Chapitre 7

Et maintenant c'était le matin, un matin blanc, bourré de brumes, où l'on ne voyait rien. Mais assez clair et lumineux cependant pour que les maléfices de la nuit parussent s'être effacés avec le jour levant.

Angélique et Joffrey, accoudés à la rambarde du Gouldsboro, attendaient le canot qui devait les ramener au rivage.

Ils n'étaient pas pressés de le voir arriver. Ils étaient bien ainsi l'un près de l'autre, enveloppés encore dans la solitude et le mystère que créait le brouillard autour d'eux.

De la terre invisible, leur parvenaient les bruits actifs de l'établissement. Il faudrait bien tout à l'heure y aborder et reprendre sur leurs épaules les charges qu'ils s'étaient imposées. Mais, ce matin, leur lassitude s'était dissipée. Ils se sentaient heureux et pleins de force, sensibles à cette vie intense dont les échos leur parvenaient à travers l'écran ouaté et translucide de la brume. Appels des pêcheurs revenant vers la rive, charpentiers clouant à grand bruit planches, poutres et bardeaux, femmes se hélant tout en vaquant à leurs occupations...

Les cris des oiseaux de mer et le plus lointain roucoulement des tourterelles dans les bois planaient sur ce fond sonore et les odeurs de la vie transperçaient le brouillard, celles des feux, des fumages, du tabac, du rhum, du bois fraîchement scié, arôme typique d'un fort de ces côtes, entre les relents iodés de la mer et l'haleine capiteuse de la forêt aux essences résineuses.

– Je vais aller me réconcilier avec les dames de Gouldsboro, dit Angélique. Elles ne sont pas commodes... mais moi non plus. Certes, nous n'avons pas fini de nous quereller, elles et moi. Mais, tout compte fait, nous nous aimons bien, et nos conflits nous stimulent. Elles sont intelligentes et apprécient que je leur apporte je ne sais quel élément étranger qui leur permet de se perfectionner. Ce que j'ai toujours apprécié chez les Huguenotes c'est qu'elles n'ont pas, comme trop de femmes catholiques, surtout chez les paysans et les bourgeois, ce sentiment écrasé de leur condition féminine, cette docilité sans raisonnement au mari, au curé.

– Hum ! dit Peyrac, on voit qu'en effet vous avez su secouer la tutelle papiste.

– J'ai secoué toutes les tutelles, dit Angélique en riant, sauf celle de votre amour.

Et elle lui dédia son regard le plus fervent. Toutes ces heures qui venaient de s'écouler, cette nuit merveilleuse, garderaient à jamais pour elle une valeur sans prix, tous les mots qu'ils avaient échangés depuis hier dans la tension d'un premier essai de réconciliation, soit plus tard dans les transports aveugles de leur étreinte amoureuse, soit dans la douceur d'un demi-éveil, dans le bien-être de ces heures nocturnes où, le corps apaisé, mais encore ému et charmé des joies éprouvées, l'esprit libéré, mais comme oublieux des soucis terrestres, ils avaient pu se parler sans honte, à cœur ouvert. Tous ces mots resteraient en elle comme un trésor qu'elle ne se lasserait pas de contempler, se remémorant chacun d'eux pour en goûter la douceur, la saveur. Un jour proche, elle puiserait à s'en souvenir le viatique nécessaire pour traverser une effroyable épreuve.

Elle ne le savait pas encore en ce matin tranquille, tout pétri de lumière, dans la chaleur montante. Seul, au loin le chant envoûtant de la Tour Perdue perpétrait en elle une petite angoisse lancinante. Elle voulait l'ignorer. Elle se sentait nouvelle, différente même, et regardait l'homme qu'elle aimait bien en face, en souriant. Tout en lui l'émouvait et la rendait heureuse.

Un ruissellement d'eau cadencé les avertit que la chaloupe approchait. Ils s'avancèrent jusqu'à la coupée dont un matelot avait ôté le vantail. L'homme à genoux déroulait l'échelle de corde.

– Et mon petit chat que j'ai oublié, se rappela Angélique. J'espère que quelqu'un lui a donné à boire... Et que la duchesse de Maudribourg n'est pas trépassée. Il faudrait aussi que j'aille visiter Abigaël maintenant que nous sommes un peu au calme. La naissance de son enfant est proche...

Ils s'installèrent dans la barque, et les mariniers tendirent les bras sur les lourdes rames afin de franchir les quelques brasses qui les séparaient du rivage.

– Je vais aller également questionner Mme Carrère afin qu'elle trouve un logement décent pour la duchesse et que nous puissions nous réinstaller dans notre appartement du fort. Vous ne partez plus, n'est-ce pas ? Je ne peux plus vous sentir sans cesse « ailleurs » que ce soit d'âme ou de corps... Les heures sont si longues et si amères quand je ne sais pas où vous êtes. Je veux bien me dévouer à Gouldsboro de tout mon être, mais près de vous... Quel est ce navire qui est entré, hier au soir, dans le port ?...

Peyrac eut un hochement de tête.

– Précisément, je crains fort que ce ne soit encore de ces gens qui viennent pour m'arracher à vous m'obligeant à courir à nouveau faire la police dans la Baie Française.

– Des Anglais ?

– Non ! Des Français. Le gouverneur de l'Acadie en personne M. de Villedavray. On me l'a fait annoncer hier au soir, mais j'ai chargé Colin et d'Urville de le recevoir car je voulais me consacrer à vous, et rien qu'à vous.

La chaloupe accostait. Angélique, en s'avançant sur la plage, rencontra presque aussitôt quelque chose de minuscule et de vivant qui se débattait misérablement parmi les varechs.

– Qu'est-ce donc ? Un crabe ? Oh ! Mon Dieu, c'est mon petit chat, s'exclama-t-elle. Que fait-il là ? Il était déjà si malade !

Elle le ramassa, et couvert d'écume et de sable qui collaient ses poils à ses osselets fragiles, le chaton semblait à nouveau sur le point d'expirer. Mais comme la veille, son regard d'or exigeait et la reconnaissait.

– On aurait dit qu'il était venu sur la plage pour m'attendre, qu'il savait que je devais revenir par là...

– Moi aussi je vous attendais avec cette bestiole, dit la voix geignarde d'Adhémar sortant du brouillard, voilà bien une autre affaire... Ce gouverneur d'Acadie qui est arrivé hier soir, il dit que nous sommes des déserteurs, moi et les autres soldats qui étaient avant ici au Fort Sainte-Marie. Il dit qu'il va nous faire juger en cour martiale. Et il a voulu donner du bâton au gros qui nous avait amenés.

– Ah ! Defour est là aussi, dit Peyrac, cela promet de l'orage car les frères Defour n'aiment pas les officiels de Québec. Et qui vient donc là ?

Trois ou quatre silhouettes sortaient des brumes. Colin, son quartier-maître, Vanneau d'Urville, Gabriel Berne. Ils désiraient, dirent-ils, présenter à M. et Mme de Peyrac quelques questions urgentes à traiter avant que le gouverneur français qu'ils avaient pour hôte depuis la veille au soir, et qui paraissait fort remuant, accaparât le comte par ses revendications et ses exigences.

Colin était déjà au fait de bien des choses. La compétence avec laquelle il avait pris en main les intérêts de Gouldsboro lui gagnait peu à peu l'adhésion des Huguenots.

Il dit qu'il avait deux projets, sur lesquels la population tant huguenote que catholique s'était déjà prononcée. Tout d'abord la construction d'un petit fort à quatre tourelles d'angle, au lieu dit la rivière des Cayugas et qui se trouvait à mi-chemin du camp Champlain et du port de Gouldsboro. C'était par cette rivière que des Indiens hostiles pouvaient se glisser facilement pour nuire aux Blancs des parages.

En cet endroit, le comte de Peyrac avait été attaqué an dernier, précisément par des Iroquois Cayugas, dont le nom était resté pour désigner ce lieu. Un peu plus tard, en automne, une femme y avait été enlevée par une autre tribu pillarde, un homme grièvement blessé. Des Indiens du petit village voisin avaient été massacrés et les survivants avaient décabané.

Y construire un fort de guet et de défense, qui protégerait les habitants vaquant à leurs affaires entre le camp Champlain et le port, devenait impératif, surtout en cette saison où les partis de guerre iroquois allaient commencer à rôder.

L'autre projet concernait la construction d'une chapelle pour le culte catholique, qu'on édifierait de l'autre côté du promontoire, là où les nouveaux colons, issus du Cœur de Marie paraissaient disposés à s'installer.

– Bon ! dit le comte, préparons-nous à trancher ces épineuses questions, et pour commencer allons nous restaurer chez Mme Carrère et goûter sa soupe aux coquillages ou son vin chaud à la cannelle.

Il entraîna Angélique vers l'auberge d'où s'élevait une bonne odeur de feu de bois, et les autres l'accompagnèrent ainsi que les soldats espagnols, puis Adhémar qui avait toujours l'air de suivre un corbillard.

Angélique avait glissé son chat sous son manteau et se préoccupait de le sentir grelotter.

Gabriel Berne la rejoignit et la tira un peu à l'écart.

– Juste un mot, permettez-moi, madame, mais je pressens que M. de Peyrac va être contraint de partir quelques jours en expédition sur la rivière Saint-Jean et je me doute que vous souhaiteriez l'accompagner... Alors, je voudrais vous demander... Le terme de ma chère femme approche... Je suis extrêmement inquiet. Seule votre présence ici peut nous rassurer sur l'heureuse issue...

– Ne craignez rien, mon cher Berne, répondit-elle, je suis venue pour cela et je ne quitterai pas Gouldsboro avant qu'Abigaël ait eu son enfant et soit parfaitement remise de ses couches.

Mais elle ajouta, le cœur étreint.

– Croyez-vous vraiment que mon mari va être obligé de quitter Gouldsboro ? Qu'aurait-il à faire à la rivière Saint-Jean ?...

– La situation y est extrêmement compliquée. Cet Anglais de Boston, Phipps, qui s'était présenté avec l'amiral Sherrilgham, a trouvé le moyen de bloquer dans la rivière d'importants personnages de Québec. Le gouverneur d'Acadie s'en est tiré de justesse avec son aumônier et quelques jeunes hurluberlus de sa suite, et il est venu demander secours ici, car, une fois de plus, c'est une affaire à déclencher la guerre entre les deux couronnes, et il n'y a que « lui », votre mari, pour pouvoir empêcher cela.

Il désignait d'un geste du menton le comte de Peyrac franchissant le seuil de l'auberge.

Les soldats prirent la garde à la porte. Don Juan Alvarez suivit le comte à l'intérieur. Il ne le quittait pas dès qu'il était à terre, exerçant une discrète mais pointilleuse surveillance.

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