Chapitre 10

– Où est l'enfant ? réclamait Angélique. Ce petit « donné » du père de Vernon ?... Abbal Neals !

Elle avait couru au campement abandonné du Jésuite, puis, n'ayant pas trouvé l'enfant, avait cherché partout. Le bagage du père de Vernon devait être avec lui. Les dernières paroles de Jack Merwin la hantaient. « La lettre pour d'Orgeval... Il ne faut pas qu'elle... » Cette lettre était d'une extrême importance, elle le sentait. Dans l'état de surexcitation où elle se trouvait elle éprouvait même la certitude que tout était expliqué dans cette lettre.

Oui, maintenant elle en était certaine, le Jésuite avait tout compris, il avait levé le voile sur tous les mystères. Si elle pouvait trouver cette lettre, elle connaîtrait le visage de ses ennemis, elle pourrait se garer, elle et les siens, de leurs pièges.

Il avait voulu lui dire quelque chose de ce genre lorsqu'il avait rassemblé ses dernières paroles transcendantes pour lui souffler :

« La lettre pour le père d'Orgeval... Il ne faut qu'elle... »

Qu'avait-il voulu dire exactement : Il ne faut pas qu'elle lui parvienne... ou au contraire il ne faut pas qu'elle s'égare...

Elle demanda à Colin de faire une battue afin de retrouver l'enfant.

Mais, à la nuit tombante, il fallut y renoncer.

Il était vain d'épiloguer sur ce drame brutal. Par deux réfugiés anglais venus du camp Champlain, on avait démêlé vaguement la genèse de l'affaire. Le bruit avait couru parmi eux que le Jésuite, en accord avec les papistes du lieu, Mme de Peyrac, Colin Paturel, allait les emmener prisonniers à Québec. L'impulsivité native du pasteur puritain avait fait le reste.

Dans le crépuscule, Gouldsboro accablé faisait silence. Les grillons et les cigales, maîtres du terrain, s'en donnaient à cœur joie, avec une exubérance innocente qui semblait insulter à la tristesse des hommes.

Portée par cette stridence de l'été, la nuit venait, hargée de maléfices et d'angoisses.

Finalement, Angélique regagna le fort. Elle appréhendait de se retrouver seule. Quand Joffrey reviendrait-il ?

Un souci mineur ajoutait à sa peine et à ses appréhensions. De tout le jour elle n'avait pas vu son petit chat. Elle ne le trouva pas non plus dans son appartement. Vide de cette présence folâtre, la chambre avait quelque chose de lugubre, de glacé. La disparition du petit animal parut à Angélique aussi définitive que celle de Merwin, le Jésuite, à jamais rayé en ce jour du nombre des vivants. Et cette absence lui fut intolérable, s'ajoutant au deuil qui accablait son cœur.

Elle redescendit, décidée à le trouver coûte que coute. Elle n'osa pas demander aux hommes de garde s'ils avaient vu l'animal. Après ce qui s'était passé aujourd'hui, sa préoccupation au sujet d'un chat eût pu paraître futile. Pourtant, pour elle, cela prenait des proportions déraisonnables. Si elle ne le retrouvait pas, s'il était perdu, disparu, mort, elle y verrait le signe que le malheur les avait tous saisis à la gorge et ne les lâcherait pas. Il fallait qu'elle le retrouvât. Comme elle avait cherché l'enfant plus tôt.

Elle alla à sa recherche, par les rues du hameau, l'appelant à mi-voix. « Où es-tu, mon petit ? disait : elle, viens ! viens ! » Elle s'arrêtait près des barrières des jardinets, fouillant l'ombre des haies et des feuillages. Elle redescendit vers la grève, chercha parmi les barques échouées, les paniers des pêcheurs, les rochers que la marée basse découvrait. « Où es-tu, mon petit ? Viens, je t'en prie... »

La lune irisée, élargie d'un halo de brume dorée, éclairait suffisamment le paysage pour guider ses pas.

Aux rares passants qu'elle rencontra, Angélique ne pouvait confier son tourment. Mais elle pensait que, si Honorine avait été là, elle l'aurait comprise. Tenant dans sa main la main de l'enfant, elles auraient marché ensemble, habitées du même sentiment primitif et ardent de retrouver l'ami perdu, l'être innocent qui partageait leur vie et qui, les ayant choisies, les aimait sans condition. Il fallait absolument qu'il revînt. Ce n'était pas possible qu'il eût disparu à jamais, lui aussi, et particulièrement ce soir-là.

En désespoir de cause, elle regagna le port et le contourna une fois de plus, fouillant la lisière d'ombre au pied de la muraille. Tout à coup, elle s'arrêta. Était-ce des lucioles ?... Il lui avait semblé voir briller là, tout contre la palissade, dans un fouillis d'herbes, comme deux prunelles dorées.

– Est-ce toi, mon petit ? chuchota-t-elle.

Rien ne parut bouger. Mais elle eut la prescience d'un mouvement imperceptible et son cœur bondit d'espoir et de joie. C'était lui, elle en était certaine. Mais pourquoi ne bougeait-il pas ? Elle s'approcha plus près et se pencha. Cette fois, il n'y avait aucun doute. Deux prunelles dilatées la dévisageaient fixement.

– C'est toi, fit-elle. Mais qu'as-tu ? Tu ne me reconnais pas ?

Elle avança la main et, comme elle effleurait le corps de l'animal, il poussa un cri sauvage. Elle retira vivement sa main.

– Qu'as-tu ? Qu'as-tu ? Que t'est-il arrivé ?

Elle se précipita jusqu'au poste de garde.

– S'il vous plaît, donnez-moi de la lumière !

Un homme décrocha une lanterne et proposa de l'accompagner. Mais elle refusa. Elle revint à l'emplacement, priant le ciel que dans un sursaut la bête ne se fût pas enfuie. Par chance, elle était encore là, recroquevillée dans les fourrés. Et c'était bien lui. Il se tenait immobile, roulé en boule, baissant la tête, comme contrit, mais à la lueur de la lampe elle vit son petit museau maculé de sang.

— Qu'as-tu ? Que t'est-il arrivé ? Que t'a-t-on fait ?

Elle essayait de le saisir mais chaque fois qu'elle le touchait il poussait un miaulement déchirant. Elle réussit enfin à l'envelopper dans son châle et à le maintenir contre elle. Il tremblait et gémissait sourdement.

Elle le ramena dans ses appartements. Lorsqu'elle le posa sur la table pour l'examiner, d'un bond fou, il lui échappa, cherchant à se terrer en quelque coin, dans le suprême instinct des bêtes qui se cachent pour mourir. Cependant il ne put aller loin. De nouveau, il se recroquevilla sur le sol, sa petite tête penchée, comme rassemblant ses forces. Elle s'agenouilla près de lui.

– C'est moi, lui disait-elle avec douceur, c'est moi, ne crains rien, je te guérirai.

Évitant de le toucher, elle essaya de discerner ses blessures. Le sang coulait de ses narines. Il avait comme des plaques de poils arrachés par endroits et le sang aussi suintait là. Une chute, des coups...

Elle prit délicatement une petite patte qu'il ne pouvait replier sous lui et il lui sembla qu'elle portait des traces de brûlures.

– Aurait-il marché dans le feu ? Mais les chats peuvent effleurer les braises sans dommage...

Un soupçon affreux montait en elle, gonflait comme une houle, comme une vague noirâtre prête à éclater.

– On l'a frappé !... On l'a frappé volontairement, on l'a torturé...

Son cœur se dérobait sous l'effet de l'angoisse et de l'horreur.

Qui a fait cela ?... Qui ?

Et elle regarda autour d'elle avec terreur, cherchant à deviner dans la pénombre une présence, à discerner la face du monstre qui rôdait, invisible, semant parmi eux la panique, le désespoir et la mort.

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