Elle avait nettoyé le visage d’Annalee avec un gant puis s’était assise avec elle sur le lit, la serrant dans ses bras jusqu’à ce que la petite cesse de pleurer et se calme, lui promettant encore et encore que jamais elle ne l’abandonnerait. Je le jure devant Dieu, Annalee. Je le jure. La fillette finit par arrêter de hoqueter et de renifler puis elles s’allongèrent et se mirent sous les couvertures et Annalee posa la tête sur la poitrine de sa mère et passa un bras autour de sa taille et parvint enfin à s’endormir. Maben avait glissé le revolver dans le tiroir du bas de la commode et elle resta immobile à regarder fixement la poignée du tiroir en attendant qu’Annalee soit profondément endormie pour pouvoir sortir du lit sans la réveiller. Quand elle sentit que le corps de la fillette était entièrement relâché et sa respiration lente et profonde, Maben repoussa doucement son bras puis se dégagea et repositionna la tête de la petite fille avec délicatesse sur l’oreiller. Elle attendit de voir si Annalee se réveillait, puis elle se redressa dans le lit. Fit basculer ses jambes et se leva.
Elle alla prendre un gobelet en plastique sur le lavabo, le remplit d’eau et but d’un trait. Puis elle en but deux autres et ensuite elle s’essuya le visage avec le gant dont elle s’était servi pour nettoyer celui de la petite. Elle s’assit sur le couvercle des toilettes, ferma la porte de la salle de bains et resta immobile dans le noir. Guettant des coups à la porte. Un bruit de sirène. Quelque chose. Ouvrant et fermant les yeux. Incapable de faire la différence. Écoutant, écoutant et écoutant encore.
Enfin elle rouvrit la porte de la salle de bains et but un autre verre d’eau. Elle jeta un coup d’œil dans le miroir à la petite forme pelotonnée sous les couvertures. Je le jure devant Dieu, Annalee. Je le jure. Elle se retourna et revint près d’elle. Le drap avait glissé à la taille de la fillette et elle le souleva pour la reborder et protéger ses bras brûlés par le soleil. Puis elle prit une chaise et s’assit près de la fenêtre et entrouvrit le rideau de quelques centimètres, assez pour voir d’un bout à l’autre du parking.
Cet endroit, songea-t-elle. Cette route.
Elle commença à retracer son chemin en pensée, la logique qui l’avait amenée ici, dans cette nuit, avec cette enfant endormie dont elle n’arrivait pas à prendre soin, toutes deux cernées par les loups dehors à l’affût. Mais c’était comme si elle essayait de rassembler les pièces disparates de différents puzzles. Aucun ordre, aucun motif, aucun schéma d’ensemble ne leur permettait de s’enchaîner harmonieusement. Elle errait depuis si longtemps. Son esprit n’était qu’une brume et ses souvenirs s’y perdaient, et quand bien même elle avait croisé des gens et des moments dignes d’être gardés en mémoire, aucun n’aurait pu lui être d’un quelconque secours à cet instant. Y a-t-il quelqu’un, quelque chose qui pourrait m’aider à me sortir de la merde dans laquelle je me suis fourrée ?
Elle aperçut un homme et une femme, en chemise en jean tous les deux, sortir de la cabine d’un camion et traverser le parking, main dans la main, jusqu’à la cafétéria. Il lui tint la porte et elle se glissa à l’intérieur en lui caressant l’épaule.
Maben se demanda à qui elle aurait pu adresser ses reproches, mais ne trouva pas d’autre coupable qu’elle-même.
Il y avait bien eu ce jour-là pourtant, songea-t-elle. Elle était allongée sur ce lit d’hôpital et c’était la période de Noël, les infirmières avaient mis des serre-tête imitant des bois de rennes et le médecin avait des bonbons plein les poches. Annalee était née au petit matin et la sage-femme l’avait tendue tout emmitouflée à Maben, et quand Maben l’avait regardée, elle avait vu au fond de ses yeux une expression qui lui avait fait penser que cette enfant la connaissait déjà, et à cet instant, lors de ce tout premier contact, elle avait juré au bon Dieu et aux anges et aux infirmières avec leurs bois sur la tête que les choses seraient différentes dorénavant. Il ne t’arrivera rien, Annalee, j’y veillerai. Rien du tout. On s’en sortira.
Et elles s’en étaient sorties, pendant un temps. Un trois-pièces au fond d’un immeuble d’avant-guerre divisé en appartements cerné par les bruits de la nuit — des rats, ou de plus grosses créatures peut-être, rampant dans tous les sens sous le plancher de guingois, et les braillements de la télé dans l’appartement voisin, et le raffut des deux ivrognes à l’étage au-dessus, et le dealer de cachetons à côté d’eux et les allées et venues de tous ceux qui avaient besoin de ses services. Une baignoire sur pieds tachée d’humidité et un lavabo taché d’humidité, et un frigo qui fuyait sous lequel s’écoulait en permanence un maigre filet rosâtre. Un petit matelas sur lequel elle dormait collée à Annalee et une chaise dans le coin qu’elle avait transformée en fauteuil à bascule à l’aide de quelques boîtes de conserve trouées. Le pressing, trois rues plus loin, où Maben lavait et pliait le linge de gens qui n’étaient pas obligés de s’en charger eux-mêmes, pendant qu’Annalee, allongée dans une panière remplie de serviettes propres et tièdes tout juste sorties du séchoir, s’endormait bercée par le bourdonnement électrique des machines à laver. La paye remise cash tous les vendredis par le propriétaire, un petit homme voûté aux cheveux blancs et aux petits-enfants innombrables. Il lui avait donné une poussette et un carton rempli de poupées, de hochets et de cubes en plastique. Un siège bébé, pour le jour où elle aurait une voiture. Les trajets à pied avec Annalee, de l’appartement au pressing ou au Tout-à-un-dollar ou à l’épicerie, partout où elles avaient besoin d’aller, tandis que le printemps faisait place à l’été, et toutes ces pérégrinations étaient peut-être une nécessité mais Maben y prenait toujours un certain plaisir, elle aurait voulu garder pour elle le soleil et la chaleur et l’enfant et ces journées passées ensemble et les mettre bien à l’abri quelque part, afin de pouvoir les ressortir un jour, les contempler et se souvenir.
Elle se leva et referma le rideau. Des ombres grises et violettes striaient le lit, passaient sur le petit corps épuisé d’Annalee. Maben s’agenouilla auprès d’elle. Dors, murmura-t-elle. Dors.
Elle retira sa main, se retourna et aperçut son reflet dans le grand miroir au-dessus du lavabo. Voilée par l’obscurité. Sans visage, presque sans forme. Elle demeura immobile un moment, observant sa propre silhouette noire et vide. Puis, lentement, elle leva un bras pour s’assurer qu’elle était bien réelle, et l’ombre dans la glace imita son geste et alors elle sut que c’était bien plus qu’un mauvais rêve.
Elle laissa retomber son bras, traversa la pièce et s’assit par terre, dos au mur.
Je n’étais pas obligée de monter ces marches, songea-t-elle. Surtout restez bien là où vous êtes, petites saloperies. Vous avez pas intérêt à moufter. J’ai un bébé maintenant. Pas question qu’elle se frotte à vous, c’est trop dangereux.
Elle avait pris l’habitude d’écouter les bruits de pas, ces quinze marches d’escalier qui fendaient le grand immeuble en deux, ces quinze marches qui menaient jusqu’à la porte du type aux cachetons. Tard dans la nuit, elle écoutait et elle comptait les marches, quand ils montaient, quand ils descendaient. Des bruits grinçants, des bruits de pas tout droit sortis d’une histoire d’épouvante, et elle avait inventé une formule pour aller avec ces quinze marches, cinq mots qu’elle se répétait à voix basse dans le noir, un mot pour chaque marche, trois fois de suite. Ne monte pas les marches. Ne monte pas les marches. Ne monte pas les marches.
Puis elle avait commencé à regarder dans la rue à travers les stores, pour voir à quoi ils ressemblaient. Il y avait la jeune Latino avec l’aigle ou le faucon ou une créature aux ailes fabuleuses tatouée sur le mollet. Les jeunes Blacks en tee-shirt moulant et pantalon de sport qui avaient l’air rapides et puissants. Les lycéens débarquant dans des 4 × 4 qui semblaient valoir le prix d’une petite maison. La faune habituelle des paumés en tout genre qui convergeaient vers la maison de tous les coins de rue à toute heure du jour et de la nuit.
Pendant la journée, ce n’était pas difficile. Elle travaillait, puis changeait les couches ou partait en promenade avec Annalee ou lui donnait à manger, ou encore elle la berçait et elles s’endormaient toutes les deux. Mais une nuit, Annalee l’avait réveillée et Maben lui avait donné un biberon puis l’avait aidée à se rendormir, et c’est alors qu’elle s’était imaginée en train de monter ces marches à son tour, de frapper à la porte et de prendre un petit quelque chose. Juste un petit quelque chose.
Restez où vous êtes. Arrière. Passez votre chemin.
Alors elle avait commencé à le guetter, et c’était difficile parce qu’elle ne le voyait jamais. Elle ne le croisait jamais dans la cage d’escalier, n’entendait que le son de sa voix quand quelqu’un frappait à sa porte, au point qu’il avait fini par devenir ce personnage étrange et sans visage qui vivait à l’étage au-dessus, détenteur des petites pilules magiques.
Deux fois, en pleine nuit, après qu’Annalee avait bu son biberon et s’était rendormie, Maben était montée. Mais les deux fois, elle avait remporté le combat. S’arrêtant sur le seuil, les phalanges repliées prêtes à frapper, mais elle n’était pas allée jusqu’au bout de son geste. La tension retombant dans ses doigts. La petite voix intérieure la forçant à reculer, lui disant tu ne deviendras pas ce qu’il veut que tu deviennes. Elle était redescendue en fredonnant son mantra. Ne monte pas les marches. Ne monte pas les marches. Ne monte pas les marches. La deuxième fois, elle avait refermé la porte de chez elle et s’y était adossée, à bout de souffle comme si elle venait de courir pour échapper aux méchants et qu’elle avait réussi à leur fausser compagnie de justesse. Elle avait repris sa respiration, était allée dans la salle de bains se regarder dans le miroir et ce qu’elle y avait vu était inhabituel — quelque chose de sain. Elles avaient à manger. Peu importait quoi ou en quelle quantité, elles se nourrissaient. Elles dormaient. Elle avait arrêté de fumer depuis deux mois, avant la naissance du bébé, et n’avait pas repris — une après le déjeuner et une le soir et c’était tout. Pas de bière. La bière avait toujours entraîné le reste, des choses plus graves et plus joyeuses.
Tu n’as aucune foutue raison d’aller voir là-haut, s’était-elle dit en se pointant du doigt dans la glace, comme pour ajouter : Et je ne plaisante pas.
Une nuit, quelques jours plus tard, il avait frappé à sa porte. Elle avait ouvert et il avait brandi sous son nez un petit sac Ziploc contenant une poignée de pilules. Des bleues et des blanches. Il le lui avait tendu en lui disant bienvenue dans le quartier. Il était maigre comme un clou, les yeux enfoncés dans les orbites et le regard voilé comme celui d’un insomniaque. Il portait un jean délavé et il était pieds nus, les cheveux blonds et ras. La bouche à moitié ouverte, les dents brunies par la nicotine.
« J’en veux pas », avait-elle dit en refermant la porte.
Elle avait attendu qu’il s’en aille, l’oreille collée à la porte, et puis le petit sachet avait glissé à ses pieds.
« Vous aurez qu’à les jeter, avait-il dit. Faites-en ce que vous voulez, je m’en cogne. »
Et puis il avait disparu.
Maben entendit des voix sur le parking. Des voix brutales, quelques éclats de rire gras, puis plus rien. Elle se laissa glisser le long du mur et s’allongea par terre, la tête posée sur un bras, et elle se mit à pleurer en silence. Et tandis que les larmes coulaient, elle revoyait le sachet glisser sous la porte. Elle revoyait les sales habitudes refuser de l’écouter, refuser de la laisser tranquille. Refuser de se tenir loin d’elle mais se rapprocher au contraire, à pas furtifs, jusqu’à s’immiscer tout contre elle et la petite. L’été s’était enfui, et début octobre le temps était devenu humide et froid, et Annalee s’était mise à tousser et tousser sans cesse, incapable de dormir, prise d’accès de fièvre, et comme elle n’avait pas jeté le petit sachet Ziploc, comme elle l’avait gardé et planqué sous l’évier de la cuisine, le sortir de sa cachette, l’ouvrir, plonger les doigts dedans et porter la poignée de cachets à sa bouche n’avait pas été très difficile. Et à Noël elle ne payait plus son loyer, et en février Maben et Annalee avaient été expulsées de l’appartement, et c’est à partir de là que le souvenir des quatre années écoulées depuis perdait en clarté. Sombrait dans le brouillard.
Maben se redressa et s’essuya les yeux. Elle se releva, traversa la pièce et alla se rasseoir près de la fenêtre. Tira de nouveau les rideaux pour voir tout le parking. Dans quelques heures le jour se lèverait, et elle savait que dès les premières lueurs de l’aube le monde se remettrait à tournoyer plus vite.