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Boyd passa devant chez lui et toutes les lumières étaient éteintes sauf la veilleuse au coin du garage qui éclairait l’allée et la voiture de Lacey. Le petit pick-up qu’il avait acheté pour que les garçons puissent se balader était garé dans la rue devant la maison. Dans la remorque accrochée au pick-up, un tracteur-tondeuse, une tondeuse à gazon, un désherbeur et un râteau.

Il dépassa la maison et continua de rouler. Un peu plus loin dans la rue, un système d’arrosage électrique continuait de tourner dans un jardin. Un tricycle sur le trottoir et des poubelles sorties devant les maisons et l’impression que tous les gens du voisinage dormaient bercés par des rêves paisibles.

Depuis quinze ans qu’il était dans la police, il en était venu à reconnaître, bien forcé, que les gens se faisaient parfois des choses atroces et innommables les uns aux autres. S’en prenant à plus faible qu’eux. À plus petit qu’eux. À ceux qui étaient sans défense. Des choses innommables qui le poussaient à venir s’asseoir au bord du lit de ses deux fils, le soir, quand ils étaient petits. Il rentrait tard et ils étaient déjà endormis et il songeait à toutes ces horreurs et il restait dans le noir à les écouter respirer. Leur corps et leur esprit à la merci du monde extérieur, et savoir qu’il ne pourrait pas veiller sur eux toute leur vie le rongeait tandis qu’il les regardait dormir. Assis là dans le noir à prier pour que ses enfants ne soient jamais confrontés à toutes ces horreurs dont il avait été témoin et à s’efforcer de comprendre ce Dieu qui tolérait la faiblesse de l’innocence et la puissance du mal. Le pire de ce qu’il avait vu, il le gardait pour lui. Se refusait à en parler à Lacey, parce qu’il avait peur qu’elle n’en perde le sommeil et il ne voulait pas qu’elle partage ses craintes. Assis là dans le noir au bord du lit de ses enfants, il ne pouvait qu’espérer et il avait continué d’espérer année après année et tandis qu’il roulait dans les rues assoupies de son quartier il se rappela cet espoir. L’espoir que le bien existait en ce monde, quelque part, et qu’il agissait comme une force de protection silencieuse quand il n’y avait personne pour tendre la main. Il songea à cette invisible force du bien et à tout ce qui dépendait d’elle et il se demanda si ce n’était pas elle peut-être qui s’était manifestée le soir où ce flic s’était fait assassiner. Si cette force qu’il avait toujours imaginée n’existait pas réellement.

Il continua de sillonner son quartier, traversa Delaware Avenue puis franchit le pont de l’échangeur et s’enfonça dans le désert de ces routes de l’arrière-pays où il se passait tant de choses. Il y avait quelque chose de magnifique dans la profondeur du ciel et dans le noir des arbres et dans le silence et le vide de ces vastes terres. Il éteignit sa radio et défit son ceinturon. Ouvrit son étui et sortit le revolver et le posa sur le siège à côté de lui. Il appuya sur un bouton de l’accoudoir et son siège s’inclina en arrière et il coupa l’air conditionné et baissa les vitres et le vent chaud s’enroula autour de lui comme l’étreinte d’un vieil ami. Il roula et roula jusqu’à ce que toutes les lumières alentour aient disparu et qu’il n’y ait plus que lui et la terre et la nuit. Quand il fut certain qu’il ne risquait pas de croiser d’autres véhicules, il ralentit, éteignit les phares et continua de rouler à la seule lueur orangée de ses veilleuses qui balayaient la route au ras du sol devant lui comme si la voiture de patrouille était une espèce de vaisseau extraterrestre en mission de reconnaissance sur un terrain inconnu.

Il pensa de nouveau à ses fils. La vitesse à laquelle ils étaient en train de devenir des hommes, et des hommes bien, espérait-il, et il aurait voulu mieux comprendre ce que ça voulait dire au juste, être un homme bien. Il croyait le savoir, jusqu’à ce soir. Croyait pouvoir s’asseoir avec eux dans le salon et leur expliquer ce qu’était un homme bien et comment s’y prendre pour en devenir un soi-même et peut-être en était-il toujours capable mais il savait que la décision qu’il prendrait à propos de cette arme et de ce meurtre, quelle qu’elle soit, infléchirait d’une manière ou d’une autre sa conception de ce qu’était un homme bien. Il savait que quoi qu’il décide, une incertitude demeurerait à jamais en lui qui l’accompagnerait partout, jusque dans son sommeil et au stade et pendant les barbecues dans le jardin derrière la maison et jusque dans ses vieux jours.

Il avait toujours aimé l’insigne et la loi parce que cela lui permettait de savoir où était le bien, où était le mal, et désormais il était perdu, flottant entre ces deux notions, et ce n’était pas sa faute mais peu importait. Il en était là. Il tendit le bras par la vitre et ouvrit la paume face au vent qui lui filait entre les doigts, comme s’il espérait pouvoir attraper au vol un peu de cette force indétectable qui lui apporterait une réponse, mais rien ne s’accrocha à ses doigts et rien ne surgit des ténèbres et à travers la lueur orangée des veilleuses et jusque dans l’habitacle de la voiture pour se nicher tout près de lui. Il laissa son bras dehors et garda sa main ouverte et puis il ralentit et s’arrêta. Coupa le moteur. Éteignit les veilleuses. L’obscurité silencieuse devant lui et derrière lui et tout autour de lui. Il frotta ses mains l’une contre l’autre. Se frotta le visage. Se laissa aller contre l’appuie-tête. Et il demeura là, hébété par le poids de la couronne qui lui avait été donnée.

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