Chapitre 2

Il était parti. Et déjà, après une journée pluvieuse et tempétueuse, le soir revenait.

Et la chambre du fort semblait avoir perdu sa chaleur. À s'y retrouver seule, sans la virile et vivante présence de l'homme qu'elle aimait, Angélique avait de la difficulté à repousser un sentiment d'appréhension glacée et sans objet, qui cherchait sournoisement à s'insinuer en elle.

Elle eût volontiers retenu Cantor pour bavarder un peu avec lui jusqu'à une heure avancée de la nuit, afin que celle-ci fût plus brève, mais le jeune garçon, vers la fin de l'après-midi, avait disparu avec Martial Berne, Alistair Mac Grégor, deux ou trois autres adolescents, pour quelque activité secrète.

Dans la journée, Angélique avait visité Abigaël.

– Je vous impose un bien lourd sacrifice, n'est-ce pas ? avait dit l'épouse de maître Gabriel. Sans moi, vous auriez pu partir avec M. de Peyrac...

– Sans vous ! Certes, mais voilà, vous existez, ma chère Abigaël, avait répondu gaiement Angélique et aussi cette petite vie précieuse qui va bientôt venir nous apporter de la joie et de la nouveauté.

– Je ne suis pas sans inquiétude, se décida à avouer Abigaël du ton dont elle aurait confessé une faute irréparable, je crains de mal affronter l'épreuve qui s'annonce. La première femme de Gabriel est morte en couches. Je me souviens, j'étais présente. C'était horrible, cette impuissance !... Et je sens que lui aussi, à mesure que mon terme approche, est hanté par ce souvenir...

– Ah ! N'allez pas vous mettre martel en tête, s'écria Angélique feignant d'être fâchée.

Elle s'assit près d'Abigaël au bord du grand lit rustique et lui raconta toutes les histoires d'accouchements heureux dont elle pouvait se souvenir.

– C'est que je sens comme une boule qui passe et repasse là, dit Abigaël en posant la main à la hauteur de son estomac. Est-ce la tête de l'enfant ? Cela voudrait dire qu'il se présente par le siège ?

— Peut-être.

– Eh bien ! Il n'y a pas de quoi s'en effrayer. Parfois les naissances dans cette position se déroulent plus facilement que les autres...

Elle quitta Abigaël rassérénée. Mais elle avait pris pour elle les tourments dont elle avait déchargé son amie. Elle alla trouver Mme Carrère.

– Vous m'assisterez, n'est-ce pas, madame Carrère, pour Abigaël ?

La femme de l'avocat fronça le nez.

Son entrain, son savoir-faire, ses onze enfants, qu'elle faisait marcher tambour battant, lui donnaient Je plus en plus une place de premier plan à Gouldsboro.

– Abigaël n'est plus toute jeune, fit-elle soucieuse. Trente-cinq ans, c'est tard pour un premier enfant.

– Sans doute, mais Abigaël est courageuse et patente. Cela compte dans un accouchement qui risque d'être long.

– Je me demande si l'enfant est bien placé.

– Il ne l'est pas, en effet.

– S'il reste trop longtemps dans le passage, il mourra.

– Il ne mourra pas, affirma Angélique avec une assurance tranquille. Alors, je peux compter sur vous ?

Elle s'était rendue également au campement indien, afin d'y trouver, au fond de sa cabane où elle fumait sa pipe, la vieille Indienne qu'on lui avait recommandée. On avait convenu d'une chopine d'alcool, de deux pains de fine fleur et d'une couverture d'écarlate, en échange des services, conseils et remèdes qu'elle pourrait leur dispenser le moment venu. Elle était très expérimentée et possédait le secret de certaines drogues, dont Angélique aurait bien voulu connaître la composition. Entre autres un extrait de racines, qui pouvait atténuer les souffrances sans pour autant retarder ou arrêter le travail, et aussi un onguent qui rendait indolore la phase de l'expulsion. Jenny Manigault en avait fait l'expérience, l'an dernier, au moment de la naissance du petit Charles-Henri.

Pauvre Jenny Manigault ! Pauvre petite Rochelaise !... La grande Amérique incivilisée l'avait happée, engloutie à jamais dans la profondeur de ses forêts. Revenant vers le village, sous une pluie fine et rageuse, Angélique frissonnait. Tout enfermé dans cet écrin de forêts obscures, Gouldsboro s'accrochait au rivage, point infime entre ces deux déserts mouvants et sans rémission : la forêt et l'océan.

L'absence des navires dans la rade, le départ de la plupart des hôtes qui le hantaient au cours des derniers jours, les Acadiens et leurs Peaux-Rouges, les Filles du roi et leur « bienfaitrice », le remuant marquis de Villedavray et sa suite d'ecclésiastiques, la grisaille qui fondait sur les toits de chaume ou de bardeaux atténuant les couleurs et les lointains, rendaient plus sensibles la fragilité et comme la précarité de ces quelques maisons, groupées dans une volonté de survie, contre toute possibilité apparente de triompher des éléments impérieux qui les entouraient.

En opposition, la même sensation de faiblesse inspirait son contraire, celle de la force qui habitait les hommes blottis sous ces pauvres toits, et dont la flamme des foyers, brillant derrière les carreaux, symbolisait lame volontaire.

Un peu plus loin, là-bas, les Anglais rescapés, cantonnés au camp Champlain, maintenaient leur espérance de reconstruire ce que les Indiens avaient détruit. Sous l' égide de ces Français généreux, ils attendaient patiemment, en chantant des psaumes et en priant, la fin de la tourmente. La présence proche d'un Jésuite, leur pire ennemi, ne les troublait pas.

Gouldsboro, c'était la trêve. Le droit au repos pour tes hommes de bonne volonté pourchassés. Évoquant le jeune réformé Martial Berne, tendant spontanément au Jésuite épuisé un bassin d'eau fraîche, Angélique se demandait si malgré tout quelque chose n' était pas en train de changer dans ce coin du monde.

Elle avait hésité à rendre visite à Colin. Elle aurait voulu savoir comment ses hommes, nouvel élément de la colonie, encore peu assimilés, supportaient la déception que leur causait le départ des Filles du roi.

Mais sa marche sous la pluie abattait son humeur ; ses pieds étaient mouillés. Elle alla jusqu'à l'Auberge sous le port qui, après l'animation des derniers jours, paraissait vide, ne trouva pas Cantor, but un bol de bouillon de poisson, et revint chez elle.

Elle se sentait vraiment anxieuse.

Il n'était plus là. Il était parti. Seul le petit chat, comme un lutin clair, dont rien ne pouvait altérer la joie de vivre, animait la pénombre de ses bonds, de ses virevoltes et de ses courses. Il s'asseyait parfois sur sa queue avec des façons de chat sérieux, penchant la tête de côté pour regarder Angélique et semblant l'interroger.

– Alors ? Ça ne va pas ?...

Puis reprenait son jeu avec une passion décuplée.

Elle s'avoua qu'elle était contente qu'il fût là. La nuit à venir et les jours qui suivraient lui paraissaient déjà interminables. Il faisait assez humide ce soir-là, dans la chambre. Elle voulut allumer une flambée, mais, ne trouvant pas de bois sec, y renonça. Et le bruit de la pluie et du vent s'amplifiait toujours dans cette pièce, mêlé aux éclaboussements des vagues proches, car le fort était bâti à la pointe d'un petit promontoire.

Tout à coup, vers dix heures, au début de la nuit, ce fut le silence.

Lorsque Angélique alla vers la fenêtre pour fixer le volet, tout s'était calmé : pluie, vent, choc des rouleaux puissants contre les rocs. Mais, par contre, un brouillard épais commençait d'envahir la nature. On le voyait s'avancer, venant de la mer, dans la nuit comme un haut mur blanchâtre..

Il roula ses volutes sur la plage où brillaient les feux de quelques mariniers, et fut là, entourant le fort. L'on ne voyait plus que sa texture livide, épaisse fumée sans odeur autre qu'un relent de mer et de terreau humide. Son haleine froide envahit la pièce. Toutes lueurs alentour s'étaient effacées, celles des feux de la plage comme celles qui brillaient derrière les fenêtres des maisons, elles-mêmes englouties.

Angélique prit courage et fixa le volet. Joffrey ! Où était-il ? Il connaissait la mer, mais le brouillard n'est jamais l'ami des navires.

Elle vaqua, songeuse, à quelques préparatifs avant d'aller dormir. Elle n'avait pas sommeil, mais ressentait la nécessité de se reposer. Cependant elle n'eût pu le faire, ce soir, sans avoir minutieusement rangé la pièce, inventorié chaque détail et retenu du regard la place de chaque chose. C'était un besoin qui lui semblait naître davantage d'un désir de sécurité que du sentiment d'aise à se trouver dans une chambre bien en ordre. Elle n'était pas maniaque pour cela. Une certaine effervescence, un certain mouvement dans la disposition ou l'accumulation des objets ne lui déplaisaient pas. Elle y avait toujours trouvé une sensation de vie, la preuve qu'une maison ou une pièce était habitée, respirait, participait. Elle aussi aimait avoir les choses sous les yeux. Mais, ce soir, elle voulait trier, faire le point, repartir à neuf. Elle plia des vêtements, les rangea dans les coffres soigneusement, referma, répertoria ses fioles, sachets, remèdes et simples, un peu dispersés sur une console, jeta ce qui était inutile, mit de côté ce qu'elle désirait avoir sous la main pour l'accouchement d'Abigaël. Le coffre de bois aux enluminures de saints Cosme et Damien était vaste et pratique. Elle prit plaisir à tout y ordonner au mieux. L'attention de Joffrey pour elle lui revenait et l'attendrissait, en même temps que son sentiment d'incertitude et de légère angoisse s'accentuait. Pourquoi craindre pour lui ? se répéta-t-elle une fois de plus. Il ne se lançait pas plus aujourd'hui dans une expédition différente de bien d'autres qu'il avait déjà tentées et menées à bien. Quel danger dont il n'eût déjà connaissance pouvait-il affronter désormais après une vie déjà longue à déjouer les mauvais coups du sort et la malice des hommes ?

Il reviendrait bientôt ayant pacifié la région, assuré la tranquillité des côtes au moins pour quelque temps – le temps pour les habitants de Gouldsboro de franchir, dans une relative quiétude, les difficultés d'un second hiver – ennemi non moins dangereux que pirates indiens et canadiens.

L'esprit en paix, Angélique et son mari pourraient remonter vers Wapassou et bien que les attendît là-bas une existence peut-être plus retranchée de tout secours, plus menacée que celle des pionniers des rivages, elle n'y songeait qu'avec le sentiment délicieux de retourner chez elle, dans son fief, en un lieu où elle se sentait véritablement à l'abri, avec lui. Où pouvait se dérouler leur vraie vie à tous deux, dans le déroulement des travaux et des joies simples et sans cesse renouvelées de leur existence familiale, des espérances et de la réalisation de projets rêvés et pour lesquels on avait œuvré ensemble, où il ne dépendait que d'eux, elle et lui, de maintenir l'atmosphère d'amitié et d'émulation avec leurs compagnons, qui, malgré leurs diverses origines, n'en restaient pas moins des compagnons choisis et qu'unissait la volonté de vivre aux marches des frontières, et d'y bâtir et défricher pour eux-mêmes certes, mais aussi pour le mieux-être des temps à venir, en ce pays riche et nouveau.

Elle ne s'inquiétait pas pour Wapassou en leur absence qui, en fait, serait relativement courte. Antine et Ritz étaient des hommes sûrs et les travaux intensifs de l'été ne permettraient guère aux nouveaux venus mercenaires comme aux premiers habitants de l'endroit de se poser des questions sur leurs difficultés de cohabitation. Peyrac avait remis des plans d'agrandissement du fort et de son enceinte qui occuperaient les mercenaires sans relâche, soit à bûcheronner, soit à édifier. Les mineurs aussi n'avaient pas à demeurer inactifs : extraire l'or et l'argent, creuser de nouvelles galeries, installer de nouveaux moulins ; tous seraient également requis pour les cultures, la chasse, la pêche, l'entretien des vivres. Même les enfants ne chômeraient pas. Angélique pouvait imaginer Honorine se livrant à la cueillette des baies et des noisettes en compagnie de l'ourson Lancelot.

Tandis qu'elle mettait en ordre les objets de son nécessaire, ce grand sac de cuir dont elle se séparait rarement, elle trouva le collier de Wampum que lui avait envoyé Outtaké, le chef des cinq nations iroquoises. Elle s'attarda à contempler ces symboles de perles violettes et blanches, où elle pouvait lire également l'assurance de leur quiétude à Wapassou. Cette fois, ils n'auraient pas à sacrifier leurs réserves de vivres aux mânes des Iroquois. Avec l'enceinte de hauts pieux de cèdre, flanquée de tourelles d'angle, avec leur petite garnison bien armée, qui saurait intimider, s'il s'en présentait, de trop hardis Canadiens, avec des bûchers bien garnis de bois et de solides cheminées de galets, ils seraient bien là-bas au long des jours d'hiver.

Et malgré les cruautés du récent hivernage, elle l'évoquait avec nostalgie.

« C'était le bonheur malgré tout, se dit-elle. Nous sommes si cachés là-bas, tout au fond de notre vallée sacrée du lac d'Argent, qu'il semble que les démons eux-mêmes ne peuvent nous y atteindre... »

Cette évocation des démons troubla de nouveau son humeur. Un rien l'exaltait ou l'abattait. Était-ce l'oppression du brouillard, dont elle sentait la domination ouatée, régnant sur la nuit et sur la mer.

– « Les » trouvera-t-il ?... Et que cachent ces ruses dont nous avons été victimes ?

Son esprit revint à la mer obscure et agitée où rôdait Joffrey de Peyrac à la recherche des invisibles et mystérieux ennemis. Elle eut de la peine à respirer. Puis elle se reprocha ces peurs sans fondements.

Pourtant, avant d'aller au lit, elle arma un de ses pistolets et le glissa sous ses oreillers.

Le silence du dehors, tellement inhabituel, lui communiquait l'impression d'être absolument seule dans un fort isolé et déserté de toute présence humaine.

Ce sentiment fut si puissant qu'elle ne résista pas à l'impulsion d'aller ouvrir la porte qui donnait sur l'escalier. Elle entendit le bruit de voix des sentinelles qui buvaient dans la salle commune, avec des hommes de Colin et quelques Indiens. Elle en fut rassérénée.

Elle se décida à se mettre au lit mais, malgré ses efforts, elle demeurait tendue dans une sorte d'attente.

Elle finit par s'endormir d'un sommeil troublé, à mi-chemin de la veille, où elle entrevoyait comme passant à travers la fantasmagorie des brouillards de la Baie Française des formes indistinctes. Marcelinela Belle et ses douze enfants parmi des coquillages qui fusaient, lancés à une vitesse incroyable, le monstre marin englouti dans la baie de Parsborro se retournant tandis que les eaux se gonflaient comme une pâte travaillée de ferments, le dieu Gloosecap qui se dressait, gigantesque. Et seul transparaissait soudain dans les nues fuligineuses son masque de démon livide, aux yeux d'agate transparente.

Elle s'éveilla avec une impression d'angoisse affreuse et tous ces êtres étranges qui avaient traversé son sommeil semblaient se tenir encore groupés autour d'elle, peuplant l'ombre épaisse, l'entourant, la guettant.

Elle ne voyait rien. La nuit restait profonde. Elle « les » sentait. Cependant, le silence avait quelque chose d'anormal. Le brouillard devait coller alentour au-dehors, avec la densité d'un mur, la préhension d'un rempart, enveloppant le fort de bois, l'isolant de tout contact, de tout secours.

Les instants obscurs s'égrenèrent avec une lenteur oppressante. Ils passaient comme soutenus par les battements précipités de son cœur sans qu'elle pût parvenir à extraire de ce silence et de cette obscurité les éléments matériels ou immatériels qui inspiraient sa terreur.

Enfin elle prit conscience que ce qui avait dû l'éveiller, c'était un bruit imperceptible et étrange, tout près d'elle, presque contre son oreille. On eût dit un raclement bref suivi comme par l'échappement d'un petit jet de vapeur. Cela s'arrêtait puis reprenait. Impossible de définir par quoi cela pouvait être produit. Du bois, du fer ? Mais c'était tout près, si près que, tout à coup, elle réalisa : une bête !...

Aussitôt, prise de panique, elle allait se jeter hors du lit, puis se ravisait : une bête ?... oui, bien sûr : son chat ! Sans doute avait-il réussi à se faufiler près d'elle pour dormir. Mais pourquoi faisait-il ce drôle de bruit ? S'étranglait-il ? Vomissait-il ? Était-il malade ?

Elle guetta, perçut mieux, le devina soudain dressé sur ses pattes frêles, le dos en arc, hérissé de tous ses poils. Et ce bruit qu'elle entendait !... Mais oui... Obéissant aux réflexes héréditaires de ses congénères lorsqu'un danger les menace, il crachait et soufflait par intermittence. Alors elle comprit.

Le chat voyait dans la nuit quelque chose qu'elle ne voyait pas et qui le remplissait d'horreur et d'effroi. Et elle-même sentit se hérisser d'un long frisson son échine jusqu'à la racine des cheveux.

Un moment qui lui parut interminable, elle resta paralysée, pétrifiée, incapable d'un mouvement. Qu'y avait-il dans la nuit, cette chose dont elle discernait peu à peu la présence tangible. Cette chose présente, effarante, monstrueuse, invisible, mais que le chat voyait.

Enfin elle put tendre la main, la glisser sous son oreiller et trouver son pistolet. La sensation de la crosse de bois poli dans sa paume lui fut bienfaisante. Elle respira plus calmement, retrouva le contrôle de sa pensée.

Donner de la lumière ?... Elle étendit la main dans la direction de la table de chevet. Ses doigts rencontrèrent la fourrure tiède du petit chat et, en effet, il était hérissé comme une pelote d'épingles. Quand elle frôla son pelage des sortes d'étincelles crépitèrent. Le chat poussa un miaulement aigu et bondit hors du lit. Sans doute se réfugia-t-il sous un meuble, où il se tint en boule, terrifié. Angélique tâtonnait, cherchant le briquet et la chandelle. Elle ne les trouvait pas. Son cœur continuait de battre la chamade, accentuant sa maladresse. Il y avait quelqu'un dans la chambre, elle en était sûre, mais qui ? Elle fit tomber un objet se gourmanda. « Même si c'est le Diable », se dit-elle en claquant des dents, « qu'importe ! Je dois le voir... ».

Elle sentait... Elle sentait... C'était quelque chose qui venait à elle, l'enveloppant comme une vague, lui rappelant elle ne savait quoi. Une question qu'elle devait poser... Parce qu'elle avait oublié, la clé serait perdue.

Ses doigts s'énervaient à battre le briquet. Elle devait se hâter avant que la vague la suffoquât. Enfin une étincelle jaillit. Elle ne parvint pas à enflammer l'amadou.

Mais, dans la lueur, elle avait vu, elle avait pu voir ce qu'elle savait être là. Quelqu'un !

Une silhouette humaine. Au fond de la pièce, près de l'angle à gauche de la porte. Une silhouette noire immobile, comme drapée en de longs voiles de deuil.

Pourquoi cette nausée ? Ce parfum insoutenable. En ce parfum résidait toute l'explication, résidait le danger.

Angélique rassembla toute sa volonté, tandis qu'elle sentait une brusque sueur d'angoisse sourdre de tous les pores de sa peau. Lorsque la tige d'amadou commença de brûler, elle s'appliqua à ne pas se retourner, posément l'approcha de la mèche, attendit que la flamme fût bien prise et qu'elle montât haute et claire, dissipant les ombres et les repoussant jusqu'aux limites des murs.

Alors, prenant le bougeoir, elle dirigea la lumière plus sûrement en direction du coin de la pièce où elle avait cru apercevoir une silhouette immobile. Se contraignant au calme, elle scruta la pénombre. Aucun doute ne subsistait. Quelqu'un se tenait là, debout. Une forme obscure, comme celle d'un fantôme drapé de sombre, un être qu'on eût dit enveloppé d'une mante noire, au capuchon tombant et couvrant entièrement le visage-incliné, ressemblant à ces statues de moines « pleurant » que l'on place aux quatre coins des tombeaux des rois.

Un instant, elle essaya de se convaincre que c'était une illusion, l'effet de fantasmagorie d'un meuble recouvert de vêtements et qu'abusait son esprit effrayé.

Mais à ce moment la forme bougea et fit comme un pas en avant.

Le cœur d'Angélique sauta. Elle réussit cependant à maintenir le bougeoir d'une main qui ne tremblait pas.

– Qui est là ? interrogea-t-elle d'une voix aussi ferme que possible.

Rien ne répondit. La colère s'empara soudain d'elle. Elle reposa le bougeoir sur la table et, repoussant les couvertures, s'assit au bord du lit. Du pied elle trouva ses mules de cuir brodé, et se leva. Elle ne quittait pas des yeux l'ombre muette.

Un instant, elle resta ainsi. Puis reprenant la chandelle, elle commença d'avancer en direction du fantôme noir.

Alors, de nouveau la sensation du parfum qui l'avait indisposée l'atteignit et, le reconnaissant soudain, sa terreur fut telle qu'elle crut qu'elle allait défaillir et tomber.

Ambroisine !

Simultanément, son esprit effectua une sorte de rétablissement étrange. Sa panique inconsciente se calma, tandis qu'elle se disait :

« Si c'est elle vraiment, pourquoi s'effrayer ? »

Et elle marcha d'un pas plus sûr. Le parfum recréait la présence devenue presque familière de celle qui avait été quelques jours leur invitée, oiseau au plumage brillant, aux mélancolies insolites, aux incomparables charmes, dévotion, science et naïveté, jeunesse et pouvoir de l'âge mûr de la « bienfaitrice » a la personnalité ambiguë et mystérieuse.

Près d'elle, Angélique la « sentit » sans nul doute et lorsque posant la main sur le front du fantôme elle rabattit le capuchon de drap noir, elle ne s'étonna pas de découvrir les yeux brillants de la duchesse, brûlant d'un feu sombre dans son visage de craie.

– Ambroisine, fit-elle, reprenant son sang-froid avec difficulté, Ambroisine, que faites-vous là ?

Les lèvres de la duchesse de Maudribourg tremblèrent. Aucun son ne sortit de sa gorge.

Comme perdant ses forces, elle glissa à genoux, et, jetant ses bras autour de la taille d'Angélique, elle posa son front sur son sein.

– Je ne pouvais pas, s'écria-t-elle enfin avec désespoir, je ne pouvais pas...

– Que ne pouviez-vous donc pas ?

– M'éloigner de ces lieux... M'éloigner de vous... À mesure que le rivage s'effaçait je croyais mourir de douleur. Il me semblait que l'espoir d'atteindre je ne sais quel rêve de vie sereine et bonne m'était ôté une suprême fois... Que c'était là ! ! Que j'aurais dû demeurer... Je ne pouvais pas.

Des soupirs convulsifs la secouaient. À travers sa fine chemise de batiste, Angélique sentait les bras de la duchesse l'enserrer comme une liane souple mais à l'emprise irrésistible et brûlante. Le poids de ce front qui pesait contre elle irradiait en elle une indéfinissable impression de malaise et de douceur.

Elle réussit à déposer son bougeoir sur une console proche, et, prenant les mains d'Ambroisine qui s'incrustaient dans ses reins, elle parvint à en dénouer les doigts crispés et à s'écarter.

À ce moment l'appel de la corne de brume, soufflé d'une conque dans la Baie, s'éleva et flotta longuement à travers l'épaisseur ouatée du brouillard.

Ce long gémissement lugubre fit frissonner Angélique et un instant encore elle se demanda dans un éclair si la forme agenouillée là, devant elle, avait quelque parenté avec celle de la femme qui s'était embarquée naguère pour Port-Royal. Était-ce une apparition, un mirage, un cauchemar qu'elle vivait éveillée, sans pouvoir différencier la veille du songe ?

Les yeux d'Ambroisine de Maudribourg levés vers elle étaient d'une beauté surprenante. La lumière qui en émanait semblait plonger au tréfonds d'elle-même en un appel silencieux et fasciné.

La sirène de brume beugla à nouveau, prévenant les marins des dangers.

– Le brouillard, dit Angélique, comment avez-vous pu franchir le brouillard ? Où sont vos filles ? Quand avez-vous débarqué ?

– Mes filles sont à Port-Royal sans doute à cette heure, expliqua la duchesse. Tout à coup, une barque de pêche nous a croisés. Elle allait vers Gouldsboro. Je n'ai pu y tenir. J'ai dit aux miens de continuer sans moi et j'ai demandé aux pêcheurs de me prendre à leur bord. Ils m'ont fait aborder non loin d'ici. Malgré les brumes je me suis retrouvée sans trop de peine. Je me suis dirigée vers le fort, le fort où je savais que vous reposiez. Les sentinelles m'ont reconnue.

– Les sentinelles auraient dû m'avertir, interrompit Angélique contrariée.

– Qu'importe ! Je savais où était votre chambre. Je suis montée. Votre porte n'était pas fermée.

Angélique se souvint que la veille elle était sortie sur le palier écouter les bruits du fort afin de se rassurer. Elle avait oublié ensuite de pousser à nouveau les verrous. Elle devait à sa nervosité et à sa négligence de s'être offert une belle peur. Elle était trempée de sueur et faible comme après une épuisante chaleur. En même temps, elle avait froid et se retenait de claquer des dents. Cela lui apprendrait à se laisser dominer par des impulsions et des craintes imprécises.

Elle eût volontiers secoué Ambroisine pour lui apprendre à pénétrer ainsi dans l'appartement des personnes endormies et à s'y comporter comme un esprit revenant d'entre les morts. Mais elle se rendait compte que la duchesse de Maudribourg n'était pas dans son état normal. Il semblait qu'elle eût effectué ce retour vers Gouldsboro, sa marche vers le fort à travers les brumes, jusqu'à la chambre d'Angélique, dans une sorte d'état second, sous l'impulsion d'une force désespérée et irraisonnée.

Ses mains que tenait encore Angélique devenaient froides et commençaient de trembler. Elle était toujours agenouillée mais paraissait s'éveiller et prendre conscience de ses folies.

– Pardonnez-moi, murmura-t-elle. Oh ! Pardonnez-moi, qu'ai-je fait ?... Mais je suis parvenue jusqu'à vous !... Vous ne m'abandonnerez pas, n'est-ce pas ?... Sinon je suis perdue.

Elle divaguait.

– Relevez-vous et venez vos étendre, dit Angélique. Vous êtes à bout.

Elle guida les pas chancelants de la duchesse jusqu'au lit.

Comme elle l'aidait à se débarrasser de sa mante noire, une sorte d'éclair rouge jaillit qui parut les envelopper toutes deux. La mante était entièrement doublée de satin cramoisi qui miroita sous l'effet de la lumière. Rejeté sur le lit, c'était comme une grande flaque de sang d'un rouge sombre et somptueux.

« D'où tient-elle ce manteau ? » demanda Angélique.

Mais ce souci la quitta à peine surgi. Elle continuait à ne pas se sentir tout à fait certaine de la réalité.

Elle avait aidé Ambroisine de Maudribourg à s'étendre entre les draps encore tièdes de sa présence.

– J'ai froid, gémit la jeune femme, les yeux clos.

Elle était secouée de tremblements convulsifs.

« D'où tient-elle ce manteau ? » songea-t-elle.

Encore en cet instant, comme elle ramenait sur Ambroisine, rigide et presque inconsciente, la couverture du lit, elle doutait de sa présence réelle. Le petit chat bondit, les yeux dilatés, puis, après avoir marqué un temps d'arrêt, traversa le lit comme un éclair, puis la chambre et courut se tapir à nouveau sous un meuble.

« De quoi a-t-il peur ? »

On eût dit que le brouillard, s'infiltrant par tous les interstices, baignait la chambre d'une humidité glacée. Angélique frissonnait et le malaise qui terrassait la duchesse la gagnait.

Elle fit du feu dans la cheminée puis, rapidement, sur un petit réchaud à braises, elle se prépara un café turc très fort. Après quoi elle se sentit mieux et ses idées s'éclaircirent.

« Quelle folie ! Être revenue seule par ce temps. Ses filles là-bas, à Port-Royal, elle ici ? Tout ce beau monde missionnaire n'a pas les pieds sur terre... L'Amérique est trop dure pour ces femmes exaltées... »

Elle prenait en pitié le destin d'Ambroisine de Maudribourg, destin chaotique au passé chargé d'ombres, de douleurs, de détresses inavouables, qu'elle pressentait en se penchant une fois de plus sur ce corps fragile anéanti. Qu'était-elle revenue chercher près d'elle, que ni sa fortune, ni sa position, ni ses serviteurs ne pouvaient lui garantir ?

– Buvez, dit Angélique en soutenant du bras la tête inerte et en approchant la tasse des lèvres d'Ambroisine.

– Ce n'est pas bon, fit celle-ci avec une grimace.

– C'est du café, la meilleure panacée du monde. Dans quelques instants vous vous sentirez mieux. Et maintenant, dites-moi, continua-t-elle lorsqu'elle vit un peu de rose remonter aux joues de la jeune femme, êtes-vous parvenue seule ici, y a-t-il une de vos suivantes avec vous ? Votre secrétaire ? Job Simon ?

– Non, non, personne, vous dis-je ! J'ai décidé cela de moi-même lorsque j'ai vu cette barque acadienne nous croiser en disant qu'ils se rendaient à Gouldsboro. Gouldsboro ! Vous ! votre amie Abigaël si charmante, tous ces gens plaisants, aimables et courageux, ces journées de gaieté et d'événements, cette liberté, cet air que l'on respire ici... Je ne sais ce qui m'a saisie... Je voulais vous revoir, m'assurer de votre existence, de votre réalité...

– Et ils vous ont laissée les quitter ainsi ?...

– Ils criaient tous. Mais cela m'importait peu. Mon impulsion était plus forte que leurs raisonnements. Il a bien fallu qu'on me laissât agir à ma guise et qu'ils continuassent leur route comme je leur en donnais l'ordre.

« Ç'avait dû être un beau tapage ! » se dit Angélique.

– Je sais me faire obéir, ajouta Ambroisine avec un éclair de défi soudain dans ses yeux immenses.

– Oui, je sais. Mais vous avez quand même agi follement.

– Ah ! Ne me grondez pas. Je ne peux plus voir clair en moi. N'est-ce pas aujourd'hui, au contraire, que j'agis dans le sens qui m'est nécessaire et non sous de perpétuelles contraintes qui veulent ma destruction...

Elle parlait en gémissant et ses yeux devenaient brillants comme s'ils s'emplissaient de larmes. Sa tête aux lourds cheveux noirs pesait contre l'épaule d'Angélique comme celle d'une enfant brisée.

– Calmez-vous. Nous reparlerons de tout cela demain. Pour l'instant, il faut réparer vos forces. Nous sommes au cœur de la nuit. Il faut dormir.

– Demain, je me réinstallerai dans la maison là-bas... J'aimais regarder la mer de son seuil. Je ne vous dérangerai pas, vous verrez. Je vivrai, seule, faisant oraison. C'est tout ce que je souhaite...

– Nous verrons. Maintenant, dormez.

Elle se glissa de l'autre côté du lit, à sa place restée tiède, et jouit de pouvoir se réchauffer.

Décidément, la nuit était froide. La fourrure qu'elle avait étendue la veille au soir sur la couche n'était pas inutile.

Elle hésitait à éteindre, encore secouée par la peur qu'elle avait éprouvée tout à l'heure. Elle songea à allumer une veilleuse à huile dans un angle de la pièce. Mais elle n'avait pas le courage de se relever. Où était le petit chat ? Viendrait-il se glisser auprès d'elle, rassuré ? Avant de souffler la chandelle, elle regarda vers Ambroisine. Celle-ci semblait avoir sombré dans un sommeil profond. Une impression d'apaisement enfantin se lissait sur ses traits délicats.

Angélique secoua la tête. C'était une pauvre créature.

Elle fit l'obscurité, non sans avoir soigneusement préparé à portée de la main son briquet et la tige d'amadou. Pendant quelques instants, son esprit erra indécis et inquiet, puis elle glissa dans le sommeil emportant dans ses songes le parfum léger et pénétrant de la chevelure d'Ambroisine de Maudribourg, à ses côtés.

Elle rêva, et revécut ce rêve horrible qu'elle avait déjà une fois éprouvé. Elle faisait l'amour avec un monstre au rictus effrayant. Une sensation d'oppression l'étouffait et elle se débattit pour échapper à cette étreinte affreuse.

Elle s'éveilla de nouveau, le cœur battant la chamade et, dans l'obscurité profonde, des yeux brillaient au ras du sol, qu'elle considéra avec une terreur sans nom pendant d'interminables minutes. Enfin elle réalisa que ces yeux étaient ceux du petit chat, tapi de l'autre côté de la chambre sous une console. Il ne dormait pas. Il continuait de guetter, curieusement en alerte.

Peu à peu le cœur d'Angélique s'assagit, cessa de faire à ses oreilles le bruit de tambour affolé. Elle récupéra le sens de la réalité. C'était toujours la nuit et aussi le silence et sans doute aussi dehors le même brouillard épais et implacable. Angélique pensa aux maisonnettes de Gouldsboro. Elle essaya de les répertorier une à une, chacune isolée, enveloppée dans ces voiles opaques, ensevelie sans recours. Dans l'une sommeillait Abigaël, à moins qu'elle ne pût dormir, car désormais ses nuits étaient troublées par le fardeau qu'elle portait en elle. Le petit Laurier devait, lui, dormir de bon cœur, ses cheveux sur la figure. Dans une autre cabane il y avait Bertille et l'enfant blond, né sur la terre d'Amérique, qui portait le nom de Charles-Henri ; dans une autre, un autre enfant blond, Jérémie, le grand esclave noir couché à ses pieds, tandis que dans la pièce voisine ronflait Manigault près de sa puissante épouse. Dans un autre abri, enfin, il y avait aussi Colin. Elle ne pouvait l'imaginer à cette heure que travaillant encore, méditant indifférent au brouillard, attentif à s'instruire près de la chandelle allumée. Lui veillait, lui était sans crainte. Lui demeurait solide, malgré les maléfices qui rodaient, cette nuit, dans Gouldsboro.

Elle se souvint tout à coup d'Ambroisine et porta la main à ses côtés.

La place était vide. Cette fois, Angélique dit à haute voix :

– Je suis folle ou quoi !

Et elle alluma la chandelle comme on décide de trancher un destin. Ambroisine était là. Agenouillée à quelques pas du lit, elle priait, les mains jointes, les yeux levés vers le ciel avec ferveur.

– Que faites-vous ? s'écria Angélique presque avec colère. Ce n'est pas l'heure de prier !

– Si, c'est l'heure, répondit la duchesse d'une voix basse et rauque et comme terrifiée, il faut prier. Le diable rôde !...

– Trêve de sottises ! Venez vous recoucher.

Angélique élevait d'autant plus la voix qu'elle craignait de céder à la panique. Elle sentait un frisson lui hérisser l'échine. Cela lui rappelait une ambiance ancienne, la nuit qu'elle avait passée, enfant, à l'abbaye de Nieul, lorsque le jeune moine relevait ses manches pour lui montrer les traces des coups de Satan. « Regardez ce qu'il m'a fait le Malin, regardez ! »

Elle serra les dents et les poings pour maîtriser le tremblement qui la gagnait. Elle eût donné un monde pour que Joffrey apparût à cet instant et qu'elle pût se précipiter dans ses bras sûrs, ou pour oser courir jusqu'à la maison de Colin afin d'écarter par sa présence d'homme solide ces imprécises menaces. Mais elle mourrait de peur avant de parvenir jusque-là ! Elle répugnait même à quitter son lit, auquel elle se cramponnait comme à un radeau. À peine aurait-elle mis pied à terre, lui semblait-il, que des mains brûlantes et velues lui saisiraient les chevilles...

Pourquoi le petit chat tremblait-il aussi sous la console, avec cette attitude terrorisée ?

– Laissez-moi prier encore un peu, supplia Ambroisine de Maudribourg. C'est bientôt matines. Le coq chantera. Le Maudit s'éloignera...

– Il n'y a pas de coq ici, fit Angélique avec rudesse, et si vous attendez qu'il chante, vous tomberez d'épuisement.

– Ah ! L'entendez-vous, s'écria la jeune femme tandis qu'une expression de soulagement s'illuminait sur sa physionomie torturée.

En effet, si surprenant que cela fût, Angélique perçut l'appel d'un coq dans la cour du fort, affaibli par le brouillard mais bien réel et qui se répéta à plusieurs reprises. Ce chant familier de toutes les aubes campagnardes apaisa aussi pour elle la tension.

– Il s'éloigne, murmura Ambroisine, Satan s'éloigne. Il a peur du jour, de la lumière.

– Il y a donc des coqs à Gouldsboro, commenta Angélique. Je n'y avais pas pris garde. Mais puisqu'il en est ainsi, je vous en prie, Ambroisine, considérez que nous n'avons plus que quelques heures de sommeil à notre disposition, et venez vous étendre. Je n'en peux plus...

Obéissante, la jeune femme se traîna vers le lit et s'y glissa comme à bout de forces, elle aussi.

– Quel tourment ! murmura-t-elle, en ramenant la couverture autour d'elle et en enfouissant son pâle visage avec une sorte de volupté dans l'oreiller. Ah ! Comme on est bien près de vous ! Angélique ! Vous demeurez sereine, inaccessible. C'est une force en vous qui me séduit plus que tout. Aucune peur ne vous atteint. Où donc puisez-vous votre courage ? Quelque chose que vous avez reçu en héritage, n'est-ce pas ? Ah ! Pourquoi ne l'ai-je pas reçu, moi ? Pourquoi le Maudit s'est-il attaché à mes pas dès ma naissance ?

Angélique, cette fois, laissa la lumière allumée. Elle ne souhaitait pas se rendormir malgré sa fatigue. Cette voix plaintive à ses côtés l'émouvait d'une pitié qui prenait sa source dans de lointaines réminiscences. Elle savait ce que c'était l'abandon, la solitude d'une femme, incomprise, inacceptée de tous, rejetée par une sorte de complot inconscient, et c'était cette détresse qu'elle sentait vibrer dans la voix de la duchesse. Une enfant surgissait de cette personnalité déchirée et c'était une enfant qui demandait secours.

Presque malgré elle, Angélique étendit la main et caressa la lourde chevelure aux reflets de nuit et de feu. Les prunelles d'Ambroisine s'adoucirent et la fixèrent avec une sorte d'étonnement puéril.

– Vous êtes bonne, murmura-t-elle d'un ton incertain. Pourquoi êtes-vous bonne pour moi ?

– Pourquoi ne le serais-je pas ? Vous avez besoin d'aide et vous êtes loin des vôtres. Je voudrais que vous vous ressaisissiez et repreniez courage.

– Quelle merveille de vous contempler et de vous écouter, chuchota Ambroisine comme en songe, vous êtes si belle ! Et pourtant votre cœur vit aussi. Le don d'amour, c'est donc cela. Vous le possédez, vous. Vous êtes capable d'aimer les autres et de sentir qu'on vous aime. Moi, je ne sens jamais rien... que la peur ou l'éloignement que j'inspire.

Elle avançait la main, et timidement, comme éblouie, touchait la chevelure d'Angélique, sa joue, sa lèvre.

– Vous êtes si belle et pourtant...

– Sornettes, dit Angélique qui écoutait attentivement, soucieuse de discerner derrière ces paroles décousues la faille qui lui livrerait le secret de ce cœur blessé, que me baillez-vous là ? Vous aussi, vous êtes belle. Et vous le savez ! Quant à ne pas être aimée, le dévouement de vos suivantes, de tous ceux qui vous accompagnent, prouve assez l'amour que vous leur inspirez...

Soudain la question qu'elle avait voulu déjà plusieurs fois lui poser lui revint en mémoire et elle s'écria :

– Ambroisine, le parfum de vos cheveux... Il est toujours aussi envoûtant et ceux-ci semblent en avoir été oints récemment. Ne m'aviez-vous pas dit que vous en aviez perdu le dernier flacon dans le naufrage ?

Ambroisine fit une grimace et eut un faible sourire.

– Eh bien ! Voyez, cela illustre votre thèse que je suis entourée de gens qui m'aiment fort. Figurez-vous que sachant à quel point je tenais à ce parfum et craignais d'en manquer en Nouvelle-France, mon secrétaire Armand Dacaux en a emporté un flacon en surplus. Comme c'est un homme soigneux et méticuleux il l'avait enveloppé dans de la toile gommée bourrée d'étoffes, et cousu le paquet dans une des basques de son habit. Il a donc pu, m'entendant me désoler de la perte de mon nécessaire, me remettre ce suprême nectar.

– N'est-ce pas lui aussi, d'après ce que j'ai ouï-dire, qui vous a aidée à descendre dans la chaloupe avec l'enfant de Jeanne Michaud... Voyez le dévouement que vous pouvez inspirer même à un plumitif qui ne semblait pas par vocation désigné pour jouer les héros...

Ambroisine souriait aussi, mais son sourire crispé creusait aux deux côtés de sa bouche des plis amers.

– Ce gros lourdaud ! murmura-t-elle.

Son regard revint vers Angélique et elle dit avec fièvre :

– Vous, tous les hommes vous aiment, et les plus dignes de ce nom. Un homme comme votre époux, par exemple... hors du commun, tous les dons, toutes les séductions, un enchanteur en vérité, un homme que toutes les femmes voudraient pouvoir charmer et vous n'avez qu'à paraître, le voici fasciné. Il vous suit des yeux, son regard s'adoucit lorsqu'il se pose sur vous, il semble ne sourire qu'à vos boutades... et cet autre, ce blond géant taciturne, qu'y a-t-il entre lui et vous ? Cela se sent à fleur de peau... Et même ce Jésuite de grande allure. Là aussi, je sentais cette « aura » d'intimité, de complicité que vous savez créer entre n'importe quel homme et vous, même les plus simples : ce soldat stupide, ce pirate crapuleux, et même cet Indien effrayant... L'Indien aussi vous aime,'c'est évident. Il tuerait quiconque toucherait l'un de vos cheveux, j'ai senti cela... Vous n'avez qu'à paraître, aussitôt quelque chose change, on dirait que les gens se sentent plus heureux... Même l'ours, même l'ours vous adore, s'écria-t-elle en se tordant les mains.

Angélique éclata de rire.

– Mais quelle est cette diatribe ? Vous exagérez, ma pauvre chère !

– Non, dit Ambroisine avec entêtement. Vous avez le don d'amour, peut-être parce que vous savez recevoir l'amour, l'éprouver. Quelle fortune ne donnerais-je pas pour le posséder !

– Est-ce donc si difficile que d'aimer vivre ? interrogea Angélique en l'examinant gravement.

Tout au fond de cette personnalité pleine de charme et de dons, elle commençait à comprendre qu'existait un désespoir mortel.

– Est-ce donc à cela que cela se résume, le don d'amour ? répéta Ambroisine songeuse. Non, ce n'est pas si simple...

Elle avança la main et caressa l'épaule et le bras d'Angélique que le vent et le soleil de la mer avaient hâlés.

– Vous, vous avez un corps heureux, fit-elle, voilà le secret. Vous jouissez de tout dans votre cœur mais aussi dans votre chair même, du bonheur et du malheur, du soleil, des oiseaux qui passent, de la couleur de la mer, de ce qui arrivera peut-être demain, d'heureux... et de l'amour qu'on vous porte, et de celui que vous dispensez.

– Qu'est-ce qui vous empêche d'en faire autant ?

– Ce qui m'empêche ?

Elle avait crié ces mots. Les yeux agrandis d'horreur de la duchesse contemplaient au fond d'elle-même une vision insoutenable. L'amertume de sa bouche s'accentuait jusqu'à la faire paraître laide et ravagée comme une vieille femme.

– Laissez-moi, dit-elle tout à coup en repoussant le bras secourable d'Angélique qui entourait ses épaules. Laissez-moi, je veux en finir avec la vie, comme j'aurais dû en finir cette nuit-là...

– Quelle nuit, Ambroisine ?...

– Non, non, dit la duchesse avec de folles dénégations, ne parlez pas de cela. Je vais me tuer, c'est tout.

– Dieu défend cet acte. Vous, si pieuse...

– Pieuse !... Oui, je le suis. Il faut bien que je sois quelque chose, puisque je suis morte de partout. Je n'ai rien trouvé d'autre pour survivre. Prier, être pieuse, m'occuper des choses de religion. Vous vous moquez de moi, n'est-ce pas, avec mes dévotions, vous qui possédez tout. Vous ne pouvez pas comprendre...

– Quoi donc, Ambroisine ?

– Non ! Non ! Jamais je ne pourrai le dire. Vous ne pouvez pas comprendre.

– Qu'en savez-vous ?

Angélique retenait contre elle le corps d'Ambroisine de Maudribourg qui était secouée de tremblements convulsifs et semblait prête à se jeter hors du lit pour se livrer à on ne sait quel acte désespéré. Dans on délire, elle ne prenait garde qu'elle se débattait à demi nue. Elle avait un corps d'une jeunesse étrange, parfaite. On eût dit un corps de jeune fille intouchée.

– Croyez-vous que je n'ai pas vécu avant ce jour ? demanda Angélique. J'ai traversé bien des vicissitudes, croyez-le, et peu de choses des douleurs humaines m'est inconnu.

– Non ! Non ! Vous, vous étiez forte... Tandis que moi... Vous ne pouvez savoir ce que c'est que d'être...

– Quoi donc, Ambroisine ?...

– D'être une enfant de quinze ans livrée à un vieillard lubrique, cria-t-elle comme si elle eût vomi un poison qui lui arrachait en même temps les entrailles.

Elle se tint courbée en deux, haletant.

– J'ai crié, chuchota-t-elle, j'ai crié... Personne n'est venu à mon secours... J'ai lutté toute une nuit... À la fin, il m'a fait tenir par ses valets !... Et des prêtres pour bénir cela...

Elle se rejeta en arrière, blême, sur l'oreiller. La sueur coulait le long de ses tempes. Un cerne violet s'accusait sous ses paupières closes. Un instant, elle parut morte.

Angélique lui essuya le visage.

– Vous ne le direz pas, n'est-ce pas, balbutia la duchesse d'une voix presque inaudible... Vous ne le direz pas... que j'ai crié... J'étais très orgueilleuse. Une enfant pure, enthousiaste, mais orgueilleuse... Au couvent, je dominais mes compagnes : la plus belle, la plus instruite, la plus aimée. Dès l'enfance, j'avais stupéfié des théologiens, des mathématiciens venus en ces murs à seules fins de m'interroger. Je prenais de haut les religieuses ces ignorantes... Et puis l'humiliation soudaine... Découvrir que tous ces beaux apprêts ne représentaient rien, ne me défendaient pas du sort commun, que je n'étais qu'une proie que les hommes et leurs lois avaient droit de vendre au plus offrant avec la bénédiction d'un clergé complice... sans pitié pour mon innocence... auprès d'un homme ruiné de vices qui était de cinquante-cinq ans mon aîné.

Elle s'interrompit, à bout de souffle, et parut encore sur le point de vomir. Angélique la soutenait et se taisait. Que dire ? Elle se souvenait. Pour elle aussi, mariée par procuration, tout aurait pu être aussi ignoble, aussi affreux. Mais il y avait eu Joffrey de Peyrac qui l'attendait à Toulouse et l'aventure insolite d'un amour passionné naissant entre cette jeune vierge vendue et le grand seigneur qui l'avait achetée.

En un temps, le duc de Maudribourg était venu à Toulouse pour connaître le secret de la transmutation de l'or, et le comte lui avait refusé sa porte à cause de sa réputation de débauché. Or, c'était donc à cet homme méprisable qu'avait été livrée Ambroisine.

L'aube venait. Une lueur trouble remplaçait la nuit, noyant le halo de lumière de la chandelle. Le petit chat se glissa hors de son abri et gagna la porte en miaulant. Angélique se leva pour lui ouvrir.

Elle retira le panneau de bois devant les vitres ; le brouillard était toujours là, blanc comme neige. Mais un parfum de feux de bois s'infiltrait. On entendait bouger en bas dans la salle de garde et des bruits de voix, d'allées et venues. Elle souhaita que Piksarett revînt, tout « matachié » de rouge, pour lui dire avec son sourire de belette : « Tu es ma captive. » Cela, c'était la vie, leur vie à eux en terre américaine, loin des ignominies de l'Ancien Monde.

Une nausée continuait à lui serrer la gorge. Elle revint à Ambroisine, lui fit boire un verre d'eau fraîche.

La duchesse paraissait sans force et gardait les yeux clos. Cependant, elle dit encore d'une voix plus claire et plus nette :

– Je n'ai pas encore pardonné, accepté. Cela me brule toujours comme un fer rouge. Voilà pourquoi je suis morte au-dedans.

– Calmez-vous, dit Angélique avec bienveillance en lui caressant comme d'une enfant le front moite, vous avez parlé, cela est toujours bon. Maintenant, essayez de ne plus penser et de vous reposer. Ici, vous êtes en paix, loin de toutes obligations et des témoins de votre passé. Si vous désirez vous confier encore, je vous écouterai volontiers, un peu plus tard. Mais pour lors, dormez.

Elle posa sa main sur les yeux meurtris, leur imposant une rafraîchissante quiétude.

– Quel bienfait de vous avoir rencontrée ! soupira Ambroisine qui parut sombrer presque aussitôt dans un profond sommeil.

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