’un côté de la feuille, il avait inscrit son adresse.
De l’autre : Bonne ou mauvaise idée, je voulais juste te dire que j’étais revenu. Russell.
Il rentra chez lui, alla dans la chambre et se laissa tomber tout habillé sur le lit. Juste avant le lever du jour. Le fusil à portée de main, comme un compagnon fidèle. Le trajet en car, la pêche, et la fille du bar, et la bière, et les frères, tout se mélangeait et le submergeait et le faisait basculer dans le sommeil, même si la seule idée de fermer les yeux lui répugnait. Conscient que le monde le tenait encore à la gorge.