Chapitre 21
Immédiatement en arrivant sur le port, le regard du père de Vernon avait été attiré par là flotte qui mouillait à l'ancre dans la rade.
– Je sais que vous êtes marin ! lui dit Peyrac. Rafraîchissez-vous ! Et puis allons voir les navires.
Angélique et Ambroisine de Maudribourg les rejoignirent sur le môle, où, dans l'attention générale, le comte de Peyrac détaillait pour son nouvel hôte les particularités de chacun de ses vaisseaux et embarcations.
– Comme c'est gai ici, dit la duchesse à mi-voix, il y a toujours quelque chose qui arrive !... Ce Jésuite a l'air d'une distinction remarquable. Je ne sais pourquoi. Je lui trouve une sorte de ressemblance avec votre mari.
– Oui, peut-être... en effet.
La réflexion d'Ambroisine était juste. D'un type physique à peu près semblable, grands, bien découplés, vigoureux, les deux hommes, le Jésuite et le gentilhomme d'aventures, étaient surtout proches par la force intérieure que l'on sentait émaner d'eux, une fougue maîtrisée, une préhension attentive du monde extérieur, une volonté qui ne se détournait pas facilement de son but. Enfin, ils partageaient cette faculté d'apprécier de la vie des aspects divers, comme celle de goûter toutes les nuances d'une belle construction navale.
Les yeux sombres de Jack Merwin brillaient tandis qu'il écoutait Peyrac lui détailler les différentes unités de sa flotte, conçues et exécutées dans des buts très précis de transport, ou de pêche, ou de cabotage, voire de simple course, ceci étant entendu non dans le sens qu'il avait pris avec les corsaires de navires de bataille, mais de navires de vitesse.
– Il faut parfois pouvoir se déplacer sur la mer plus vite que quiconque, comme un cheval pur-sang bien reposé et entraîné dépasse sans peine les six chevaux d'un attelage. À cette fin, voici ce petit voilier très léger, bas sur l'eau.
– Je ne vois que huit hommes d'équipage et rien pour se loger. Pourtant ce n'est pas une barque.
– C'est un sambour du Yémen, dans la mer Rouge, en bois de Java imputrescible. Fin voilier, pouvant filer douze nœuds avec ses deux voiles par bon vent.
– Il a un très faible tirant d'eau.
– Et peut se faufiler dans toutes les criques qui ne manquent pas ici.
Les navires de pêche étaient du type des baleiniers basques.
Il y en avait deux. Le troisième était en train de pêcher la morue sur le golfe Laurentien. Il rentrerait à l'automne, lorsque les aloses appelées shads par les Bostoniens descendraient par millions les fleuves côtiers où elles avaient frayé. Quelques petits yachts hollandais, plus lents mais souples à la manœuvre et pouvant contenir beaucoup de marchandises, servaient au cabotage, mais aussi, à l'occasion, au transport d'hommes armés.
Le Gouldsboro restait le joyau de cette petite flotte indépendante, mais déjà plus puissante et plus active que n'en avait aucun des ports de la région.
– Je me suis associé avec Rieder de Boston pour dessiner les plans, expliqua Peyrac.
– Il est originaire de Rotterdam, n'est-ce pas ?
– En effet. Nous sommes assez fiers du résultat, car nous avons pu réunir dans une cote pas trop mal taillée des exigences contradictoires : son armement en corsaire et sa grande capacité de fret.
– Et cette caravelle ? interrogea Villedavray. Elle paraît solide mais peu digne des nouveautés de votre flotte. Tout juste bonne pour Christophe le Juif8. En revanche, quel admirable tableau sur la tutelle : la Vierge parmi les Anges. Cette Vierge est d'une beauté ! Je ne sais si c'est une impression, mais, ma foi, oui elle vous ressemble, chère Angélique !... Ne trouvez-vous pas, comte ?...
Il y eut un froid. Si Angélique avait pu se féliciter du tact du Jésuite, en contrepartie, elle ne pouvait guère en faire autant pour celui du gouverneur de l'Acadie. Il avait vraiment l'art de dire ce qu'il aurait mieux valu taire. Et ce n'était pas la première fois qu'elle le surprenait à ce petit jeu.
« Tu me le paieras », pensa-t-elle.
– C'est mon navire, intervint Colin Paturel. Le Cœur-de-Marie...
– Oh ! Vraiment ! s'extasia le marquis en regardant avec candeur le grand géant blond. Eh bien ! Vous me recommanderez à votre peintre, mon cher ! Je veux faire barbouiller quelque chose de cette sorte sur mon propre voilier : c'est un chef-d'œuvre !
– Si le vôtre n'est pas déjà aux mains des Anglais ou envoyé par le fond dans la rivière Saint-Jean, glissa Angélique.
Le visage ouvert et heureux du marquis de Villedavray se froissa soudain dans une expression chagrine.
– Oh ! Vous n'êtes pas gentille de me rappeler cela, fit-il avec reproche, voyons ! j'étais là heureux, je me détendais un peu en cette intéressante compagnie, et me voici de nouveau tourmenté. Vraiment, ce n'est pas gentil du tout de votre part, Angélique !... Mais qu'attendez-vous donc pour partir chasser ces Anglais ? trépigna-t-il tourné vers Peyrac et frappant le môle du bout de sa canne à pommeau d'argent. À la fin, c'est intolérable ! Si cela continue, je me plaindrai de vous à Québec... Je vous en préviens. Ah ! Cessez de rire ! Ce n'est pas drôle. Qu'attendez-vous donc à la fin ?
– Peut-être ceci ! dit le comte en désignant quelque chose vers l'horizon.
Il prit à sa ceinture la longue-vue et la déploya avant d'en porter l'extrémité à son œil.
– C'est bien lui ! murmura-t-il.
Depuis plus d'une heure une voile se distinguait du côté de la barre, louvoyant comme en attente de l'heure favorable pour pénétrer dans le port.
À cet instant même, le navire faisait son entrée, un petit yacht trapu et bien posé sur les flots.
– Le Rochelais ! s'écria Angélique avec un vif sursaut de joie.
Ambroisine la regarda étonnée. À son tour le marquis tirait d'une poche de son gilet broché une petite longue-vue cerclée d'or. Son expression boudeuse se transforma.
– Mais quel est cet admirable jouvenceau que j'aperçois à la proue ? s'exclama-t-il avec enthousiasme.
– C'est le capitaine, répondit Peyrac, et par la même occasion, notre fils, Cantor.
– Quel âge a-t-il ?
– Seize ans.
– Est-il aussi bon navigateur qu'Alexandre ?
– C'est à estimer.
Angélique ne s'attendait pas à un retour si prompt du Rochelais. Mais elle en fut très heureuse et comme soulagée. La dispersion de ses enfants – Honorine à Wapassou, Cantor sur la mer, Florimond au fin fond des forêts du Nouveau Monde – lui causait une inquiétude sourde. Elle aurait voulu à nouveau les rassembler sous son aile, comme toutes les mères à l'heure du danger. Enfin Cantor était là.
La mer ayant baissé, il ne pouvait aborder le môle. Il mouilla entre le Gouldsboro et le chébec de son père, descendit sa chaloupe, et toute la compagnie se déplaça pour l'accueillir au rivage.
– Quel bel enfant ! dit la duchesse de Maudribourg à Angélique, vous devez être fière de lui, madame.
– En effet, convint-elle.
Elle aimait reconnaître sur ce franc et rond visage encore puéril l'air vaillant et quelque peu distant de son Cantor, jeune prince né pour un autre destin, mais qui abordait la grève avec l'assurance courtoise qu'il eût affectée devant le roi. Il salua son père d'un mouvement de tête respectueux et militaire, baisa la main de sa mère.
– Il est charmant ! répéta Villedavray.
– Il a l'air d'un archange, fit la duchesse de Maudribourg.
Le comte le présenta aux quelques personnes qui étaient arrivées à Gouldsboro en l'absence du jeune garçon.
Ces présentations furent interrompues par l'arrivée impétueuse de Wolverines qui surgit à sa façon habituelle d'un boulet traversant un jeu de quilles.
Cantor redevint un enfant heureux pour accueillir son favori.
– Je le croyais perdu et retourné aux bois.
– Il n'a sans doute cessé de te guetter de la lisière de la forêt où il batifolait avec l'ours, lui expliqua Angélique.
– Voici l'ours, dit quelqu'un.