Boyd prit un café dans un drive-in et passa la matinée à patrouiller sur les routes en pensant à Russell. Il ne voulait pas, mais ne pouvait pas s’en empêcher. Il n’y avait aucune raison de soupçonner d’autres explications à la présence de Russell, ce soir-là sur ce chemin, que celles qu’il avait avancées. Il devait se sentir comme un rat tout juste libéré de sa cage, et il avait vu les lumières des gyrophares, les avait suivies et avait débarqué sur les lieux par pure coïncidence. Aucune raison d’aller chercher une autre explication, ne cessait de se répéter Boyd. Il continua de boire son café tout en roulant sur l’autoroute qui menait à la frontière de la Louisiane, dans un sens puis dans l’autre, puis il s’arrêta au relais routier pour faire le plein. Il s’appuya contre le véhicule tandis qu’il remplissait le réservoir, sortit ses lunettes de soleil de sa poche de poitrine et les mit. La main posée sur le ventre, se frottant la panse en faisant mine d’ignorer l’embonpoint qu’il avait pris ces dernières années.
Quand il eut fait le plein, il remonta en voiture, repartit en ville et prit la direction de la maison de M. Gaines. Sa dernière visite là-bas remontait au temps d’avant l’arrestation de Russell, et il se souvenait des virées dans le petit pick-up que M. Gaines avait offert à Russell, et il se souvenait de toutes les clopes fumées ensemble, et de toutes les cannettes descendues, et des retours à pas d’heure. Il se souvenait de la soirée où Shawna Louise était là, assise entre eux, et eux qui essayaient de la tripoter et elle qui leur faisait bas les pattes avec ses grosses bagues argentées à chaque doigt et son fard à paupières vert citron et ses grands éclats de rire, comme une présentatrice télé, et le moment où ils avaient bifurqué sur un petit sentier de gravillons et qu’ils lui avaient roulé des pelles à tour de rôle et qu’ils s’étaient démenés comme de beaux diables pour aller plus loin mais elle n’arrêtait pas de les repousser en rigolant et ils avaient fini par laisser tomber. Tellement de souvenirs du même genre, les soirées foot et les soirées filles et les soirées d’été sans motif particulier. Revoir Russell et entendre de nouveau sa voix avait fait rejaillir toute une kyrielle de souvenirs, et bon sang comme il aurait préféré tomber sur lui au café du centre-ville. Ou au bar. Ou à la station-service. Ou dans n’importe quel autre putain d’endroit plutôt que sur cette route, ce soir-là.
Il dépassa un camion à plateau chargé de balles de foin, puis ralentit au sommet de la colline en arrivant en vue de la propriété de M. Gaines sur sa droite. L’étang était toujours là. La maison était toujours là. Les reflets de la lumière à la surface de l’eau, comme autrefois. Il s’arrêta dans l’allée et regarda. Se revit en train de pêcher avec Russell. Se revit en train de faire le mur avec Russell, se faufilant par la fenêtre de sa chambre à l’arrière de la maison.
Il soupira et passa la main sur ses joues propres et rasées. Puis il fit marche arrière, sortit de l’allée et retourna en ville. La nouvelle adresse de Russell écrite sur un bout de papier dans sa poche de chemise.
Boyd crut reconnaître la bicoque, et il était pratiquement sûr d’avoir aidé Russell à tondre la pelouse, un jour, à réparer la palissade ou à retaper ceci ou cela comme avait dû le leur demander M. Gaines. Il sortit de la voiture de patrouille et rajusta son uniforme. Il traversa la petite cour, monta les marches du perron, et il s’apprêtait à frapper quand la porte s’ouvrit. Russell ne portait qu’un jean, les boutons de sa braguette étaient défaits, ses cheveux en bataille. Une tasse à café blanche à la main. Il ouvrit la porte en grand, hocha la tête, tourna les talons et se dirigea vers le canapé. Boyd lui rendit son salut et le suivit à l’intérieur.
« Je me disais », fit Boyd.
Russell s’assit. But une gorgée de café.
« Quoi ?
— Je me disais, t’es un bel enfoiré. Tu m’as pas appelé ni rien, quand t’as su que t’allais sortir. Merde, je serais venu te chercher.
— Ça marche pas comme ça », dit Russell.
Boyd tapota l’insigne épinglé à sa poche de poitrine et sourit.
« J’ai des privilèges.
— Eh ben, assieds-toi avec tes privilèges. Si tu veux du café, y en a là-bas. »
Boyd s’assit sur une chaise en bois près de la télévision.
« T’es maigre comme un clou.
— Et toi, t’es gras du bide. Ta nana doit aimer les câlins grande taille.
— Hein ? Je vois pas de quoi tu parles, mais je lui poserai la question tout à l’heure. T’as dormi ?
— Pas vraiment.
— Moi non plus, dit Boyd. On a un problème, et pas qu’un peu. »
Russell hocha la tête. But une autre gorgée.
Vas-y, pensa Boyd. Dis-le. Dis-moi que tu n’as rien à voir avec cette histoire, même si je le sais déjà, mais dis-le-moi, juste pour que je sois sûr.
« Ton fusil est toujours chargé ? demanda Boyd.
— Oui.
— Qui c’est qui t’a amoché comme ça ? La tête que t’as, ça paraît tout récent.
— Ça l’est pas.
— Ça met plus longtemps à cicatriser quand on vieillit, c’est ça ?
— Et ça fait mal plus longtemps aussi. »
Boyd se leva. Regarda le salon autour de lui. Le couloir. La maison était presque vide et des vêtements étaient éparpillés çà et là.
« T’as continué à rouler longtemps hier soir ? » demanda-t-il.
Russell posa sa tasse par terre et s’allongea sur le canapé.
« Non, pas vraiment.
— Je parie que c’était le pied.
— Quoi ?
— Rouler. Le grand air. »
Russell se rassit.
« On t’a envoyé ici ?
— Merde, non, Russell. J’essaie juste de recoller les morceaux. Ça me fout en rogne que t’aies prévenu personne de ton retour.
— Larry a deviné, lui.
— Qui ça ?
— Te fous pas de ma gueule. Tu sais très bien de qui je parle. Celui qui peut pas me sentir. Ceux qui peuvent pas te sentir, c’est toujours ceux-là qui t’attendent. Alors c’est peut-être toi finalement, le bel enfoiré, dit Russell en se levant du canapé. Faut que j’aille pisser. On remet ça à plus tard, tu veux bien ?
— D’accord, dit Boyd. J’ai des tas de trucs à faire, de toute façon. Hé, tu sais quoi ? Je suis rudement content de te voir.
— Je sais. Je te charriais. »
Ils se donnèrent une tape dans la main, puis Boyd s’en alla. Il s’arrêta dans la cour, jeta un coup d’œil en arrière et vit Russell par la porte entrouverte traverser le couloir et disparaître dans la salle de bains. Arrête avec tes idées à la con, se dit-il. Les idées à la con, c’est pas la meilleure façon de commencer la journée.
Russell passa les heures suivantes sur le canapé à cuver la soirée de la veille. Il se réveilla en fin d’après-midi, se leva et alla prendre une douche. Une fois lavé et habillé, il mit un pansement neuf sur son front entaillé, même si ça ne saignait plus. Il monta dans le pick-up, mit le fusil derrière le siège et partit faire un tour pour tuer le temps avant d’aller manger du poisson avec son père et Consuela.
Il roula dans les environs de Delaware, comme quand il était ado, et pas grand-chose n’avait changé. Des voitures chargées à bloc de gamins désœuvrés par l’été, les bras pendus par la vitre baissée, les queues-de-cheval flottant au vent. Écoutant des musiques à la rythmique lourde qui pulsait dans l’après-midi finissant. Devant un fast-food, le parking était rempli de jeunes assis sur les hayons et les capots de voitures. Certains en train de téter leur gobelet en plastique géant, d’autres léchant un cornet de glace. Il entra sur le parking du cinéma, où n’étaient garés que des pick-up. Les athlètes portaient leur veste siglée, malgré la chaleur, d’autres étaient coiffés d’un chapeau de cow-boy, les pouces glissés dans les poches avant du pantalon. Quand il passa devant eux, ils le dévisagèrent, essayant de se souvenir s’ils ne l’avaient pas déjà vu quelque part, celui-là, et l’un d’eux lui lança tu veux ma photo ou quoi.
Quand il retourna sur Delaware, il se retrouva arrêté à un feu rouge à côté d’un groupe de filles entassées dans la Cadillac de maman. Il resta à leur hauteur. Elles écoutaient la radio et chantaient en chœur, leurs voix charmantes et suraiguës. Elles chantaient faux et s’en fichaient. Il les regarda. Trois à l’avant et trois à l’arrière. Elles ne le remarquèrent pas au début, mais au milieu d’une longue note tenue, celle qui conduisait tourna la tête vers lui et s’écria oh mon Dieu. Elle partit d’un grand éclat de rire et ses copines arrêtèrent de chanter, virent qu’il les regardait, et elles se plièrent en deux dans la voiture et la mélodie plaintive fut étouffée par leurs piaulements hilares. Russell se mit à rire lui aussi, puis le feu passa au vert et la conductrice aux pommettes saillantes lui lança un regard en plissant les yeux, le traita de pervers, et les autres explosèrent de rire de plus belle et la Cadillac démarra comme une fusée, bondissant au carrefour telle une espèce de bête préhistorique.
Et la chouette petite promenade en voiture tourna court.
Il alla chez son père et trouva ce dernier dans la cuisine en compagnie de Consuela. Mitchell mettait les poissons dans un bol de lait, puis dans un bol de farine, et elle était à côté de lui en train d’éplucher du chou et des carottes.
Mitchell avisa le front de son fils.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? »
Russell leva une main, arracha le pansement, le jeta à la poubelle et ne dit rien.
Une table de bois pour quatre au milieu de la pièce. Un torchon sur le rebord de l’évier. Une rangée de tasses à café suspendues à des crochets sous le placard. Le carrelage noir et blanc au sol. L’aimant en forme de bouteille de Coca sur le frigo. Le tableau encadré au-dessus de la porte, représentant un Jésus bienveillant, les mains croisées sur les genoux, en toge blanche, la tête auréolée d’une lumière divine. La seule chose qui avait changé, c’était Consuela. Elle était toujours pieds nus.
« Viens voir », dit Mitchell.
Il se lava les mains, s’essuya avec un torchon et se dirigea vers la porte du fond.
« Quoi ? fit Russell.
— Viens, je te dis. J’ai besoin d’un coup de main. »
Ils traversèrent le jardin et allèrent vers la grange. Le pick-up de Mitchell était garé devant. Il fit le tour du véhicule et abaissa le hayon.
« J’arrive pas à la sortir tout seul. »
Sur le plateau du pick-up reposait une statue en béton de la Vierge Marie, les bras ouverts, prêts à rattraper tout ce qui pourrait tomber du ciel.
« Doux Jésus, dit Russell.
— C’est pas Jésus. C’est sa maman. »
Mitchell attrapa le socle rond.
« Vas-y, soulève. Et fais attention. »
Ils tirèrent le bas de la statue jusqu’à ce qu’elle bascule du hayon et se mette d’aplomb, et Russell se baissa juste à temps pour ne pas se prendre le bras gauche de la Vierge en pleine poire. Elle mesurait plus de deux mètres. Le nez pointu et le regard empreint de compassion.
« Je me suis dit que ça aiderait Consuela à se sentir comme chez elle, dit Mitchell en considérant la statue avec une certaine fierté. Tu sais, à la télé, toutes ces places de village et ces endroits qu’on voit dans d’autres pays où y a toujours une statue au milieu ? Je sais qu’il y en a des comme ça au Mexique. Clive m’en a parlé, la première fois qu’il est allé là-bas. Des grandes places avec des rues en terre rouge, il a dit, et des Vierge Marie partout.
— Où est-ce que tu as dégoté ça ?
— Un type qui avait tout un tas de chiens et d’anges en béton en bordure d’autoroute. Il se l’était mise de côté pour lui mais j’ai réussi à l’avoir. On se baladait. On faisait le tour des bazars du coin. Quand elle l’a vue, elle a souri en hochant la tête, et j’ai pensé que ça voulait dire qu’elle en avait envie, et voilà, c’est là maintenant.
— C’est là maintenant.
— Ou plutôt elle est là maintenant.
— Oui. Elle. Bien sûr.
— Tu crois que je devrais la mettre plus près de la maison ? »
Les deux hommes tournèrent la tête et virent Consuela debout à la lisière du jardin, en train de les observer. Elle portait l’un des tabliers de Liza.
Mitchell alla prendre un chariot dans la grange. Russell se plaça derrière la Vierge, passa ses bras autour de sa taille et la tira en arrière, et Mitchell fit glisser le chariot sous le socle. Elle pesait aussi lourd qu’eux deux réunis, et son poids les aida à la faire rouler sur le chemin en légère pente jusqu’à la maison. Mitchell lui fit signe de s’arrêter quand ils furent au milieu du jardin, au niveau d’une vieille tige en métal qui avait servi autrefois de poteau de corde à linge et autour de laquelle s’était enroulée une tresse de lierre. Ils s’échinèrent à la faire descendre du chariot et à la positionner face à la fenêtre de la cuisine. Mitchell se tourna vers Consuela, et elle dit quelque chose qu’il ne comprit pas puis rentra dans la cuisine. Russell recula d’un pas et admira les bras puissants de la Vierge, ses yeux pleins de bonté, ses mains ouvertes, comme si l’annonciation du Christ était sur le point de se déverser de sa bouche à tout moment.
« Je veux même pas savoir combien tu l’as payée.
— Tant mieux, dit Mitchell. Allons manger. »
De retour dans la cuisine, Mitchell se remit aux fourneaux. La grande poêle à frire était installée sur la véranda, juste derrière la porte de la cuisine, et il allait et venait de l’une à l’autre. Jetant les poissons dans la poêle. Retournant en préparer d’autres. Russell le suivait, une bière à la main, l’appétit aiguisé. Bientôt le plat au centre de la table fut rempli de filets dorés et croustillants. Tandis que les hommes s’activaient, Consuela avait mélangé le chou et les carottes avec de la mayonnaise, de l’huile, du vinaigre et du poivre, et le bol de coleslaw alla rejoindre le plat de poissons. Quand tout fut prêt, Mitchell dit à Russell d’ouvrir le frigo et de sortir à boire pour tout le monde. Russell apporta les bières, ainsi que le ketchup et la sauce piquante, et tous trois passèrent à table.
Russell allait se servir quand Consuela baissa la tête et croisa les mains. Russell se figea et attendit avec Mitchell que Consuela ait fini de dire le bénédicité, puis le repas put enfin commencer.
Russell aurait voulu parler de sa mère. De ses derniers mois, et de l’enterrement, mais ce n’était pas le bon moment. Alors il parla de la chaleur, et de la propriété qui avait l’air de se porter comme un charme. Une fois le repas terminé, Consuela débarrassa la table et Mitchell et Russell allèrent dehors fumer une cigarette. Puis Consuela les rejoignit. Père et fils s’installèrent dans les fauteuils à bascule, et Consuela descendit dans le jardin voir la statue. Elle s’arrêta devant elle et resta immobile. Les yeux fixés sur son visage de béton. Puis elle se mit à tourner autour, la tête baissée comme si elle cherchait quelque chose par terre.
« Qu’est-ce qu’elle fait ? demanda Russell.
— Elle marche. Tous les soirs elle fait ça. Parfois on l’entend chanter toute seule. Des jolies chansons. Des chansons tristes. Ça me rappelle ta mère, quand elle fredonnait tout bas dans la cuisine ou dans le jardin en s’occupant de ses fleurs. »
C’était le crépuscule à présent. On entendait striduler les premiers criquets. La brise du soir. Ils observaient Consuela. Les bras dans le dos, comme une écolière au moment de l’appel. Et alors elle se mit à chanter, et sa voix se mêla à la nuit commençante.
« Je persiste à penser que tu serais mieux avec nous, dit Mitchell.
— Je persiste à penser le contraire », rétorqua Russell.
Il songea à Larry et Walt. Ils étaient là, dans les parages. Ils avaient promis qu’ils reviendraient. Russell savait qu’ils le suivraient, où qu’il aille.
« Qu’est-ce que tu as fait du fusil ?
— Je l’ai mis au clou.
— Merde, Russell.
— Trente dollars.
— Trente dollars ?
— Mais non, papa, je plaisante. »
Consuela s’était rapprochée de l’étang et commença à tourner autour. Dans le peu de lumière qu’il restait, elle n’était plus qu’une silhouette.
« Pendant combien de temps elle fait ça ? demanda Russell.
— Je sais pas trop. Parfois je rentre à l’intérieur avant qu’elle ait fini. »
Russell alla leur chercher deux autres bières et ils restèrent assis à se balancer dans leurs fauteuils à bascule. Russell faillit demander à son père s’il n’y avait pas une maison quelque part à repeindre, mais il préféra garder le silence. Consuela finit par revenir, rentra dans la maison, alla se prendre une bière et s’installa à côté des deux hommes.
« Tu le sais bien. Pas vrai ? dit Mitchell.
— Je sais bien quoi ? »
Son père but une gorgée. Marqua un temps.
« Belle soirée, dit-il.
— C’est pas ce que t’allais dire.
— Non.
— Alors quoi ?
— Qu’il va venir te chercher, Russell.
— Déjà fait.
— Il a un grain. Depuis toujours.
— Je suis au courant. »
Mitchell se leva et fit quelques pas jusqu’au bord de la véranda. Il cracha dans l’herbe, leva les yeux vers la nuit de plus en plus dense et dit il va venir et revenir et il te lâchera pas. Jusqu’au bout.