Chapitre 24

– Adieu, dit Mme de Maudribourg, en prenant les mains d'Angélique, adieu, je ne vous oublierai jamais !

Son magnifique regard enveloppait le visage d'Angélique avec une intensité désespérée, comme si elle eût voulu le graver pour toujours dans sa mémoire. Elle était d'une pâleur impressionnante, et Angélique sentit que les mains de la « bienfaitrice » étaient glacées.

– Vous me méprisez, n'est-ce pas ? chuchota Ambroisine. Mais je dois obéir à la volonté de Dieu. Ah ! Mon cœur se brise de quitter ces lieux. Quel charme y règne qui m'a déjà enchaînée ! Jamais la sainte discipline ne m'a paru si cruelle. Mais le père de Vernon a été absolu. Je ne dois pas rester ici. Je dois aller en Nouvelle-France...

– Vous me l'avez déjà expliqué, dit Angélique. Croyez que nous aussi nous regrettons, et pour beaucoup de raisons, la décision que vous avez prise de nous quitter. J'en vois plus d'un et plus d'une qui pleure aujourd'hui.

– Je dois obéir, chuchota Ambroisine.

– Eh bien ! Obéissez. Nous ne sommes pas gens, quoi qu'on en dise, à employer la contrainte dans un hasard comme celui-ci, pour retenir en nos murs ceux ou celles qui ne veulent point y demeurer.

– Vous êtes dure, dit Ambroisine d'une voix de reproche, qui s'étranglait comme si elle allait éclater en sanglots.

– Hé ! Que voudriez-vous de moi ? protesta Angélique qui sentait l'agacement la gagner.

– Que vous ne m'oubliiez point ! jeta Ambroisine qui parut sur le point de défaillir.

Elle plongea son visage dans ses mains, puis, se détournant d'Angélique, elle s'écarta à pas lents. Dans ses vêtements aux couleurs vives qu'elle avait revêtus à nouveau, elle paraissait plus que jamais un oiseau fragile.

Son court séjour à Gouldsboro la frappait d'une blessure mystérieuse.

Hier soir, après que le père de Vernon, remis de son combat avec l'ours, eut fait dresser une hutte de branchages pour recevoir ses pénitents, elle s'était aussitôt présentée pour se confesser à lui.

Peu après, Angélique l'avait vue arriver, bouleversée.

– Il refuse, s'était-elle écriée, il me déconseille fortement de laisser mes filles ici. Il dit que je dois quitter ces lieux où Dieu et le roi de France ne sont pas honorés, que mon devoir est de conduire mes filles en Nouvelle-France, à Québec ou à Montréal, et que je me suis laissé induire en tentation par vos libéralités dangereuses. « Une atmosphère séduisante, certes, m'a-t-il dit, mais où ces jeunes femmes auront tôt fait de se détourner de leur salut éternel, pour ne se préoccuper que des biens matériels... mais ici où la richesse du monde afflue. »

– La richesse ?... À Gouldsboro !... Un lieu déshérité où nous sommes sans cesse en danger de perdre les quelques pauvres biens que nous possédons y compris nos vies... Il ne craint pas d'exagérer, ce Merwin ! Je le reconnais bien là.

Angélique était profondément déçue et même attristée de la réaction du Jésuite. Elle avait trop vite présumé de la sympathie qu'ils croyaient lui avoir inspirée.

Elle fut sur le point d'aller le trouver pour lui dire son fait, mais Ambroisine l'avertit que le père reposait la nuit dans un village voisin dont le chef l'avait convié et qu'il s'était déjà mis en chemin.

– La flotte de M. de Peyrac l'a impressionné. Il dit que tous les établissements privés ou militaires de la Nouvelle-France ne réunissent pas ensemble une déjà telle puissance commerciale et de défense.

– Les établissements français des colonies sont toujours pauvres comme Job, par la négligence du royaume et celle de leur propre gouvernement. Ce n'est pas une raison pour les imiter...

Angélique avait dû exposer à son mari les décisions nouvelles de Mme de Maudribourg...

– Eh bien ! Qu'elle parte ! avait dit le comte avec une vivacité qui l'avait presque étonnée. Précisément, le père Tournel, aumônier de Port-Royal, me proposait hier de conduire ces femmes là-bas, où Mme de la Roche-Posay pourrait les accueillir en terre française.

– N'y aura-t-il pas de cruelles déceptions parmi les hommes ?... On avait parlé de mariages.

– Je me charge avec Colin de leur expliquer l'affaire. Port-Royal n'est pas loin, leur dirons-nous. Et une absence de quelques jours nécessitée par différentes obligations fortifiera leurs sentiments mutuels. L'épreuve de l'absence peut être bonne avant de s'engager pour la vie, etc.

– Seront-ils dupes ?

– Ils le seront car il le faut, avait-il répondu.

Et elle n'avait pas tout à fait compris le sens de sa réplique.

De fait, les futurs conjoints des Filles du roi assistaient au départ de leurs promises, sans trop manifester d'inquiétude ni de désespoir.

Mais il régnait un étrange silence et comme un malaise informulé. Il semblait qu'il se passait, en vérité, autre chose que ce que l'on croyait voir. Angélique le ressentait si profondément qu'elle devait faire effort pour rester calme.

Le chagrin manifeste de la « bienfaitrice » ne l'y aidait pas. Une sorte de pitié et d'anxiété pour cette jeune femme désarmée et comme abandonnée de tous se disputaient en elle avec l'irritation que lui causait la trop grande docilité d'Ambroisine aux ordres des Jésuites.

Elle regrettait que le père de Vernon ne fût pas présent pour lui dire son fait.

Aristide Beaumarchand était le grand gagnant de l'affaire. Il gardait sa Julienne. Apparemment la « bienfaitrice » avait sauté sur l'occasion de se débarrasser de la brebis galeuse.

Angélique remarqua que cette dernière n'était pas présente au départ de ses anciennes compagnes. Elle craignait peut-être que la duchesse de Maudribourg, versatile et autoritaire, ne se ravisât au dernier moment.

Ambroisine avait pris sa décision de quitter Gouldsboro si rapidement que beaucoup parmi les habitants n'étaient pas prévenus. Mme Carrère arriva in extrémis en protestant.

– On ne me dit rien, jamais. Les gens arrivent puis repartent, sans crier gare. Madame la duchesse, je vous demande de m'excuser, mais je n'ai pas fini de boucher les trous de votre manteau de robe...

– Qu'importe, je vous le laisse, ma bonne, répondit Ambroisine de Maudribourg d'une voix sans timbre.

Elle regardait autour d'elle comme cherchant du secours.

– Monsieur de Villedavray, s'écria-t-elle tout à coup en se tournant vers le gouverneur français qui assistait au départ d'un air chagrin et pénétré, pourquoi ne nous accompagnez-vous pas ? Votre charmante présence nous distrairait et Port-Royal n'est-il pas sous votre juridiction ?

– Très bonne idée, approuva le marquis avec son sourire juvénile. J'ai une envie terrible d'aller croquer des cerises à Port-Royal. Randon, les cerises sont-elles mûres, là-bas ?

– Non ! Pas encore, répondit le seigneur acadien.

– Alors tant pis, je regrette. (Le marquis eut une expression peinée.) Je suis obligé d'attendre la saison des cerises. Vraiment, je regrette. Mais prenez patience, juste un petit tour au fond de la Baie Française afin de déguster les gratins de coquillages de Marceline-la-Belle et je vous rejoindrai, charmante dame.

Ces répliques subitement surgies à propos de cerises et de coquillages avaient quelque chose de cocasse, mais, bizarrement, personne ne songeait à en rire ou même à en sourire. On ne les percevait pas tout à fait comme réelles.

Les sentiments d'Angélique à propos d'Ambroisine de Maudribourg avaient longtemps oscillé, ne parvenant pas à se prononcer. Mais maintenant qu'elle la voyait sur son départ, le pathétique de cette physionomie levée vers elle éveillait en elle la pitié et la sympathie.

Il y avait en cette femme d'une trentaine d'années une sorte d'innocence, quelque chose d'inachevé, de brisé plutôt, et Angélique s'émouvait de sentir cet être jeune d'une grande beauté, né comblé de dons et apparemment pour un destin glorieux, chargé d'une infirmité intérieure qu'elle ne définissait pas.

Par instants, ces contrastes entre la personnalité mûre et sagace de la duchesse et sa puérilité inattendue l'avaient agacée prodigieusement. Ces contrastes déconcertaient l'observateur, mais n'étaient pas sans charmes pour qui se contentait de subir l'ascendant de la duchesse. Angélique pensait que ce côté puéril de sa personne ressortait surtout lorsque la duchesse se trouvait devant un auditoire masculin. Instinct ou compensation. On eût dit une adolescente s'exerçant à ses premiers jeux de séduction... Peut-être n'en avait-elle pas eu assez l'occasion dans sa jeunesse ?

Certes, Angélique n'était pas près d'oublier sa peur, l'autre jour, au cours de cette discussion scientifique, lorsqu'elle avait vu Ambroisine levant sur Joffrey de Peyrac ses yeux magnifiques. Mais elle comprenait maintenant qu'elle s'était émue à tort, interprétant à l'extrême, dans sa nervosité, des faits sans importance.

Joffrey de Peyrac ne paraissait pas du tout troublé par le départ de la duchesse, même plutôt impatient de voir s embarquer la « bienfaitrice » naufragée et celle-ci ne portait d'attention qu'à Angélique.

– Nous aurions pu connaître une très belle amitié, lui dit-elle, vous m'êtes proche de cent façons, malgré ce qui nous oppose.

Elle parlait juste. Quoique raidie dans un cadre d'éducation pieuse qu'elle ne semblait pas vouloir, ni pouvoir franchir, elle avait parfois des éclairs d'instinct dans ses jugements qui rejoignaient les propres intuitions d'Angélique. Elle lui avait dit un jour : « Un danger rôde et vous menace. »

Et maintenant elle ne semblait pas pouvoir se décider à la quitter, la considérant avec désespoir.

Ambroisine accepta l'aide d'Armand Dacaux et du capitaine Job Simon pour monter dans la chaloupe. Les Filles du roi avaient été transportées sur le navire. Ce dernier voyage conduirait la duchesse au petit trente-tonneaux, dont M. de Randon avait pris le commandement. Après la halte à Port-Royal, le navire devait rejoindre Peyrac à la rivière Saint-Jean.

Derrière Job Simon, deux mousses portaient un brancard sur lequel reposait la licorne de bois qu'il emportait avec lui. Il n'avait pas tout à fait achevé de la redorer et avait fait une scène enfantine quand on avait parlé de départ.

– Vous devez me suivre, lui avait enjoint la duchesse, vous êtes tout ce qui me reste de l'équipage que j'avais engagé...

Maussade et grommelant, il s'embarqua le dernier après avoir hissé et installé, à l'arrière de la chaloupe, la licorne étincelante.

En le voyant se dresser, dégingandé, puissant et chevelu, sur le ciel empourpré du soir, Angélique se souvint soudainement de la phrase que lui avait dite Lopez, l'homme de Colin : « Quand tu verras le grand capitaine à la tache violette tu sauras que tes ennemis ne sont pas loin !... » Quelle signification pouvait avoir une telle parole ? Malgré la marque vineuse qui lui marquait la tempe, ces mots ne pouvaient s'appliquer au pauvre Job Simon, pilote maladroit par malchance dans la Baie française.

Un bras passé autour du cou de La Licorne, il s'éloignait mélancoliquement de Gouldsboro, en levant de temps en temps la main en signe d'adieu.

Les enfants lui répondaient en agitant aussi la main, mais il n'y avait ni cris ni vivats.

Job Simon et sa licorne masquaient les autres occupants de la chaloupe. Pourtant lorsque, à un certain moment, l'embarcation évolua, Angélique aperçut Ambroisine de Maudribourg qui tournait les yeux vers elle. C'était comme si le feu rayonnant de ces yeux sombres la happait d'une façon impérative dont elle ne comprenait pas le sens. « Nous ne sommes pas encore quittes », semblait dire ce regard dévorant.

Abigaël se tenait aux côtés d'Angélique à cet instant. En une réaction impulsive, Angélique saisit la main de son amie et elle fut surprise de sentir les doigts d'Abigaël serrer fortement les siens, comme si la calme jeune femme rocheloise eût partagé intérieurement la sensation inhabituelle qui se dégageait de cette scène.

Le soleil rouge commençait de descendre rapidement entre les bandes de nuages amoncelés sur l' horizon. Le vent se levait et l'on voyait les voiles se gonfler d'un blanc pur et phosphorescent sur le bleu sombre du ciel, au côté d'où venait la nuit.

Les mouvements de l'embarquement n'étaient plus visibles. Pourtant lorsque la licorne de bois doré fut hissée à bord les reflets du soleil la firent étinceler de tous ses feux ainsi que la corne de narval d'ivoire rose qu'elle portait aux naseaux.

Peu après il parut que le navire franchissait la barre, et l'ombre du crépuscule le happa.

Alors les enfants s'animèrent et commencèrent à sauter sur le sable. Puis, se prenant par la main, ils se mirent à danser des rondes et à courir en farandole en poussant des cris joyeux.

Abigaël et Angélique se regardèrent. Elles n'échangèrent aucune parole car elles n'auraient su quoi dire de précis, mais elles savaient qu'elles éprouvaient toutes deux la même impression de soulagement.

L'atmosphère était changée sur la plage. Seuls quelques hommes qui avaient vu s'éloigner les jeunes femmes qu'ils aimaient demeuraient soucieux et tristes. Ils se tenaient à l'écart et devisaient entre eux. Colin vint les rejoindre et leur parla encore.

Mais dans l'ensemble il semblait qu'on ne regrettait pas trop la présence des passagères de La Licorne, naufragée deux semaines auparavant dans les parages de Gouldsboro.

Ces départs allégeaient les charges et les travaux des habitants, heureux soudain de se retrouver entre eux.

– À notre tour, dit Peyrac, en rejetant sur son épaule le manteau que le vent vif du soir tourmentait.

– Vous partez ?... demanda Villedavray, joyeusement.

– À la prochaine marée.

– Enfin ! Angélique, mon ange, la vie est belle. Votre mari est un homme charmant. Il faut absolument que vous veniez tous deux à Québec. Votre présence fera de la prochaine saison d'hiver un enchantement... Si ! Si, venez, j'y tiens absolument.

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