« Je te jure que j’en ai pas la moindre idée, de ce qui se passe au juste », dit Russell en se frottant la nuque.
Il regarda du côté de la grange et de l’étang. Secoua la tête.
« Depuis que je suis descendu de ce car, j’ai comme l’impression qu’il y a quelque chose dans l’air par ici. Quelque chose qui se trame. Je sais pas ce que c’est. Mais je le sens. »
Russell se pencha, arracha un brin d’herbe et le jeta.
« Tu te rappelles quand je ramenais des chiens à la maison parfois ?
— Tes vieux clébards. Je me souviens. Ta mère détestait ça.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils finissaient toujours par décamper au bout de quelques jours et ça te rendait malade.
— Justement. C’est ça que je voulais te dire. Ces deux-là, c’est pareil. Comme ces chiens errants. Peu importe par quoi ils sont passés. Peu importe qu’ils crèvent de faim. Tu leur donnes à manger, un endroit douillet où dormir, et malgré tout ils finiront par se barrer. Et elle aussi, c’est ce qu’elle fera, alors laisse-les rester ici quelque temps et je te garantis qu’un matin on la verra s’en aller en traînant la petite par la main. Et c’est pour ça que je te dirai rien d’autre, à part que je les ai trouvées et qu’elles ont besoin d’un toit et que tu sais très bien pourquoi je ne peux pas les accueillir chez moi. »
Mitchell revint s’asseoir sur la véranda. Consuela sortit de la cuisine, un plateau entre les mains avec des sandwichs jambon-fromage, quelques biscuits secs et du Coca. Elle entra dans la grange et monta l’escalier. Une minute plus tard elle en ressortit et retourna dans la maison, passant devant les deux hommes comme s’ils n’étaient pas là. Russell hésita à dire à son père qui était cette femme mais décida finalement de le garder pour lui. Il se leva, alla dans la grange et les trouva toutes deux assises sur le lit. Pieds nus, en train de manger.
« Quand vous aurez fini, je voudrais que vous preniez ce truc et que vous veniez avec moi. Annalee pourra aller regarder la télé dans la maison. »
Maben hocha la tête. Déglutit avec difficulté une grosse bouchée de son sandwich. Russell regarda autour de lui. Son père et lui avaient aménagé cette chambre dans la grange pour ses dix-sept ans, contre l’avis de sa mère. Un endroit rien qu’à lui, en dehors de la maison mais à portée de main. Il repensa aux filles qu’il avait fait venir en douce pendant la nuit. Aux cerfs traversant le pré sur lesquels il avait tiré depuis la fenêtre. À tous les moments qu’il avait passés ici à traîner et à boire avec ses copains jusqu’à s’en abrutir. Il repensa au jour où il avait dit à Sarah sur le ton de la plaisanterie que c’était là qu’ils s’installeraient quand ils se marieraient et non ce n’était pas Sarah et non il n’était pas marié mais sans l’avoir voulu il ne s’était pas trompé au bout du compte puisqu’il était là à présent avec cette femme et cette gosse dont il essayait de prendre soin. Pour le moment en tout cas. Annalee toussa. Le bruit le tira de sa rêverie et il répéta à Maben de descendre quand elles auraient fini. Avec ça, dit-il en pointant du doigt le revolver. Elle s’arrêta de mâcher et dit je sais que c’est un flingue et elle sait que c’est un flingue alors pourquoi vous appelez pas ça un flingue.