Il l’emmena à l’endroit où il avait dormi deux nuits plus tôt. Ils descendirent du pick-up. Tous les deux un peu ivres maintenant. Derrière le siège il dénicha un torchon. Il fit glisser le revolver de la chaussette et l’essuya. Puis il l’enveloppa dans le torchon, noua ce dernier et le posa sur le capot comme un petit paquet de linge. Ils passèrent un moment à regarder le ciel et à écouter l’eau clapoter sur la rive. Continuèrent à boire. Et quand le moment fut venu de s’en débarrasser, il lui demanda la permission de s’en charger lui-même. Parce que je le lancerai plus loin que vous. Ils ne le virent pas tomber dans l’eau mais entendirent le bruit. Profond et indubitable. Et elle ne savait pas pourquoi mais c’est à cet instant, en entendant le revolver couler dans le lac, qu’elle eut soudain envie de lui parler de sa vie. Lui parler et lui raconter le jour où elle avait laissé la petite assise sur un matelas étroit dans une pièce au fond d’une baraque délabrée quelque part en lisière d’une bourgade anonyme. Pour aller chercher des clopes ou du chocolat au lait ou autre chose et à son retour un type sorti d’une autre chambre était là et essayait de s’en prendre à la fillette, emprisonnant d’une main ses deux petits poignets tandis que de l’autre il défaisait sa ceinture et sa braguette pour s’en prendre à cette gosse sans défense. Cette petite fille au visage figé. Maben avait soudain envie de lui raconter qu’elle avait laissé tomber le sac en papier kraft contenant Dieu savait quelle connerie dont elle croyait avoir besoin et qu’elle avait sauté sur le dos du type, lui griffant les yeux et essayant de lui enfoncer les doigts dans les orbites jusqu’à la cervelle, essayant de faire jaillir le sang, et puis il avait réussi à se dégager et à la projeter contre le mur et quand elle s’était relevée et ruée sur lui de nouveau il l’avait saisie à la gorge et plaquée de nouveau contre le mur, lui coupant le souffle, pendant que la petite hurlait recroquevillée dans un coin, et alors il s’était retourné vers la gosse tandis qu’elle gisait au sol incapable de respirer. Un râle s’échappant de ses poumons mais pas d’air.
Il allait se jeter sur la fillette mais soudain elle avait retrouvé son souffle comme si Dieu lui avait fait du bouche-à-bouche et alors elle avait enlevé sa ceinture et de nouveau elle avait sauté sur son dos et lui avait enroulé la ceinture autour du cou et elle avait serré et tenu bon tandis qu’il ruait pour essayer de lui faire lâcher prise et lui tirait les cheveux et ensuite il était tombé à genoux et puis il avait perdu connaissance. Le visage cramoisi et l’écume blanchâtre qui moussait au coin de ses lèvres et alors elle avait attrapé la fillette et elles s’étaient mises à courir dans la rue sans savoir où aller mais au moins elles n’étaient plus là-bas et elles ne seraient plus là-bas quand il se réveillerait, s’il se réveillait. Elle ne savait pas pourquoi c’était ce souvenir en particulier qui avait refait surface au moment où le revolver avait sombré dans le lac. Elle ne savait pas pourquoi c’était cet épisode qu’elle avait failli lui raconter, ni pourquoi elle avait soudain envie de lui parler, de lui raconter des histoires pareilles. Il se retourna et lui dit en tout cas y a une chose que je peux vous assurer. Plutôt crever que de retourner en prison. Faudra me passer sur le corps. Vous comprenez ? Et je tuerais moi aussi s’il le fallait pour ne pas y retourner. Vous comprenez ? Elle dit oui, et oui elle comprenait. Ce ton catégorique dans sa voix, et elle comprenait aussi l’expression qu’elle devinait sur son visage masqué par l’obscurité de la nuit et elle aurait voulu lui parler de sa vie mais elle renonça et ferma les yeux et s’imagina sombrant dans le lac en même temps que ce revolver. Toucher le fond, lisse et boueux. Se laisser prendre par la fraîcheur du fond du lac comme jamais de sa vie personne ne l’avait prise.