De près, ses cheveux bruns tiraient légèrement sur le roux. Elle portait un pantalon noir et des bottines noires. Un chemisier blanc, les quatre boutons du haut défaits, donnant au col la forme d’un V.
Ils s’assirent côte à côte sur les marches, les yeux fixés sur la maison d’en face. Elle ôta ses bottines et soupira. Elle ne portait pas de chaussettes, et Russell regarda ses pieds. Le vernis rouge écaillé sur ses orteils. Puis ses mains. Elle avait les ongles lisses, et on devinait une inscription à moitié effacée sur sa main gauche. Elle portait son alliance et une montre.
« Tu n’as pas changé », dit-il.
Elle esquissa un sourire.
« Je t’en prie.
— Si, je t’assure.
— Toi, par contre, dit-elle, tu aurais besoin d’une cure de bons petits plats.
— Je vais me rattraper, t’inquiète. »
Elle inclina la tête et le dévisagea.
« Sympa, ton déguisement », dit-elle.
Il passa la main sur le chaume qui lui hérissait le menton.
« Les avis sont partagés. Mais je trouve que ça marche pas mal pour passer incognito.
— Je ne t’aurais pas reconnu dans la rue.
— Et moi je ne t’aurais pas laissée passer ton chemin. »
Elle colla ses paumes l’une contre l’autre. Baissa les yeux. Remit ses bottines.
« Tu vas bien ? »
Il se laissa aller en arrière, les coudes calés sur les marches.
« Oui. Ça va.
— Ton père doit être tellement content.
— Ça oui.
— Ta mère aussi l’aurait été, j’imagine.
— Ça lui aurait fait plaisir de me voir assis là.
— Je parie qu’elle sourit en ce moment même, où qu’elle soit.
— J’espère. »
Sarah coinça ses deux mains accolées entre ses genoux, les doigts entrecroisés, frottant ses pouces l’un contre l’autre.
« Alors. Qu’est-ce que tu vas faire ? Aider Mitchell ?
— Non. Mitchell n’a plus besoin d’aide pour grand-chose. Il a presque tout vendu, à part cette petite baraque, et encore, j’imagine qu’il ne l’a gardée que pour moi. »
Il se leva et alla prendre son paquet de cigarettes dans le pick-up. Puis il revint s’asseoir à côté d’elle en s’en allumant une. Il lui en proposa une et elle hésita. Sourit, puis lui dit j’ai arrêté. Oh, et puis merde, après tout, ajouta-t-elle aussitôt. En souvenir du bon vieux temps. Et elle prit une cigarette, l’alluma, et ils restèrent assis là à fumer ensemble.
« Très chouette, ta maison, dit-il au bout d’un moment. Bleue. Une idée à toi, je parie.
— Fais un tour dans le quartier un de ces jours et tu verras, toutes ces grosses baraques sont blanches. J’en pouvais plus.
— Les voisins ont rien dit ?
— Non, à part une vieille qui est venue nous voir pendant qu’on peignait la façade pour nous dire que c’était irrespectueux, ce qu’on faisait à cette maison.
— Qu’est-ce que tu as répondu ?
— Rien. Qu’est-ce que tu veux répondre à des gens comme ça ?
— Dégonflée.
— Pas dégonflée. Mature.
— Bonnet blanc, blanc bonnet. »
Il envoya voler sa cigarette dans les buissons et pensa à la fille qu’il avait connue, celle qui taguait les panneaux stop, éclusait les bières et plongeait toute nue. Il l’imagina en train de se retenir de dire à cette vieille ce qu’elle aurait voulu lui dire. Peut-être que ses gamins n’étaient pas loin. Ou son mari. Ou peut-être était-elle devenue ainsi, tout simplement.
« Tu m’en veux toujours ? » demanda-t-elle.
Il secoua la tête.
« Non.
— Tu es sûr ?
— Je te l’ai dit à l’époque et je te le redis aujourd’hui. J’ai aucune raison de t’en vouloir. Et si je me souviens bien, tu m’as dit la même chose. »
Au début, elle se tapait les quatre heures de route deux fois par mois pour venir le voir et parler avec lui trente minutes. Prenant seule le volant pour se rendre au milieu de nulle part, traversant le désert du delta pour arriver à ce palais de béton où les criminels essayaient de survivre les uns contre les autres. Fouillée par des hommes armés. Palpée à des endroits du corps où il aurait été impossible de cacher quoi que ce soit. Il était mortifié qu’elle voie le genre de personnes avec qui il vivait, et le genre de personnes qui venaient leur rendre visite. Elle se forçait à sourire, et se forçait à parler du monde extérieur, mais son visage tendu ne laissait planer aucun doute sur ce qu’elle ressentait vraiment.
« Je ne crois pas que je pourrai revenir, Russell, avait-elle fini par lui dire au bout de deux ans, la voix chevrotante et les yeux embués.
— Je ferais pareil si j’étais à ta place. Ça rime à rien. »
Il savait depuis longtemps que ce moment arriverait, et d’une certaine manière il avait été soulagé d’entendre ces mots, mais il n’avait pas pu lever les yeux en lui répondant.
« Comment ça, ça rime à rien ?
— Ça rime plus à rien. Tu sais très bien ce que je veux dire.
— Tu n’es pas obligé de le formuler comme ça, dit-elle.
— Y a pas d’autre façon de le formuler.
— Je sais.
— Bon. Moi aussi, je sais. Alors vas-y, et ne reviens pas. »
Il s’était entraîné à cette dureté, dans la solitude de sa cellule, s’adressant à une paroi de béton comme s’il parlait à la femme qu’il aimait. La femme qu’il devait convaincre, il le savait, de continuer à vivre sans lui.
« Pour de vrai, avait-il dit. Ne reviens pas. »
Elle avait regardé les autres autour d’eux dans le parloir. Se retenant pour ne pas fondre en larmes. Alors il lui avait dit que ce n’était facile pour personne. Aujourd’hui ou dans un an, peu importe. Ça ne sera jamais facile, et la seule chose à faire, c’est de te lever, de remonter dans ta voiture et de t’en aller. Sans même me regarder.
Et c’est ce qu’elle avait fait. Elle avait sorti un mouchoir de son sac à main, s’était essuyé le nez et les yeux, puis elle s’était levée sans le regarder, et elle s’était dirigée vers la porte sans le regarder, et pendant qu’elle retraversait le delta, elle avait arraché le rétroviseur intérieur et l’avait jeté par la vitre.
Il n’avait reçu qu’une seule lettre après cette dernière visite, trois ans plus tard, dans laquelle elle lui parlait de sa nouvelle vie. Il l’avait jetée dans les toilettes, mais il avait gardé l’enveloppe, dans l’idée de se rendre à cette adresse, un jour, peut-être, et de voir si elle accepterait de poser de nouveau les yeux sur lui. Comme elle le faisait à présent.
« Tu veux une bière ? lui demanda-t-il.
— Déjà que je fume une cigarette alors que je ne devrais pas…
— Pourquoi tu ne devrais pas ?
— Parce que, Russell.
— Bon. Alors, tu en veux une ou pas ?
— J’en ai envie. Mais non. Il faut que j’aille chercher les enfants.
— Les enfants. Au pluriel.
— Au pluriel.
— Combien ?
— Des jumeaux et une fille.
— Quel âge ?
— Les garçons ont quatre ans et la petite presque dix-huit mois.
— Et qui est notre héros ?
— Arrête.
— Je sais. Pardon.
— Je croyais que tu ne m’en voulais pas.
— Je ne t’en veux pas, à toi. Mais j’en veux à la terre entière pour un tas de trucs. J’imagine que tu peux comprendre. »
Elle posa sa cigarette sur les marches du perron.
« Oui, je peux comprendre.
— S’il y a quelqu’un qui devrait comprendre, parmi tous les gens que je connais, c’est bien toi.
— Je comprends, je t’assure. Bon sang. Moi aussi j’ai du mal à tourner le dos à tout ça. »
Il se leva et se mit à marcher dans le jardin. Les mains dans les poches. Se tourna vers elle. Regarda les bâches bleues. Le vieux Ford.
« Tes fenêtres, dit-elle. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— J’ai décidé de les remplacer, c’est tout. Tu sais ce que c’est, les vieilles maisons… »
Et soudain il n’avait plus envie que d’une seule chose : le silence. Plus un mot. Il voulait retourner s’asseoir à côté d’elle et lui prendre la main. Il se dit que s’il pouvait faire ça, alors il restait de l’espoir. L’espoir de se sentir vraiment revenu chez lui.
Alors il retourna s’asseoir à côté d’elle et il lui prit la main. Et elle le laissa faire sans rien dire pendant un long moment, un moment qui les ramenait à une époque lointaine. Mais elle finit par retirer sa main, puis elle lui caressa le dos et elle se leva pour sortir un bout de papier de sa poche. Elle le lui tendit et il le regarda. Le petit mot qu’il avait laissé dans sa boîte aux lettres.
« Russell, dit-elle. Tu ne peux plus faire ça. »
Il froissa le bout de papier et le garda dans son poing.
« D’accord.
— Je ne plaisante pas.
— D’accord.
— Toi et moi, ce n’est plus pareil désormais. Plus du tout pareil.
— Je sais. Mais ça ne veut pas dire que je ne t’aime pas. »
Elle croisa les bras. Leva les yeux vers le ciel.
« Ça ne veut pas dire que je ne t’aime pas, moi non plus. Simplement que c’est comme ça et qu’on n’y peut rien.
— Ça veut dire ça et pas mal d’autres choses.
— Et d’ailleurs ce n’est sans doute plus le même genre d’amour.
— Pour toi, peut-être.
— Je ne pourrai pas revenir. Il faut que tu me promettes de ne plus t’approcher de la maison.
— Promis.
— De toute façon je ne suis pas sûre que tu aimerais beaucoup la personne que je suis devenue.
— Je pourrais dire la même chose. Mais je parie que si, je l’aimerais quand même.
— Oui, dit-elle. Moi aussi. »
Elle sortit alors de son autre poche une bague. L’alliance qu’il lui avait donnée. L’alliance qu’elle avait acceptée. Elle la posa au centre de sa paume et la lui tendit.
Il la regarda.
« Je n’en veux pas. »
Elle fit un pas en avant et posa l’alliance sur les marches, juste à côté de lui.
« Il faut que j’y aille, dit-elle.
— Sarah, reprends ça. C’est à toi.
— C’était. Il y a longtemps. »
Il hocha la tête. Et elle hocha la tête. Et elle resta là, à attendre qu’il se lève. Qu’il ajoute quelque chose. Mais il ne bougea pas et ne dit rien. Alors elle remonta dans sa voiture. Elle lui lança un regard en s’éloignant, mais ne lui adressa aucun signe d’adieu. Et lui non plus.