Dans les marais du sud du Mississippi on peut regarder le monde s’éveiller quand les rayons d’or pâle du soleil s’immiscent entre les arbres et la mousse et les grues aux larges ailes. Les libellules bourdonnent et les ratons laveurs sortent de leur tanière et crapahutent le long des troncs d’arbres effondrés. Les tortues vont se percher sur des souches qu’inondera bientôt la chaleur du jour et mille autres créatures cachées frétillent sous les eaux noires, armées d’une patience et d’une agilité meurtrières. Des branchages accablés par le temps, incapables de soutenir leur propre masse, ploient et se brisent tels des vieillards se résignant à rejoindre leur tombeau marécageux. Les reptiles ondoient et les merles criaillent dans le paysage zébré par la lumière de l’aube venue prendre la relève de la nuit profonde et paisible.
Tel était le monde auquel Russell songeait, assis dans le car, la tête appuyée contre la vitre. Se lever aux aurores et prendre le volant du pick-up de son père et descendre l’autoroute 98 jusqu’à la rivière Bogue Chitto et puis tourner sur le sentier de terre qui longeait la rivière étroite jusqu’à ce qu’il n’y ait tout simplement plus de route. Sortir du pick-up et prendre le fusil.22 long rifle à l’arrière et marcher un kilomètre jusqu’à l’endroit où la terre devenait meuble puis spongieuse et lever haut les jambes à chaque pas pour ne pas s’enliser et atteindre la barque attachée au tronc du saule. La boue jusqu’aux genoux et monter à bord et s’enfoncer à la rame dans le marais et écouter et regarder et se sentir faire corps avec tout ce qui se passait autour. Rester assis à regarder le jour se lever et la lumière croître et brûler dans la brume du matin et l’air vibrant des cris des oiseaux et des bêtes affamées à la recherche de nourriture. Le fusil posé en travers des jambes. De moins en moins utilisé d’une visite sur l’autre parce qu’il avait fini par y voir une violation. La réverbération contre nature du coup de feu qui faisait déguerpir les bestioles prises au dépourvu et ajoutait du sang à l’eau, et pour finir il ne le prenait plus que pour se défendre au cas où il croiserait un alligator ou Dieu sait quelle créature fantastique surgie de l’obscurité et assoiffée de peau et d’os. Tel était le monde qui occupait toutes ses pensées tandis que le car filait sur la I-55 vers le sud. Le monde dont il se rappelait avoir fait partie dans sa jeunesse. Dans son enfance.
Cent trente kilomètres d’autoroute en ligne droite et les pluies avaient été assez abondantes durant cette dernière semaine de juin pour que la campagne reste verte mais de légères zones d’herbe brunie apparaissaient çà et là, laissant deviner que la sècheresse attendait au tournant s’il ne devait pas se remettre à pleuvoir. Il entendait des bébés pleurer par intermittence et les ronflements du vieil homme assis derrière lui et tout le car empestait la fumée de pot d’échappement et il fut arraché au souvenir de sa jeunesse et ramené à celui de l’homme qu’il était devenu quand il était parti. Il s’était promis de ne pas faire ça. Regarder par la vitre et s’apitoyer sur tout ce qu’il avait perdu, comme un pauvre malheureux dépité par son propre malheur, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Elle était là. Chevelure brune, son corps de jeune femme empreint de manières de jeune femme, tout excitée à la perspective d’un mariage, dansant à son bras jusqu’au bout de la nuit, allongée tout contre lui dans le noir. Il entendit les bébés se remettre à pleurer dans le fond du car et songea aux enfants qu’ils auraient pu avoir. À la maison dans laquelle ils auraient vécu. Le petit jardin derrière cette maison et les chaises en fer forgé sur lesquelles ils se seraient installés pour boire quelques bières et regarder les gosses courir après les libellules. Le car fonçait, énorme masse rectangulaire de métal et de verre, et il s’imaginait de retour d’un long voyage auprès de cette femme et de ces enfants qui l’attendraient sur la véranda de cette maison et le vieil homme qui ronflait se réveilla alors en poussant un cri et Russell sursauta et fut aussitôt délivré de ces visions. Il se cambra et s’étira. Regarda ses mains et frotta du gras du pouce les petites cicatrices qui lui grêlaient les phalanges et le dos des mains. Des cicatrices qu’il n’avait pas quand il était parti.
Il avait passé contraint et forcé sa première semaine de liberté dans un centre de réinsertion où on essayait d’apprendre aux anciens détenus à se réadapter au monde réel. Il était monté dans un fourgon avec six autres types, habillés comme lui en civil, et sans menottes, et ils avaient quitté le pénitencier d’État du Mississippi dans le delta pour atterrir dans un Motel 6 à l’arrière d’un relais routier sur la I-55 au sud de Jackson. Il n’avait pas pu fermer l’œil. La chambre trop silencieuse. L’air conditionné trop froid. Peur que le type avec qui il partageait sa chambre ait des idées. Des gestes. Après le café et le beignet du matin, ils se rassemblaient dans une grande salle au bout du couloir au rez-de-chaussée et s’installaient autour d’une longue table de bois et ils écoutaient Mildred Day. Conseillère en réinsertion, comme elle s’était présentée. Le genre de personne qu’on a envie de ne croiser qu’une fois dans sa vie. Le genre qu’on a envie d’oublier. Une femme d’un certain âge sans le moindre charme, aux poignets épais et aux chevilles épaisses et à la taille épaisse. Elle leur expliquait qu’il leur faudrait trouver du travail et rester en contact avec leur agent de probation. Elle les instruisait sur le coût de la vie. Combien coûtait un litre de lait. Combien coûtait une assurance voiture. À combien s’élevait le salaire minimum.
Au bout de trois jours, manifestement incapables de résister à l’appel de la liberté tapie juste derrière leur porte, deux ex-taulards firent le mur sur le coup de minuit pour se rendre au Jimmy’s, un club de strip-tease des quartiers sud de Jackson au fronton illuminé de néons roses dessinant des silhouettes féminines et où les boissons étaient hors de prix. Mildred Day les avait avertis et le lendemain matin, constatant leur absence au petit déjeuner, elle passa un coup de fil puis rejoignit le reste de ses élèves pour continuer la leçon. À la pause déjeuner, elle leur annonça que les deux déserteurs avaient été appréhendés alors qu’ils fumaient une cigarette devant une épicerie et qu’ils étaient en ce moment même en route pour Parchman où ils purgeraient six mois supplémentaires. Au cas où certains parmi vous auraient envie de tenir compagnie à leurs deux petits camarades, ajouta-t-elle, sachez que l’entrée au Jimmy’s est gratuite jusqu’à neuf heures et les boissons à moitié prix jusqu’à dix. Russell se tourna vers les quatre autres types présents dans la pièce et tout le monde secoua la tête, même si chacune de ces têtes à cet instant précis était hantée par des visions de filles nues en train de danser, et l’un d’eux fit remarquer à Mildred qu’il devait vraiment y avoir du nibard de première bourre là-bas pour que ça vaille le coup de se taper six mois de rab derrière les barreaux.
Les jours suivants furent moins trépidants. Mildred les emmena dans un centre commercial et dans un supermarché. Ils s’entraînèrent à remplir des formulaires d’embauche et à se présenter comme d’anciens détenus. Plantée devant eux, les yeux emplis de certitude, elle leur prédit que des sept membres originaux du groupe, quatre retourneraient en prison. Deux d’entre vous y sont déjà. C’est vous qui voyez. À la fin de la semaine, chacun reçut un petit pécule et un dossier dans une enveloppe comprenant toutes les instructions nécessaires, d’après le bureau d’application des peines du Mississippi, pour redevenir un citoyen modèle.
Dans le fourgon qui les déposerait à l’arrêt de bus où leurs chemins se sépareraient, trois des cinq hommes jetèrent leur dossier par la fenêtre et l’on vit brièvement tournoyer au-dessus de la I-55 un essaim de feuilles volantes. Les automobilistes derrière eux, tout nerveux dans leur petite voiture nerveuse, donnant un coup de volant pour éviter la nuée de papier et tendant le majeur aux ex-taulards morts de rire. Une heure plus tard, il était dans le car. Libre. Regardant par la vitre. Se rapprochant de l’endroit et des gens qu’il n’avait pas vus depuis onze ans.
Ils atteignirent la sortie de McComb et il ne lui fallut pas longtemps pour prendre la mesure de ce qui avait changé depuis toutes ces années. Une petite grappe d’hôtels et de restaurants avaient surgi juste à la sortie de l’autoroute, suivis d’une kyrielle de grands magasins en tout genre qui s’étendaient jusqu’aux franges des quartiers jadis assoupis où il lui était arrivé de passer prendre une ou deux cavalières pour le bal du lycée. Il remarqua les parkings remplis de véhicules et de femmes avec enfants et poussettes et il se demanda d’où ils sortaient, tous. Le car dépassa la partie policée de la ville et pénétra dans son territoire d’autrefois — les maisons alignées avec leur balancelle sur la véranda, l’école élémentaire avec la cage à poules rouillée, les magnolias sur la pelouse de l’église méthodiste. Le centre-ville paisible et ses immeubles en brique et ses chaussées défoncées. Le car s’arrêta près des voies ferrées, au pied du bâtiment trapu qui faisait office de gare aussi bien pour les trains Amtrak que pour les cars Greyhound. Il se leva, jeta son sac en toile sur son épaule et se dirigea vers l’avant du car. Le chauffeur ouvrit la portière et Russell passa la tête dehors et il aperçut à vingt mètres de là deux hommes appuyés contre le capot d’un pick-up blanc, les bras croisés. Russell se figea. Baissa les yeux vers l’asphalte sous le marchepied.
« Vous y êtes », dit le chauffeur.
Russell hocha la tête. Descendit une marche et marqua de nouveau un temps d’arrêt.
« Eh, l’ami, j’ai encore de la route à faire, moi », dit le chauffeur.
Il prit une profonde inspiration et rajusta le sac sur son épaule puis il descendit du car. La portière se referma derrière lui et Russell resta immobile tandis que le car faisait marche arrière puis quittait la gare dans un panache de fumée bleue et un grincement de courroie quand le chauffeur passa la seconde. Les deux hommes se dirigèrent vers Russell et il ne bougea pas. Ils s’arrêtèrent à quelques pas devant lui. Celui de gauche était le plus grand des deux et sa chemise était sortie de son pantalon et celui de droite portait un tee-shirt blanc trop petit d’une taille. Ils avaient le même regard affûté et l’air sérieux et les mains ballant sur le côté, les doigts frétillant d’impatience comme s’ils s’apprêtaient à dégainer.
« Bienvenue au bercail, connard », dit le grand, et ils se ruèrent sur lui.
Il lâcha son sac le plus vite possible mais celui-ci resta coincé sur son bras et l’empêcha d’esquiver. Le grand lui asséna deux coups de poing sur la tempe tandis que l’autre visait plus bas, l’attrapant par la taille, lui immobilisant une main et le soulevant pour le renverser. Il tomba sur le dos et le choc lui coupa la respiration et le grand commença à lui tabasser les côtes à coups de pied tandis que l’autre le frappait au visage et lui enfonçait le genou dans le bas-ventre. Russell parvint enfin à faire basculer son poids sur le côté mais le plus petit se releva et se mit comme l’autre à balancer des coups de pied puis des coups de poing tandis que Russell essayait de se mettre debout. Il arriva à se redresser sur les genoux mais à cet instant l’un des quatre poings qui s’abattaient sur lui l’atteignit directement à l’œil et il retomba en arrière et le talon d’une botte vint s’écraser contre ses côtes et il cessa de se défendre. Il resta allongé là, inerte. Incapable de reprendre son souffle. Plié en deux. Les deux types arrêtèrent de cogner et le regardèrent se tordre à leurs pieds et le grand cracha par terre et ils s’apprêtaient à achever la besogne quand un homme portant une cravate rouge sortit de la gare en courant et en criant :
« Hé ! Hé ! »
Les deux hommes restèrent figés au-dessus de Russell, pantelant comme des dogues.
L’homme à la cravate se précipita et s’agenouilla auprès de Russell et menaça d’appeler les flics et les deux hommes reculèrent d’un pas.
« Putain, ça faisait un sacré bail que ça me démangeait, dit le grand.
— Tu m’étonnes, dit l’autre.
— Je ne plaisante pas, dit le bon Samaritain. Tirez-vous. J’ai tout vu.
— T’as rien vu du tout.
— Je jure devant Dieu que j’ai tout vu.
— T’en fais pas, Russell. On se reverra bientôt, dit le grand. T’entends ? Très bientôt. »
Les deux hommes hochèrent la tête d’un air satisfait puis regagnèrent leur pick-up. Ils démarrèrent et partirent en tournant la tête, fixant du regard le type effondré au sol comme des badauds passant devant un accident de la route.
« Ben, merde alors, dit le Samaritain en tendant la main à Russell. Bienvenue en ville. »
Il portait une chemise à manches courtes et son nœud de cravate s’était un peu défait. Russell attrapa la main tendue et se releva en poussant un grognement. Il porta les doigts à son œil et à sa tête, s’attendant à y trouver un énorme œuf de pigeon. Il se pencha avec précaution pour ramasser son sac.
« Je suis le chef de gare. Ça va aller ? »
Il hocha la tête. S’essuya la bouche du revers de la main. Se toucha le nez. Rien de cassé. Il remit son sac sur son épaule, adressa un signe du menton au chef de gare et commença à traverser le parking.
« Vous voulez que je vous dépose quelque part ? J’ai fini ma journée. Le temps de fermer. »
Russell se retourna et dit que ce n’était pas la peine.
« Vous allez loin ?
— Là-bas, dit-il en pointant du doigt, le coude collé à ses côtes endolories.
— Bon, alors attendez-moi. J’en ai pour deux secondes. »
Le type rentra dans la gare au pas de course et Russell posa un genou à terre et sortit une cigarette de son sac. Il tourna la tête à droite et à gauche. Regarda la voie ferrée, d’un côté puis de l’autre. La façade délabrée d’une quincaillerie. Les emplacements de stationnement vides dans les rues du centre-ville. Quelques minutes plus tard, la porte de la gare s’ouvrit de nouveau et l’homme sortit et lui indiqua une Toyota trois portes garée sur le côté du bâtiment.
« Allez, venez », dit-il.
Russell se dirigea vers la voiture.
« Ça vous dérange pas si je fume ?
— Pas de problème, si vous m’en offrez une. Putain de journée. Enfin, c’est pas à vous que je vais dire ça, pas vrai ? »
Ils montèrent dans la Toyota et Russell lui offrit une cigarette. L’homme alluma un ventilateur et le souffle d’air arriva droit sur Russell et le fit battre des paupières. Il inclina la grille d’aération vers le plafonnier et baissa sa vitre. Il était assis le sac serré contre lui et les genoux relevés pour tenir dans l’habitacle de l’étroit véhicule.
« Alors, je vous dépose où ?
— Là-bas. Derrière la caserne.
— Quelle caserne ? Celle près du centre commercial ?
— Celle du centre-ville.
— Ah non, ça, ça va pas être possible. Cette caserne, ça doit faire cinq, six ans qu’elle a fermé. Tout peut bien cramer ici, faut croire qu’ils en ont rien à secouer. Ils ont préféré s’installer près de tous ces nouveaux trucs à la con, là-bas. Histoire que les mecs de l’assurance flippent pas trop, j’imagine. La caserne qui était là ? C’est devenu des appartements. Vous le croyez, ça ? Deux pédales qui ont racheté le bâtiment et ont tout refait. Je crois qu’ils en ont même parlé dans une émission à la télé. Vous êtes sûr que vous êtes au bon endroit ?
— Sûr. Ça fait longtemps, c’est tout. Là-bas, derrière le bâtiment que vous dites. Michigan Avenue.
— Ah bah, voilà, j’aime mieux. Les noms de rue, ça au moins ça change pas, pour autant que je sache, dit l’homme en jetant sa cigarette d’une pichenette par la vitre entrouverte. Bon, alors c’était quoi, là, ce qui s’est passé tout à l’heure ? Vous avez fricoté avec la femme de ce type ou quoi ?
— Non, non. Rien de ce genre.
— Une vieille histoire alors.
— Une vieille, sale histoire.
— Ils avaient pas l’air de plaisanter en tout cas. Et puis ils avaient l’air bizarres. Le grand, surtout.
— Oui, dit Russell. Surtout. »
La Toyota tourna dans les rues du centre-ville. Des femmes en talons hauts qui sortaient de leur journée de bureau et regagnaient leur voiture bien verrouillée, un sac à main noir pendu au creux du coude. Un écriteau ouvert brillait derrière la vitrine d’un café et quelques hommes grisonnants étaient attroupés devant la porte, en train de fumer. Ils passèrent devant l’ancienne caserne, et le mât où flottait habituellement un drapeau avait disparu du petit jardin devant le bâtiment, remplacé par un cornouiller. Un balcon en fer forgé faisait le tour de l’étage supérieur avec des plantes en pot accrochées à la rambarde et débordant paresseusement, ondulant sous la brise de la fin d’après-midi. La brique rouge avait été repeinte en vieux doré.
« Mignon tout plein, pas vrai ? »
Après l’ancienne caserne ils laissèrent derrière eux les bâtiments du centre-ville et pénétrèrent dans un quartier résidentiel. À un carrefour, Russell indiqua Michigan Avenue sur la droite.
« Là, quatrième maison, je crois. À droite. Ou à gauche.
— Oui, l’un ou l’autre, je dirais. »
C’était la cinquième à droite. Russell leva la main et dit stop.
« Pas l’impression que quelqu’un habite ici, dit l’homme.
— Non, personne. »
Le type regarda la maison puis regarda Russell.
« Dites, vous êtes sûr que ça va ? J’en ai vu, des trucs bizarres, débarquer de ce car ou y monter, mais un mec se faire dérouiller comme ça, c’est bien la première fois.
— Ça va.
— Vous voulez pas que je vous conduise chez un toubib ?
— Surtout pas, non. »
Il secoua la tête puis serra la main du type et ouvrit la portière et posa le pied sur le trottoir. Il jeta sa cigarette, en alluma une autre et laissa tomber son sac par terre. Regarda la maison. Eh bah voilà, se dit-il. Home sweet home, putain.