Chapitre 5

Malgré ses vœux, comme ils passaient aux alentours du fort, une silhouette féminine qui semblait les guetter se détacha de la porte et courut vers eux.

C'était Marie-la-Douce, la jeune suivante de la duchesse de Maudribourg.

– Ah ! Madame, vous voici enfin ! lança-t-elle avec angoisse. On vous a envoyé chercher de tous côtés. Ma maîtresse se meurt.

– Que me dites-vous ? N'ai-je pas laissé il y a peu la duchesse de Maudribourg en parfaite santé ?

– Cela l'a prise soudain. Elle a perdu connaissance, puis une forte fièvre s'est emparée d'elle, et maintenant elle délire et nous effraye par son agitation. Oh ! Venez, madame, je vous en supplie.

Angélique se tourna vers son mari. Une panique la saisissait. Résultat de ces jours de fatigue et de tension inhumaines. Tout incident prenait soudain pour elle une proportion démesurée et elle avait l'impression que le monde entier se liguait pour le séparer d'elle. Maintenant qu'ils s'étaient enfin expliqués après cette affreuse querelle, elle ne voulait plus s'éloigner de lui, ne serait-ce que quelques instants, avant qu'ils se soient reposés et rassurés de leurs tourments dans les bras l'un de l'autre. Sous les plis de la cape, elle se cramponna à sa main chaude et vivante.

– Mais que se passe-t-il ? Ah ! Je n'en puis plus. Et je voudrais enfin être seule avec vous, ajouta-t-elle tout bas en se tournant vers le comte.

Il répondit, calme :

– Allons nous rendre compte de l'état de santé de la duchesse. Je doute que celui-ci ne soit si grave. S'il le faut, vous lui administrerez quelque potion calmante, et nous pourrons nous retirer en paix.

Dans la chambre du fort l'agitation régnait. Pétronille Damourt se lamentait bruyamment, en tournant en rond, Delphine du Rosoy et Antoinette, une autre Fille du roi, assez diligente, s'efforçaient de ranimer la duchesse. Jeanne Michaud était en prière dans un coin, tandis que son enfant, assis près d'elle, suçait son pouce avec philosophie.

Mme Carrère, qu'on avait appelée à la rescousse, grommelait tout en préparant une tisane.

Parmi toutes ces femmes, la présence du secrétaire à bésicles paraissait incongrue. Il allait et venait avec une expression de hibou désemparé et se heurtait partout.

Par contre, au milieu de la pièce, le soldat Adhémar se trouvait planté là dans une mare d'eau, car on l'avait tour à tour envoyé quérir de l'eau chaude puis de l'eau froide pour des compresses. Et enfin le chaton maigre était réfugié sur une console et hérissait tous ses poils en crachant avec fureur.

Ce fut lui qu'Angélique remarqua le premier.

« Pauvre petite bête, songea-t-elle, contrariée, ces folles vont achever de le rendre tout à fait malade. »

Elle alla vers le lit et se pencha derechef sur la forme prostrée de la duchesse. Celle-ci, qu'elle avait laissée naguère calme et reposée, était en effet brûlante. Les yeux clos, elle marmonnait des mots sans suite aux consonances étranges.

Angélique souleva les paupières, vit les prunelles révulsées, tâta le pouls qui était insaisissable, nota la raideur des bras et des doigts et, pour s'assurer une fois de plus qu'aucune blessure interne ne pouvait être la cause de cet état inquiétant, elle rejeta la couverture et palpa à nouveau tout le corps avec soin, étudiant les réactions d'Ambroisine de Maudribourg au toucher de ses doigts. Mais celle-ci continuait à être plongée dans l'inconscience, une lueur imprécise et fixe filtrait entre ses paupières à demi closes. Elle ne tressaillit, ni ne parut souffrir sous l'examen. Angélique essaya de faire mouvoir les jambes qui étaient également raides. Les orteils des pieds étaient crispés et glacés. Angélique les frictionna doucement, et elle perçut une détente dans la musculature.

– Préparez des briques chaudes, intima-t-elle aux femmes.

Tout en essayant d'y ramener la chaleur, Angélique se fit la réflexion que les pieds de la duchesse de Maudribourg étaient d'une joliesse rare. Elle devait en avoir grand soin car la peau était souple et satinée.

Préoccupée de cet état alarmant, Angélique n'avait pas pris garde que la jeune femme, abandonnée là à ses soins, révélait à tous, sous une très légère chemise de linon, la semi-nudité d'un corps admirable.

La voix d'Adhémar s'éleva tout à coup dans le silence.

– Ça, on peut dire que c'est une belle femme, fit-il en hochant la tête à plusieurs reprises d'un air connaisseur. Franchement, on peut dire que c'est une femme bien roulée, pas vrai, monsieur le comte ?...

– Adhémar, comment es-tu là ? interrogea Angélique. Je croyais que tu faisais sentinelle, ce soir.

– Aâ m'ont envoyé chercher de l'eau, dit Adhémar, ââ m'ont tombé dessus comme une nuée de poules... Comment je pouvais résister ? Encore que ce soit pas un métier pour un militaire qui a sa dignité... Mais faut quand même rendre service aux dames... surtout dans un sacré pays comme celui-là... Pôvrettes ! ... si j'étais pas là...

Angélique avait doucement recouvert la malade qui semblait mieux, quoique toujours inconsciente.

– Je crois que vous avez raison, dit-elle s'adressant à son mari. C'est une sorte de crise nerveuse, suite sans doute des trop grandes frayeurs subies dans le naufrage. Je vais lui donner quelque chose de calmant.

– La tisane est prête, annonça Mme Carrère en s'avançant avec le bol entre les mains.

– Merci, ma chère !

Angélique alla chercher son sac et confectionna rapidement la mixture nécessaire.

Soudain la voix de la duchesse s'éleva dans la chambre. Elle était claire et bien timbrée. Elle disait :

– Le débit q est égal à K, constante, multipliée par la racine carrée de 2 gH où g est l'accélération de la pesanteur et H la hauteur de la chute d'eau... Mais il se trompe, je suis sûre,... K dépend aussi du frottement...

Le reste se perdit dans un murmure indistinct.

– Qu'est-ce que c'est, ce charabia ? s'exclama Adhémar effrayé. C'est-y des formules cabalistiques pour nous ensorceler ?

– Mon Dieu, la voici qui recommence à délirer ! se lamenta Delphine en se tordant les mains.

Un sourire énigmatique errait soudain sur les lèvres du comte de Peyrac.

– Elle vient de réciter le théorème d'un savant hydraulicien italien, et je pense qu'elle corrige à raison sa formule, dit-il, il n'y a pas de quoi vous affoler, damoiselle. Ignorez-vous que votre bienfaitrice est une des plus grandes savantes du monde, toujours à échanger des postulats mathématiques à Paris avec des docteurs en Sorbonne ?

Angélique écoutait sans bien saisir de tels propos fort étonnants.

Elle s'était penchée au-dessus d'Ambroisine et avait glissé une main sous sa tête afin d'essayer de la faire boire. Une fois de plus, le parfum délicat mais envoûtant qui s'échappait de la lourde chevelure noire de la duchesse lui causa un trouble étrange. Une sorte d'avertissement.

– Que signifie ce parfum ? s'interrogea-t-elle.

Elle vit alors que les yeux d'Ambroisine de Maudribourg s'étaient ouverts et la fixaient. Angélique comprit que la malade avait repris conscience. Elle lui sourit.

– Buvez, insista-t-elle, allons, buvez, cela vous fera du bien.

La duchesse se souleva avec peine. Elle semblait brisée par la crise qui l'avait terrassée. Elle but à petites gorgées, comme à bout de forces, et Angélique dut l'encourager à plusieurs reprises pour qu'elle par vint à tout absorber. Puis elle se rejeta en arrière et se laissa aller à nouveau les yeux clos. Mais elle était mieux.

– La fièvre la quitte ! constata Angélique après avoir posé la main sur le front moins chaud. Ne vous inquiétez plus.

Elle alla se laver les mains et ranger ses remèdes. Les suivantes de Mme de Maudribourg l'entourèrent avec nervosité.

– Oh ! Madame, ne nous abandonnez pas, supplièrent-elles. Restez avec nous cette nuit pour la veiller. Nous craignons tant pour elle.

– Mais non ! Vous vous inquiétez à tort, vous dis-je.

Cette sorte d'anxiété que toutes ces femmes manifestaient pour leur bienfaitrice commençait à lui paraître excessive.

– Elle dormira, je m'en porte garante. Et vous aussi, dormez donc, recommanda-t-elle. Adhémar, ramasse tous tes seaux et présente tes civilités à ces dames ! Viens, tu nous porteras une lanterne jusqu'au port.

Qu'avaient-ils tous ces gens à s'agripper à elle et à Joffrey, comme des lianes, pour les paralyser ? Cela tenait du cauchemar.

Elle se rapprocha de lui. Il gardait les yeux fixés sur la duchesse de Maudribourg prostrée. Dans le cadre de la somptueuse chevelure noire qui reposait sur l'oreiller de dentelle, trop lourde et opulente, le visage endormi semblait s'amenuiser comme celui d'une enfant. Angélique dit à mi-voix :

– Venez-vous ?

Mais Joffrey de Peyrac ne parut pas l'entendre. Tout commençait à se brouiller dans la tête d'Angélique, et la migraine la gagnait. Elle désirait plus que tout au monde se retirer, s'échapper avec lui. C'était comme une exigence où le désir d'être dans ses bras n'était pas seul en jeu. C'était, lui semblait-il, comme une nécessité vitale, une question de vie ou de mort. Il ne fallait pas qu'elle le perdît encore ce soir, ou sans cela...

Elle se sentait les nerfs tendus à craquer.

– Madame, restez, répétaient les femmes dans un chœur gémissant.

– Elle va peut-être mourir, s'écria Delphine du Rosoy, d'un ton tragique.

– Mais non !

Elles se rapprochèrent encore.

– Restez ! Restez ! marmonnaient-elles. Oh ! Par pitié, chère madame !

Il y avait dans leurs prunelles une sorte de peur étrange. Angélique pensa dans un éclair : « Elles sont folles !... » D'un geste instinctif, elle saisit le bras du comte, lui demandant secours.

Il parut revenir à lui, et la considéra, vit son visage

pâli et crispé. Alors, aux yeux de tous, il passa son ras autour de sa taille.

– Mesdames, soyez raisonnables, dit-il, Mme de Peyrac a besoin de repos, elle aussi, et je l'emmène, ne vous en déplaise ! Si quelque crainte vous reprenait au sujet de votre maîtresse, faites demander le Dr Parry. Il est de bon conseil.

Sur ces paroles dont elles ne pouvaient apprécier l'ironie, il les salua avec beaucoup de galanterie, et sortit, entraînant Angélique.

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