29

Maben poussa la porte du foyer, s’attendant à la trouver fermée et espérant que la femme de l’accueil ne lui demanderait pas le mot de passe, puisque personne ne le lui avait donné. Mais c’était ouvert, et elle entra, fatiguée mais satisfaite des quelque quarante dollars qu’elle avait gagnés, et plus satisfaite encore que Sims lui ait dit qu’elle pourrait revenir. Personne à l’accueil. Il y avait de la lumière dans le bureau mais la porte était fermée. Le carreau de verre encastré dans la porte était en majeure partie obturé par un store, mais à travers les lamelles Maben aperçut la jeune femme noire de la veille assise à un bureau, en train de parler au téléphone. Elle se dirigea vers le fond du bâtiment et trouva Annalee assise sur sa couchette, les jambes croisées telle une Indienne, un livre ouvert devant elle — La Petite Poule rousse — qu’elle essayait de lire d’un air concentré.

« Coucou, ma puce », dit Maben.

La fillette leva les yeux et sourit. Maben s’assit à côté d’elle et lui demanda ce qu’elle avait fait pendant la soirée, mais avant qu’Annalee ait pu répondre, Maben vit que le sac-poubelle n’était plus sous sa couchette, là où elle l’avait laissé. Elle bondit, regarda sous la couchette de la petite, mais il n’était pas là non plus, ni sous la commode. Un sac de toile était posé au pied de la couchette. Maben l’attrapa et le brandit sous le nez de la fillette.

« Où est le sac, Annalee ?

— La dame a dit que celui-là était mieux.

— Où est le sac ? Je me fiche que celui-ci soit mieux. »

La petite ferma son livre, ouvrit les tiroirs de la commode et montra à sa mère leurs vêtements soigneusement pliés et rangés. Maben saisit la fillette par les épaules et lui demanda qui t’a dit de mettre ces affaires ici ?

« C’est pas moi, dit Annalee. C’est la dame.

— Quelle dame ?

— La dame là-bas. »

Maben se redressa, regarda autour d’elle comme si elle était soudain prise de vertiges, puis elle dit à Annalee de mettre ses chaussures.

« Pourquoi ?

— Fais ce que je te dis. »

Maben retourna à l’accueil. Sans se précipiter, sans faire de bruit. Elle se baissa quand elle arriva devant la porte et veilla à ce que sa tête reste sous la lucarne de verre. La femme était toujours à son bureau. Toujours au téléphone. Maben écouta. Je ne sais pas quoi pas faire, disait-elle. Je l’ai trouvé en sortant ses affaires. Je vous l’ai dit. Vous croyez qu’il faut appeler la police ? Qu’est-ce que vous en pensez ? Je ne sais pas. Maben leva la tête, jeta un coup d’œil à l’intérieur et vit le revolver posé sur le bureau, juste devant la femme. Aussitôt elle se baissa de nouveau, puis retourna auprès de la petite et lui dit de prendre tout ce qu’elle pouvait et on y va.

« Pourquoi ? demanda Annalee en se mettant à pleurer. Je veux pas y aller encore.

— Chut, dit Maben. Il faut que tu m’écoutes et que tu te taises.

— Je veux pas y aller », hurla la petite.

Maben la tira par le bras et lui dit je me fiche de ce que tu veux ou pas. Prends ce que tu as besoin de prendre et ferme-la, Annalee. Je suis pas en train de jouer.

La fillette se calma mais continua à geindre doucement, et elle attrapa une petite pile de livres sur la commode que la femme lui avait donnés. Maben ouvrit les tiroirs, sortit leurs vêtements et les fourra dans le sac en toile, mais il était trop petit et elle dut laisser la moitié de leurs affaires. Puis elle se retourna et s’agenouilla devant Annalee.

« Écoute-moi. Écoute bien. On va aller par là sans faire de bruit, et on va sortir sans faire de bruit. Pas un mot. Tu sors et tu m’attends sur le trottoir. Tu as compris ? »

Annalee hocha la tête. Sans regarder sa mère dans les yeux.

Maben la saisit par les épaules.

« Écoute, je te dis. C’est très important. Tu m’entends ? Fais ce que je te dis. Tu as compris ?

— Oui. J’ai dit oui.

— Allez, viens. »

Maben cala le sac de toile sous son bras, prit la petite par la main, et elles se dirigèrent vers l’accueil. Au bout du couloir, Maben s’arrêta, fit signe à Annalee de ne pas faire de bruit, puis jeta un œil vers le bureau. La porte était toujours fermée, la lumière toujours allumée. La voix étouffée au téléphone. Baisse-toi, dit-elle à la fillette. Elles se penchèrent pour passer sous le panneau de verre, atteignirent la porte principale, et Maben l’entrouvrit juste assez pour qu’Annalee puisse se faufiler. Attends-moi là, murmura-t-elle. Et prends ça. Elle tendit le sac à la petite et la poussa doucement dans le dos. Puis elle retourna près du bureau. La femme ne disait plus grand-chose, on n’entendait que des oui m’dame et des OK en réponse à la voix à l’autre bout du fil. Pas encore, je voulais vous appeler d’abord. Et Maben comprit qu’on était en train de lui donner des instructions. Qu’après avoir trouvé un revolver dans un foyer pour femmes, il était hors de question de ne rien faire. Que dès qu’elle aurait raccroché, elle passerait un autre coup de fil.

Elle regarda autour d’elle. Puis elle se glissa derrière le comptoir et chercha quelque chose à lancer. Un objet qu’elle pourrait lancer loin. Pas un annuaire, ni une boîte de stylos, ni un livre de poche, mais sur l’étagère du milieu elle aperçut un ballon de foot et une balle de base-ball. Elle la prit, se redressa et la lança vers le fond du bâtiment. Elle la lança de toutes ses forces et la balle franchit toute la longueur de la pièce pour aller heurter le mur au-dessus de la porte des sanitaires. Un claquement puissant. Maben plongea sous le comptoir et entendit la femme dire attendez une seconde, et la porte du bureau s’ouvrit.

« Annalee ? » appela-t-elle.

Pas de réponse. Un bruit de pas devant le comptoir, puis s’éloignant, et Maben se releva, se précipita dans le bureau, attrapa le revolver, sortit en trombe et courut vers la petite qui s’était assise par terre sur le sac de toile. Debout debout debout, et elle souleva la fillette, s’empara du sac puis reposa la fillette et se remit à courir. Viens je te dis viens, et la petite se mit elle aussi à courir, ses livres serrés contre la poitrine, en suppliant sa mère de ralentir. Maben poursuivit sa course, jetant des coups d’œil derrière elle pour s’assurer que la petite la suivait et elle ne s’arrêta que lorsqu’elle fut arrivée au coin de la rue et attendit que la fillette la rattrape. Elle regarda du côté du foyer et crut voir une silhouette debout sur le trottoir, mais elle n’était pas sûre et elle dit à Annalee cours ma chérie cours. Elle la prit par la main et elles se remirent à courir, remontant Main Street, et au bout de la rue un homme sortait du bar pour regagner son pick-up. Elle coinça fermement le sac sous son bras. Serra le revolver dans une main et le bras d’Annalee dans l’autre. Fais exactement ce que je te dis, lui ordonna-t-elle. Tu m’entends ? Annalee opina en grommelant et Maben la tira par le bras et elles s’approchèrent de l’homme à pas furtifs, à moitié accroupies. Quand il fut monté à bord et qu’il mit le contact, elles se faufilèrent jusqu’à la hauteur de la vitre ouverte. Maben brandit le revolver, le braqua sur lui en lui disant de ne pas bouger puis à la fillette de passer de l’autre côté. Dépêche-toi, bon sang, dit-elle à la petite, et quand Annalee fut installée, elle fit le tour du pick-up sans cesser de viser le type, grimpa et claqua la portière. Démarre, tout de suite. J’ai dit démarre. Il ne demanda pas où elle voulait aller. Il se contenta d’obéir, le revolver tremblant braqué sur la tempe, et il lui dit que ce serait foutrement plus facile de conduire si elle voulait bien arrêter de pointer ce truc dans sa direction.


Elle lui dit de prendre l’autoroute. Elle baissa son arme mais la laissa pointée sur lui tandis qu’ils passaient sous les lumières de Delaware Avenue. Au moment d’entrer sur l’autoroute, il lui demanda où elle voulait aller et elle regarda à droite puis à gauche et lui dit par là en indiquant le nord. Russell s’engagea sur la I-55 et elle resta tournée vers lui, la fillette assise entre eux. Ils roulèrent en silence, dépassèrent Brookhaven, et il remarqua la façon dont elle tenait le revolver. Avec désinvolture. D’une main qui manquait de fermeté. Et quand il la surprit en train de détourner les yeux pour regarder par la fenêtre il tendit le bras et le lui arracha des mains.

« Rendez-moi ça, dit Maben.

— Ben voyons », dit-il en tenant l’arme de la main gauche entre sa jambe et la portière.

Elle s’affaissa dans son siège puis se pencha en avant et posa la tête sur son bras en s’appuyant contre le tableau de bord.

« Vous en faites pas, dit-il. Je vais vous déposer où vous voulez, tant que ça reste raisonnable.

— On va où ? demanda la fillette.

— C’est vrai ça, dit-il. On va où ? »

Maben se redressa et s’essuya les yeux.

« Je m’en fiche, dit-elle.

— Dans quel genre d’emmerdes vous vous êtes fourrée ? »

Elle ne répondit pas.

« Putain de grand écart entre passer la serpillière et braquer un inconnu sur un parking. Et dans la même soirée. »

Toujours pas un mot.

« Où on va, maman ? »

Elle ne savait pas quoi dire. Elle ne savait pas quoi penser. Ça durait depuis des années et des années. Des années à ne pas savoir où elle allait ou ce qu’elle faisait ou comment s’appelaient les types avec qui elle le faisait. Certaines de ces années complètement oblitérées dans son souvenir, d’autres trop présentes. Les ecchymoses et le ventre vide. Les réveils au petit matin, nue, dans des chambres moisies, sans lumière, sans argent, sans la moindre idée du nom de la ville où elle se trouvait. Le type au cabriolet à Slidell et le centre de désintox à La Nouvelle-Orléans où ils l’avaient attachée au lit pendant deux jours, le temps que les hallucinations disparaissent, et le type de Mobile avec sa liasse de pognon et sa stratégie pour tout rafler au black jack. Le type de Natchez qui organisait des combats de coqs dans son jardin et la bonne came du type aux piercings qui menait à la mauvaise came du type aux piercings. Toujours à croire que la prochaine fois ça se passerait mieux. Et l’étau qui se resserrait toujours un peu plus chaque fois. Et qui se resserrait sur elles deux à présent. Elle regarda la petite, qui avait un livre ouvert posé sur les genoux même s’il faisait trop sombre dans la voiture pour lire.

Russell alluma une cigarette et entrouvrit sa vitre. Il en proposa une à Maben et elle accepta.

« T’en veux une ? » dit-il à la petite.

Elle fronça le nez. Puis il lui demanda comment elle s’appelait mais la femme lui dit de ne pas répondre.

« Personne a besoin de savoir nos noms, dit-elle.

— Pas de noms. Nulle part où aller, dit-il.

— On sait où on va. Vers le nord.

— Nulle part où aller là-bas.

— Vous pouvez nous lâcher où vous voulez, dit-elle. Mais il faut que vous me rendiez ce revolver. Je pensais pas à mal. C’est juste que j’avais besoin d’un véhicule. Je peux vous payer si vous voulez.

— Combien ?

— Pas beaucoup.

— Qu’est-ce que vous fuyez ?

— Oui, c’est vrai, dit Annalee, j’aimais bien là-bas. »

Maben prit le livre des mains de la fillette et le ferma. Annalee gémit et essaya de le lui reprendre mais Maben lui dit d’attendre une seconde.

« D’abord j’ai quelque chose à te demander, dit-elle.

— Quoi ? dit la fillette.

— Quand la dame a rangé nos affaires, qu’est-ce qu’elle a dit quand elle a trouvé le revolver ?

— Je sais pas.

— Essaie de te souvenir. Tu étais là avec elle ?

— Oui.

— Alors rappelle-toi. Qu’est-ce qu’elle a dit ? »

La petite posa un doigt sur son menton et regarda droit devant elle par le pare-brise. Elle fit la moue.

« Elle a dit merde alors.

— Et quoi d’autre ?

— Rien. Elle a demandé d’où ça sortait et j’ai dit que c’était à ma maman. Mais je l’avais jamais vu avant.

— Tu lui as dit ça ?

— J’ai dit que je l’avais jamais vu avant.

— Et ensuite ?

— Ensuite elle l’a pris et elle est partie. Elle avait l’air toute bizarre. »

Russell écoutait. Il n’était pas difficile de deviner qu’il leur était arrivé quelque chose à quoi elles ne s’attendaient pas. La femme avait l’air de quelqu’un pour qui ce n’était peut-être pas la première fois, mais il y avait une pointe d’inquiétude dans sa voix. Il la reconnaissait pour l’avoir entendue chez des hommes qui savaient de quoi demain serait fait et qui savaient qu’ils ne pouvaient rien y changer.

Ils arrivèrent en vue d’une aire de repos. Russell s’y engouffra et Maben ne dit rien. Un parking sous une lumière blanche de réverbères. Un petit bâtiment en brique abritant des sanitaires sur la droite. Un pavillon et des tables de pique-nique sur la gauche. Une femme qui promenait son chien dans l’herbe autour du pavillon, et des motos garées devant les toilettes et des hommes et des femmes habillés en cuir debout en train de fumer à côté des motos. Des distributeurs automatiques de boissons alignés contre le mur du bâtiment des sanitaires et au-dessus des machines une horloge ronde qui indiquait dix heures cinq.

Russell se gara près des motos. Coupa le moteur. Toucha la plaie sur son front.

« J’ai faim », dit la petite.

Maben ouvrit la portière et sortit et la fillette la suivit. Maben lui donna deux dollars et lui dit d’aller prendre quelque chose. Puis elle se rassit de côté sur son siège, les jambes ballant à l’extérieur du pick-up.

Russell prit le revolver et le fit passer d’une main dans l’autre.

« Joli joujou, dit-il.

— Je voulais pas de gosse », dit-elle.

Elle regardait Annalee, debout devant les distributeurs, qui n’arrivait pas à choisir.

Il voulut répondre qu’elle n’aurait pas dû dire des choses comme ça mais elle tourna la tête et continua.

« J’ai pas de quoi la nourrir. Pas de quoi lui donner un toit. Je sais même pas à quel moment c’est arrivé. Quelqu’un me l’a plantée dans le ventre et c’est tout. Je tournais en rond un jour et je me sentais mal et puis j’ai commencé à gerber et ça a continué comme ça jusqu’au moment où j’ai compris. Au début je voulais faire quelque chose mais la nuit tombait et puis le lendemain j’avais plus le courage. Je me suis même retrouvée dans une clinique une ou deux fois. Dans la salle d’attente avec une connerie de magazine. En sueur. Je restais assise là jusqu’à ce qu’on m’appelle et alors je me tirais. Et puis la nuit tombait encore et j’ai fini par me dire que je le garderais et qu’on verrait bien.

— Moi aussi, la nuit, ça me fait ça, dit-il. Me pousse à faire des trucs que je devrais pas.

— Doit y avoir quelque chose, acquiesça-t-elle.

— Vous avez des ennuis ? »

Elle hocha la tête et regarda la petite.

« De gros ennuis, si je me trompe pas, dit-il.

— Les ennuis, c’est toujours gros, non ? » dit-elle en se tournant vers lui.

On aurait dit que ses yeux avaient rétréci et s’étaient enfoncés dans son visage. Elle savait que des conversations au téléphone avaient lieu en ce moment même à son sujet.

« Il n’est pas à vous, ce revolver, dit-il.

— Non. »

Un éclair zébra le ciel, suivi du tonnerre, et les hommes et les femmes rassemblés autour des motos éteignirent leurs cigarettes et remirent leurs casques et leurs vestes. Les moteurs vrombirent et rugirent et pétaradèrent tandis que chacune des femmes trouvait son compagnon et grimpait derrière lui. Maben regarda Annalee qui se bouchait les oreilles, une cannette dans une main et une friandise dans l’autre. Un homme seul sur sa moto démarra en tête et les autres le suivirent, le grondement des bécanes décuplé par l’accélération, puis disparaissant à mesure que les bikers quittaient l’aire de repos et s’éloignaient dans la nuit. Quand le silence fut revenu, la fillette se dirigea vers le pick-up, mais Maben lui dit d’aller s’asseoir à une table de pique-nique. Juste un moment. Il faut que je parle au monsieur.

« Qu’est-ce qu’on est censé faire quand il faut que personne nous retrouve ? demanda-t-elle en jetant sa cigarette sur l’asphalte.

— Bonne question, dit-il.

— Et qu’est-ce qu’on est censé faire quand on aime quelqu’un et qu’on sait que si jamais on nous retrouve on nous la prendra ? »

Russell remua sur son siège. Laissa échapper un soupir.

« Encore meilleure comme question », dit-il.

Annalee s’était assise sur la table de pique-nique et balançait ses jambes dans le vide. Elle mangeait sa barre de chocolat avec précaution, comme si elle portait sa plus belle robe.

« Ça vaudrait mieux pour elle de toute façon, dit Maben.

— Vous en savez rien.

— Si. Je sais. Je le savais pas jusqu’à maintenant. Mais maintenant je sais. Y a deux heures, j’avais du boulot et on avait un endroit où dormir en paix. Même si c’était que pour quelques jours. Je savais pas ça, alors. Et si je le savais, je voulais pas le reconnaître. Mais maintenant je sais. »

Russell ralluma une cigarette avec la fin de la précédente. Une voiture arriva sur l’aire de repos et un petit garçon jaillit de la banquette arrière et courut aux toilettes et son père lui courut après en lui disant retiens-toi retiens-toi.

« Peut-être que si vous me racontiez ce qui se passe je pourrais trouver un moyen de vous aider, dit Russell.

— Et peut-être que Jésus va descendre de ses grands chevaux et venir nous préparer un bon petit gueuleton.

— Peut-être bien.

— Mais sans doute pas.

— Mais peut-être.

— J’ai fait quelque chose que n’importe qui d’autre aurait fait et c’est fini et voilà c’est comme ça.

— Et vous le referiez ?

— Je vois pas pourquoi je le referais pas.

— Eh bah, alors, arrêtez de vous inquiéter.

— Vous savez comme moi que c’est pas comme ça que ça marche. »

Il enleva les balles du barillet puis lui rendit le revolver. Glissa les balles dans sa poche de poitrine.

« Le truc, c’est que vous savez pas ce que je peux ou ce que je peux pas faire. Soit je peux vous aider, soit je peux pas. C’est pas plus compliqué. Mais vous le saurez pas comme ça. Et j’ai comme l’impression que vous avez pas grand-chose à perdre. »

La fillette termina sa friandise, sauta de la table et se rapprocha d’eux, les yeux rivés au sol et mettant un pied devant l’autre comme si elle marchait sur un fil. Maben se retourna vers Russell qui se grattait la barbe.

« Vous habitez où ? demanda-t-elle.

— À six rues à peu près de l’endroit où vous m’avez pointé ce truc sur l’oreille.

— J’ai vécu à McComb y a longtemps.

— Je vous ai vue passer la serpillière au café. Vous devez toujours vivre là-bas, j’imagine.

— On est arrivées à pied hier. Ou la veille.

— À pied ?

— Arrivée à pied, partie en courant. Des années que j’étais pas revenue. Depuis longtemps avant elle.

— Comment vous vous appelez ? »

Elle se pencha et rangea le revolver dans le sac.

« Tout ce que je vous demande c’est de nous emmener. Si vous ne voulez pas, tant pis. On s’arrêtera ici. Mais je vous serais reconnaissante si vous nous emmeniez un peu plus loin. »

Russell hocha la tête. Annalee les rejoignit et Maben lui tint sa cannette tandis qu’elle grimpait dans le pick-up, passait devant sa mère et se rasseyait entre eux.

« Je suis coupable de pas mal de trucs, mais vous laisser là toutes seules, ça non, dit-il en démarrant. Je peux aller un peu plus loin.

— Je peux avoir mon livre ? » demanda la fillette.

Maben le lui rendit. Au-delà des lumières de l’aire de repos, il n’y avait plus que l’obscurité, et derrière eux le noir de la nuit striée par les éclairs de l’orage approchant.

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