Il se réveilla aux premières lueurs du jour, dévoré par les moustiques et tenant à peine sur ses jambes après ces quelques heures de sommeil sur le plateau gondolé du pick-up. Il fit le tour du campement, s’étirant, levant les bras vers le ciel, se contorsionnant, essayant de se défroisser. Le van Volkswagen était parti et le vieux couple était toujours là, toujours assis sur les mêmes chaises devant le même cercle de pierres que la veille, comme s’ils n’avaient pas bougé de toute la nuit. Russell leur adressa un signe de la main et le vieux leva sa tasse en étain en guise de réponse. Maben et Annalee dormaient. Il ne les réveilla pas. Il alluma une cigarette et continua de marcher. L’air semblait empli de fumée à cette heure matinale et il arriva au bord d’une petite crique à peine plus large qu’un pas de porte et il s’agenouilla et plongea la main dans l’eau glacée de la source qui s’y écoulait. Le chèvrefeuille grimpait jusque dans un bosquet de pins et son parfum suave lui donna soudain soif et il se passa la langue sur les lèvres. Il mit ses mains en coupe et y recueillit un peu d’eau qu’il porta à sa bouche.
Bon. Et si c’était bien elle ? Et après ?
Voilà ce qu’il avait passé la nuit à se répéter. Et après ? Je ne lui dois rien. Je ne dois rien à Larry et Walt. J’ai déconné, j’ai payé, et c’est tout. La seule personne envers qui j’aie une dette, c’est ce gamin mort, et pour ça je paierai bien assez vite. Ça viendra pour moi comme ça viendra pour tout le monde. Et quand ce moment sera venu, je me présenterai à la barre et je serai de nouveau jugé et je paierai de nouveau si je dois encore quelque chose. Mais ici-bas je ne dois rien à personne. À personne.
C’était facile de penser aux frères en ces termes. Maben et la fillette, c’était différent. Elle avait quelque chose de spécial. Son allure. L’allure d’une femme habituée à se faire bousculer sans cesse, et qui s’accrochait à cette petite fille et avait tué cet homme parce qu’elle n’en pouvait plus. C’est du moins ce qu’elle lui avait raconté et sans trop savoir pourquoi il l’avait crue. Il espérait que c’était vrai. Il ne voulait pas passer pour une dupe. Mais sa main tremblait sur la crosse de ce revolver, elle tremblait tellement qu’il avait réussi sans la moindre difficulté à s’en emparer comme s’il s’agissait d’un simple brin de paille. Elle ne tenait pas cette arme comme quelqu’un qui a l’intention de tirer. Il croyait comprendre ce qu’elle ressentait et non je ne lui dois rien mais merde. Elle avait raison. Ils ne la croiraient pas. Ils lui prendraient la petite. Et elle finirait par atterrir dans le même genre d’endroit que celui qu’elle fuyait. Elle avait raison.
Il lui avait dit qu’il pouvait l’aider, mais il se trompait. Il ne voyait pas comment elle pourrait s’en sortir si jamais ils retrouvaient ce revolver. Il ne voyait pas comment elle pourrait s’en sortir si quelqu’un ne leur tendait pas la main à toutes les deux. Il se souvint de ses premiers jours derrière les barreaux, seul et terrifié et isolé et confus et s’attendant à tout moment à se faire agresser. L’expression de son visage à l’époque devait être la même que celle de Maben aujourd’hui. Quand il finit par se relever, s’essuyant les mains sur son pantalon, il s’était résigné à l’idée de jouer son rôle de gentil imbécile, et il repartit vers le pick-up, derrière les vitres duquel il aperçut leurs têtes.
Il tapota contre la vitre et ouvrit la portière. Elles avaient toutes les deux la joue en sueur du côté où elles s’étaient allongées. Annalee se frotta les yeux et dit qu’elle avait envie de faire pipi et Maben sortit avec elle et l’emmena dans les bois. Russell grimpa derrière le volant. Le réservoir était quasi plein, sans doute assez en tout cas pour les ramener jusqu’à McComb. Il n’avait qu’à reprendre la route et ne pas s’arrêter, et si jamais elles voulaient descendre, il faudrait qu’elles sautent. Il tourna la tête du côté du vieux couple. Ils avaient fait du feu et la femme tenait une poêle à la main. Russell descendit de voiture et se dirigea vers eux, les salua, et le vieux lui répondit en soulevant légèrement le bord de son chapeau. Le cou hérissé par un rasage approximatif, chemise à manches longues boutonnée jusqu’au col. Elle portait un pull, cheveux gris serrés par un filet. Un gant de travail enfilé sur la main qui tenait la poêle, elle faisait frire des œufs au-dessus du feu.
« Ça sent bon, dit Russell.
— J’ai pas d’argent, dit le vieux.
— On n’a rien, dit la vieille.
— Je demande rien.
— Ma femme sait tirer.
— Tirer quoi ?
— Tout ce qui bouge. Et jamais à côté.
— Si je vous voulais du mal, vous croyez pas que j’aurais plutôt choisi de venir au milieu de la nuit ?
— Je veillais, dit la vieille.
— Moi aussi, dit le vieux.
— Tout ce que je voudrais, c’est un peu à manger. Pour la petite là-bas. Faut qu’elle se mette quelque chose dans le ventre avant qu’on reparte.
— On n’a pas assez », rétorqua la vieille d’un ton sec.
Russell tourna la tête vers la table en aluminium à côté de leur pick-up, sur laquelle étaient posés un pain de mie et une motte de beurre. Juste à côté, une casserole avec une espèce de ragoût à l’intérieur au-dessus duquel bourdonnaient quelques mouches. Un rouleau de Sopalin, des assiettes en carton et une bouteille de bière.
« Et le pain là-bas, demanda Russell, je pourrais vous en prendre quelques tranches ?
— On n’en a pas assez, répéta la vieille.
— Vous êtes sûrement un kidnappeur, fit le vieux. C’est ce que j’ai dit à ma femme hier soir. Ça, ça doit être un kidnappeur. Une femme, une fillette, rien à manger, pas de tente, rien de rien. Un kidnapping.
— Je ne suis pas un kidnappeur. Je suis quelqu’un qui dirait pas non à quelques tranches de pain beurré.
— On n’en a pas assez. »
Russell sortit un billet de cinq dollars de la poche arrière de son pantalon et le posa sur la table. Puis il ouvrit le sachet de pain, en préleva cinq tranches et les beurra avec un couteau en plastique tandis que la vieille se dressait devant le feu et se mettait à crier sur Russell en le pointant du doigt puis à crier sur le vieux et à lui dire de se lever et de faire quelque chose mais le vieux ne bougea pas d’un iota sur sa chaise. Russell déchira un morceau de Sopalin pour envelopper le pain et leur dit que leur ragoût sentait la merde et il repartit vers le pick-up. Maben et Annalee étaient remontées à bord. Russell tendit le pain à Maben et elle demanda c’est quoi ça et il répondit le petit déjeuner. Il démarra et tandis qu’ils quittaient le terrain de camping Russell vit la vieille qui brandissait une cuillère en bois en lui hurlant dessus d’une voix graillonneuse, de plus en plus faible à mesure qu’ils s’éloignaient, et il songea qu’elle avait l’air au bord de la crise cardiaque. Le vieux les salua en levant de nouveau sa tasse de café et elle lui administra un grand coup de cuillère en bois sur l’arrière du crâne.
Russell prit l’autoroute vers le sud et Maben lui dit de les déposer dans la prochaine ville.
« D’accord, dit Russell. À la prochaine ville où je m’arrêterai.
— Il faut qu’on avance.
— Je sais. »
La fillette mangea son pain et essuya le beurre aux coins de sa bouche avec son tee-shirt. Elle tendit une tartine à sa mère et celle-ci la prit. Puis une autre à Russell et il lui dit qu’elle pouvait la manger. Quand ils arrivèrent aux abords de la ville suivante, il ignora la sortie. Puis celle d’après et encore celle d’après et Maben lui dit je ne plaisante pas. Arrêtez-vous.
« Allez, soyez patiente, dit-il.
— Je ne peux pas.
— Si, vous pouvez.
— Non.
— Va bien falloir, à moins que vous ne vouliez sauter en marche. »
Maben croisa les bras comme une enfant boudeuse. Annalee demanda si elle pouvait allumer la radio et Russell dit oui. Une heure plus tard ils arrivèrent à Hattiesburg et il tourna sur la 98 vers l’ouest et une heure plus tard encore ils franchirent la limite du comté de Pike.
« C’est pas vrai, vous vous foutez de moi ou quoi ? » dit Maben.
Russell ne répondit pas. Il sortit de l’autoroute à quinze kilomètres de la ville et prit par l’arrière-pays pour rejoindre la maison de son père. Ils virent les tracteurs qui sillonnaient les champs, soulevant des nuages de poussière, et des vaches debout dans les mares. Un cimetière au sommet d’une colline entouré d’arbres moussus. Un tatou écrasé au milieu de la voie. Il roula jusqu’à l’embranchement de l’autoroute puis tourna à droite et cinq cents mètres plus loin s’engagea dans la petite allée, et les pneus avant crissèrent sur le gravier. Maben ne dit rien. Russell se gara sur le côté de la maison et la fillette pointa du doigt la grange et dit je croyais que les granges c’était rouge.
« Restez là une seconde », dit Russell en retirant les clés et en descendant du pick-up.
Il fit le tour de la maison et trouva son père et Consuela assis sur le porche en train de manger des sandwichs bacon-tomate.
« Tu en veux un ? lui proposa Mitchell.
— Faut que je te parle. »
Mitchell posa son sandwich sur son assiette, comme si ça lui permettrait de mieux l’entendre.
« J’ai besoin de la grange, dit Russell. Ma chambre. La chambre de Consuela.
— Pour toi ?
— Pas pour moi et j’ai juste besoin que tu me dises oui ou non. C’est tout. Je t’expliquerai plus tard et si ça ne te plaît pas je trouverai une autre solution mais pour l’instant j’ai juste besoin de savoir si c’est oui ou non. »
Mitchell regarda Consuela. Ce n’était plus sa chambre.
« Boyd Wilson t’a retrouvé ? Il est venu ce matin, il te cherchait. Il s’est passé quelque chose que je devrais savoir ?
— Je te raconterai mais pas aujourd’hui. Oui ou non, dit Russell. C’est tout ce dont j’ai besoin pour le moment.
— C’est comme tu veux », dit Mitchell.
Russell hocha la tête, retourna au pick-up et leur fit signe de descendre.
« Prenez vos affaires », dit-il à Maben.
Elle mit son sac de toile en bandoulière puis aida Annalee à descendre, la prit par la main et elles rejoignirent Russell et il leur dit de le suivre. Ils passèrent devant la maison, traversèrent le jardin et s’approchèrent de la grange. La porte était à l’arrière du bâtiment, puis une volée de marches et une grande chambre à l’étage. Un lit double, un fauteuil, quelques meubles. Un frigo, un petit placard, un plan de travail et un évier. De grandes lattes de bois au sol, et au plafond des poutres apparentes, un ventilateur suspendu à un châssis cloué aux poutres au milieu de la pièce. Il faisait chaud et humide et Russell, sans même bouger, se mit à transpirer. Il traversa la pièce, alluma l’air conditionné posé dans l’encadrement de la fenêtre puis tira sur la ficelle du ventilateur. Il désigna une porte dans un coin et dit là c’est la salle de bains. Il n’y avait rien dans cette pièce qui soit à Consuela et il se demanda si elle avait jamais mis les pieds ici.
« J’ai chaud, dit Annalee.
— Je vais vous chercher des serviettes et des draps, dit Russell. Il fera plus frais dans pas longtemps.
— Je ne resterai pas ici, dit Maben.
— Pourquoi ? »
Elle ne trouva rien à répondre.
« Je reviens tout de suite », dit Russell.
Il descendit l’escalier, se dirigea vers la maison et Consuela vint à sa rencontre avec un petit tas de serviettes et de draps pliés, un pain de savon et du shampoing. Son père était toujours assis sur la véranda et le regardait sans trahir la moindre expression. Russell remonta dans la chambre et la petite s’était mise dos à l’air conditionné qui faisait voler ses cheveux devant son visage. Maben était assise au bord du lit, en train d’extraire leurs vêtements de son sac de toile, puis elle sortit le revolver et le posa sur le matelas. Russell posa le linge et les affaires de toilette sur le lit à côté d’elle et il leur demanda si elles avaient faim.
« Moi oui ! dit la petite.
— Oui, moi aussi », dit Maben.
Russell retourna dans la maison et demanda à son père ce qu’ils avaient à manger. Mitchell demanda à Consuela de préparer des sandwichs et elle disparut dans la cuisine. Russell s’assit sur les marches de la véranda et essuya la transpiration qui perlait à son front. Il attendit la suite mais il n’eut pas à attendre longtemps. Son père se leva, fit quelques pas dans le jardin puis se retourna face à lui et dit j’imagine que tu as l’intention de m’expliquer ce qui se passe ici au juste.