Russell cala le fusil derrière le siège du pick-up et alla en ville boire un café. Il s’installa au comptoir tandis que la foule du samedi soir grossissait un peu plus chaque fois que tintait la sonnette de la porte d’entrée. La serveuse venait sans cesse remplir sa tasse tandis qu’il déchirait une serviette en papier pour en faire un petit tas de confettis.
Derrière lui, une jeune fille renversa son verre de thé glacé, ce qui fit sursauter sa sœur qui renversa le sien et les deux verres tombèrent de la table et se brisèrent en mille morceaux. La mère gronda la coupable du regard et sa fille lui dit qu’elle n’avait pas fait exprès. Sims arriva avec un torchon, mais ça ne suffirait pas, alors il retourna en cuisine, et il revint suivi d’une femme qui portait un plateau. Les cheveux noués en queue-de-cheval à la va-vite. La famille s’écarta de la table pour la laisser ramasser les morceaux de verre par terre, puis elle débarrassa les assiettes éclaboussées de thé. Sims installa la famille à une autre table tandis que la femme allait poser son plateau sur le comptoir, puis elle disparut dans la cuisine, revint munie d’une serpillière et d’un seau, et se mit à nettoyer le sol sous la table et les chaises.
Russell paya son café et sortit. Alluma une cigarette, leva les yeux vers la lune tout juste apparue dans le ciel, puis il se rendit à l’Armadillo et s’installa au bar. Deux hommes étaient assis à l’autre bout. Jeunes, chemises crasseuses, ongles en deuil. Le barman était penché sur le comptoir et discutait avec eux. Il n’y avait personne d’autre et la musique était éteinte. Russell demanda une bière. Le barman sortit une bouteille de la glacière, la lui apporta, puis retourna parler avec ses copains sans lui avoir adressé un seul mot.
Un groupe de femmes entra et s’installa à une table, puis deux garçons qui déguerpirent dès que le barman leur demanda une pièce d’identité. À part ça, l’endroit était plutôt calme. Russell regarda la petite aiguille de l’horloge accrochée au-dessus du comptoir franchir le huit, puis se rapprocher du neuf, et il se demandait pourquoi la fête battait son plein ici le jeudi soir mais pas le samedi. Un éclat de rire collectif retentit à la table des femmes. Russell tourna la tête dans leur direction et aperçut alors une autre femme, debout sur le seuil. Elle entra et regarda autour d’elle d’un air timide. Les genoux râpés, les épaules maigrichonnes. Les femmes attablées la dévisagèrent puis se mirent à échanger des murmures tandis qu’elle s’approchait du bar et s’asseyait trois tabourets plus loin, un billet de vingt dollars serré dans la main. Elle tourna la tête vers Russell et le surprit en train de la regarder, et il reconnut la femme qu’il avait vue passer la serpillière dans le café. Elle demanda au barman combien coûtait une bière et le barman lui répondit Un dollar cinquante. Elle réfléchit un moment, puis lui dit qu’elle en voulait une. Le dos de son chemisier était trempé de sueur après une journée de travail. Le barman la servit, et quand elle leva sa bouteille de bière sa main tremblait légèrement.
L’endroit était différent ce soir, sans les musiciens, sans la foule, et il regrettait à présent de ne pas avoir pris le numéro de téléphone de Caroline la dernière fois. Il regrettait d’être parti comme un voleur au milieu de la nuit. Il imagina le plaisir qu’il aurait à se glisser au lit avec elle à cet instant, sous un filet d’air conditionné, les couvertures remontées jusqu’au menton. Il regarda la maigrichonne et la vit serrer les billets que lui avait rendus le barman comme si elle craignait qu’ils ne s’envolent. Elle n’était plus assise sur le tabouret mais debout à côté. Elle termina sa bière puis s’essuya la bouche du revers de la main. Jeta un bref regard autour d’elle, puis s’en alla.
Russell fit signe au barman et dit Une autre.