Chapitre 8

Il y avait déjà beaucoup de femmes à l'intérieur de la grande salle.

C'était une coutume qui s'était peu à peu instaurée pour les dames de Gouldsboro, dès que cette habitation avait été construite, de se rejoindre le matin aux premières heures, après que les enfants eurent été levés et les époux partis à leurs travaux. Elles y tenaient un peu conseil et se permettaient quelques collations, tranquillement assises devant leur assiette, hors du souci de servir la tablée familiale. Chacune ensuite retournait à ses occupations ménagères.

Angélique aperçut tout de suite Mme Manigault qui se leva et vint leur faire une petite révérence.

Des enfants et des adolescents, au-dessus d'un cuveau de bois, écaillaient des poissons. Ils saluèrent aussi gaiement. Mme Manigault souriait autant que taire se peut pour son visage habituellement renfrogné.

Peyrac lui rendit son sourire.

– Je vois qu'on a ouvert les caisses aux porcelaines, dit-il. C'était un fret assez délicat que ces faïences à ramener d'Europe, mais Erickson n'a pas ménagé la paille, et il paraît qu'il n'y a pas de pertes trop graves à déplorer.

– Non, sauf l'anse d'un bassin de Limoges et quelques pièces d'un four hollandais. Mais M. Mercelot nous a promis de recoller tout cela.

Quelques dames apportèrent sur la table certaines pièces de ces faïences, qui, ce matin-là, défrayaient les conversations, sujet plus réjouissant et combien plus passionnant que piraterie, combat et pendaison, trahison et naufrages, blessés et morts, dont on avait été recrus ces jours derniers.

La présence du comte de Peyrac et d'Angélique, assis côte à côte et apparemment réconciliés, ajoutait à la quiétude générale.

Chacune des familles de Gouldsboro avait reçu un présent à accrocher ou à ranger sur son vaisselier, qui une soupière, qui un choix de quelques assiettes, ou bien un pichet, une corbeille, un grand plat, objet de confort et de bon aloi, qui donnerait à leurs rustiques demeures un lustre nouveau.

– Nous voilà comme des princes, conclut Mme Manigault, on aurait dû commencer par cela. Ouvrir les caisses au lieu de se disputer.

– Et vous, ma mie, avez-vous eu le temps de dénombrer vos présents ? interrogea en aparté Joffrey de Peyrac, penché vers Angélique.

– Oh ! Non ! Je n'y avais pas le cœur.

Elle demeurait préoccupée par les paroles de Berne, et mangeait distraitement. Peyrac l'observa.

– Quel est votre nouveau souci ?...

– Je pense à ce gouverneur français inopportun. Allez-vous être obligé de vous rendre au fond de la Baie Française ?

– Nous verrons. Pour l'instant et même si tous ces messieurs du Canada étaient en danger d'être scalpés ou chargés de fer dans l'heure suivante, je ne vous quitterais pas de deux jours au moins. Je ne suis pas un toton à la disposition de toutes les nations qui se mettent dans un mauvais cas.

Cette promesse rasséréna Angélique. Deux jours. C'était sans fin !... Elle fit boire et manger le chaton sous l'œil intéressé de quelques petits enfants, puis s'entretint avec Mme Carrère sur la possibilité de reloger la duchesse. Il y avait une maison à la sortie du village, dont l'habitant était parti trafiquer de la fourrure à l'intérieur des terres. La duchesse et sa suite y seraient peut-être un peu serrées mais à la guerre comme à la guerre, quand on s'en va au Canada faut s'attendre à tout... Angélique s'informa également si les vêtements d'Ambroisine de Maudribourg avaient pu être remis en état.

— Pas encore. Il a fallu que je trouve tous les fils de l'arc-en-ciel pour ravauder de telles nippes !... Vous savez, il y avait quelque chose de pas net dans ces vêtements...

– Que voulez-vous dire ?

– Les taches, les déchirures...

– Après un naufrage comment voulez-vous qu'ils soient ?...

– C'est pas ça ! Enfin, j'peux pas dire...

Angélique quitta l'auberge après avoir fait promettre à son mari de la rejoindre au fort, au moins vers la fin de la matinée afin qu'ils puissent prendre un repos ensemble, et aussi de ne pas subitement quitter l'établissement pour des expéditions guerrières sans l'avertir. Il rit, renouvela ses promesses, et lui baisa le bout des doigts.

Mais, malgré cela, elle n'était pas tranquille. La peur de le perdre encore s'était ouverte devant elle comme un abîme mortel, et elle n'arrivait pas tout à fait à se détourner de cette vision.

Pourtant, quand elle vit le soleil percer définitivement les brumes et Gouldsboro étinceler avec ses maisons de bois clair, ses falaises vernissées d'émeraude sous l'abondance des arbres, ses plages, ses promontoires de rocs éboulés, bleus par là, mauves ou roses ici, la joie eut raison d'elle, et elle se dit qu'elle était la plus heureuse des femmes. Quoi qu'il arrivât, les obstacles seraient aplanis. On ne peut rien bâtir sans lutte.

En approchant du fort elle émit le vœu que la duchesse fût assez rétablie pour pouvoir déménager, afin qu'elle puisse se retrouver seule chez elle avec son bonheur, son cœur nouveau. L'envie la prenait maintenant de détailler le contenu des caisses apportées par le Gouldsboro. Elle n'y avait fouillé que hâtivement, cherchant une robe afin d'assister, qui sait, à la pendaison de Colin. Quel souvenir horrible et comme la sérénité de ce jour nouveau en prenait plus de valeur encore ! Elle installerait son chat. Il guérirait vite, ayant trouvé sa nécessité première : un gîte, une présence, un peu de nourriture.

Comme elle allait s'engager dans l'escalier intérieur du fort, elle entendit des voix qui semblaient discuter de façon acerbe, puis le capitaine Job Simon sortit de l'appartement en ployant sa haute silhouette pour ne pas heurter son front déjà endommagé. La tête rentrée dans les épaules et comme accablé d'un fardeau écrasant, il paraissait presque bossu. Il jeta un regard sombre à Angélique.

– Et voilà ! dit-il. Non seulement j'ai perdu mon bateau, mais encore je me fais engueuler. Vous trouvez ça juste, vous ?...

Malgré son visage puissamment laid et qui de plus se présentait ce matin hérissé de poils grisâtres, l'humanité de son regard gris enfoui sous d'énormes sourcils lui donnait l'apparence d'un chien triste qui quémande un peu d'affection.

– Vous avez sauvé votre licorne, lui dit-elle pour le réconforter, n'est-ce pas un bon signe, un présage pour l'avenir ?

– Oui, p't-être ben ! Mais faudrait la redorer. Où est-ce que je peux trouver ici de la feuille d'or ? C'est léger comme un souffle ces choses-là et ça coûte gros. C'est pas demain que je la remettrai à la proue d'un navire ! Je suis miné, moi. Et encore on me fait des reproches.

– Entre nous, capitaine, n'êtes-vous pas un peu coupable ? Si vous deviez aller à Québec comment avez-vous fait pour vous égarer dans nos parages ?

Il parut frappé de sa réflexion et la considéra songeusement, puis poussa un énorme soupir.

– Soit ! Mais pour le naufrage, ça, ce n'est pas ma faute.

– Et de qui alors ?

– Ces salauds de naufrageurs, ceux qui ont remué les lanternes sur les falaises pour nous attirer sur ces saloperies de récifs.

Il parut tout à coup se raviser.

– ... Qu'est-ce que vous avez dit à propos de ma licorne ? Que je pourrais la redorer ? C'est une idée !... Mon père était doreur à la feuille. Je connais un peu le métier... Mais il faudrait trouver de l'or. Où voulez-vous qu'on trouve de l'or dans ce foutu pays plein de démons et de naufrageurs ?...

– Qui sait ? Peut-être en trouverons-nous ! Vous n'ignorez pas que l'or est l'affaire du démon !...

– Faut pas plaisanter avec ça, madame, s'écria Adhémar qui l'avait suivie.

Le capitaine se signa énergiquement, mais il n'en ajouta pas moins :

– Tant pis ! Tant pis pour le démon. Si vous me trouvez de la feuille d'or pour ma licorne, je suis votre homme ! Merci d'avance, madame ! Vous au moins, vous êtes bonne.

Il s'en alla, apparemment revigoré.

Le petit chat s'échappa des bras d'Angélique et vint flairer la porte.

– Attention qu'il ne se sauve pas encore !... Rattrape-le, Adhémar ! Pourquoi es-tu tout le temps sur mes talons, mon pauvre garçon ?

– Vous croyez que j'ai envie d'être pendu comme l'a dit ce gouverneur d'Acadie !... Et puis il fallait que je vous raconte mon rêve. J'ai vu un ange mais il était rouge, entièrement rouge, de la tête aux pieds, c'est pas normal pour un ange...

Angélique entrait dans la chambre. Le petit chat y pénétra d'un air de propriétaire. La queue droite, il alla immédiatement vers le carré de lainage qu'elle lui avait dévolu la veille, s'y installa, et là se mit à se laver avec soin.

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