Chapitre 15

C'était une voix de femme. Tous les yeux convergèrent dans la direction d'où elle s'était élevée.

La duchesse de Maudribourg qui se tenait aux côtés d'Angélique affronta courageusement les regards où se mêlaient étonnement, voire ironie et désapprobation. Elle redressa son cou gracieux et eut à l'égard de ces hommes qui la fixaient un petit sourire de défi.

Le silence stupéfait, un peu scandalisé, régna un instant. On attendait le verdict.

Peyrac fit quelques pas dans la direction de la duchesse.

– Vous avez gagné, madame, dit-il en la saluant. Et sachez que Gouldsboro s'honore d'avoir en ses murs, si je puis m'exprimer ainsi, une des élèves du grand astronome Gassendi, Français qui le premier au monde mesura en Guyane française la longueur du méridien terrestre.

– La lune ? Qu'est-ce que la lune vient faire là-dedans ? s'exclama le gouverneur de l'Acadie.

Il avait l'air d'un Pierrot ébahi. Et il ajouta :

– Tout d'abord il y a des marées aussi bien le jour que la nuit.

– Vous m'étonnez, mon cher, lui dit Peyrac. Réfléchissez que, pour notre terre, planète entre autres planètes, la lune est toujours là, la nuit comme le jour, ainsi que le soleil d'ailleurs.

– Et l'attraction, qu'est-ce que cela veut dire l'attraction ? interrogea le quartier-maître Vanneau.

– Avez-vous jamais vu un aimant ramasser des aiguilles ? dit Mme de Maudribourg. À certaines heures, lune en fait autant pour nous.

Chacun saisit la simplicité de l'image et il y eut à nouveau un silence étonné mais moins incrédule déjà.

La plupart regardaient en l'air. Et Villedavray découvrit précisément le croissant pâle de la lune dans la nacre du ciel qui commençait doucement à virer à l'or avec l'approche du soir.

– Ah ! Voilà donc ce que tu nous fais, mâtine ! s'écria-t-il. C'est vrai, Bergerac, ce savant qui faisait –tes vers et qui transperçait de son épée tous ceux qui se moquaient de son trop long nez, a bien dit quelque chose de ce genre au siècle dernier, mais je croyais que ce Gascon était fou comme tous les Gascons, dit-il jovial en saisissant le bras de Peyrac et celui de Saint-Castine. Et maintenant je voudrais savoir pourquoi à certaines heures, qui d'ailleurs varient, cette facétieuse s'avise de nous aspirer et à d'autres nous laisse en paix.

Joffrey de Peyrac eut un geste vers Ambroisine de Maudribourg.

– À vous l'honneur, madame.

– Vous pourriez l'expliquer aussi bien que moi, comte, fit-elle avec une pointe de coquetterie. Est-ce un examen ?

Il secoua la tête. Son regard sombre et attentif s'attardait sur le visage d'Ambroisine de Maudribourg.

Ce fut alors qu'Angélique ressentit une souffrance inexplicable et qui lui parut presque physique, comme si son cœur soudain se rétractait, serré par un poing brutal.

C'était une douleur profonde et insidieuse, qui faisait peur. Elle venait d'une source invisible, et Angélique fut un instant avant d'analyser d'où lui était venu ce coup. C'était le regard de Peyrac. Alors elle comprit. Ce regard qu'il avait en cet instant n'était dû qu'à elle, à elle, Angélique, son amour, son épouse.

Or, voici qu'il le posait sur ce visage de jeune femme, qui, dans la clarté de perle du jour sur le point de s'assombrir, prenait une sorte de transparence d'albâtre, ce visage où brillaient du feu vif de l'intelligence les yeux sombres et immenses. Il gardait un demi-sourire, mais aucun n'eût pu lire en lui la nature exacte de sa pensée.

– Un examen, non, madame ! protesta-t-il. Mais je monte trop souvent en chaire. Il me plairait d'être quelques instants votre élève.

Elle eut un éclat de rire presque enfantin, avec un mouvement de protestation qui remua son ample chevelure noire sur ses épaules.

– Sottises ! Je suis certaine que je n'ai rien à vous apprendre, à VOUS.

– Je suis certain du contraire.

« Mais... Ils flirtent ! » pensa Angélique, épouvantée. Et c'était en effet une sorte de terreur qui la clouait sur place tandis que les paroles s'échangeaient devant elle et qu'elle percevait dans un cauchemar lointain la voix sourde de son mari et celle, charmeuse, d'Ambroisine, son rire de gorge.

– Comte, vous me tendez des pièges !... Un savant de votre renom. Prétendez-vous ne pas savoir vraiment la raison pour laquelle la marée ne se produit pas exactement quand la lune est à son zénith mais avec un certain décalage d'horaire ?...

– C'est malheureusement vrai. Je n'ai pas encore pu déterminer la cause mathématique de ce phénomène.

– Vous vous moquez de moi.

– Non ! C'est plutôt vous qui seriez en droit de vous moquer de moi... Mais l'humiliation est légère... On se pardonne d'être ignorant quand on a le privilège d'être enseigné par une aussi jolie femme... Alors, nous écoutons le maître ès sciences...

– Attendez ! Attendez ! cria Villedavray, je veux comprendre, moi aussi ! Commençons par le début. En quoi l'attraction de la lune, s'il est admis qu'il y a attraction, provoque-t-elle les marées ?... Écoute bien, Alexandre !

– Je sais tout cela, fit le jeune homme, boudeur.

Ambroisine se tourna vivement vers l'adolescent avec une expression interrogative et impérative. Celui-ci eut la sagesse de battre en retraite.

– Je veux dire que le père de Maubeuge, à Québec, m'en avait déjà parlé, mais je n'y ai pas pris garde.

– Le père de Maubeuge ?

Ambroisine parut fort intéressée.

– Il a été en Chine, n'est-ce pas ? Et il a contribué à la création de l'Observatoire de Pékin ? Qu'il me tarde de m'entretenir avec lui !

– Alors, cette lune ? s'impatienta Villedavray.

– Nous y voici, marquis. Posez-moi des questions si vous le souhaitez, fit-elle en s'adressant cette fois au gouverneur de l'Acadie.

– Eh bien ! commença-t-il d'un ton docte, euh ! Si la lune, comme vous le dites, exerce son influence sur tout le globe dans une proportion quasi égale, comment se fait-il qu'il y ait à certains endroits des marées de très faible élévation et énorme en d'autres lieux ?

– Objection habile. On en a longtemps discuté, en effet. De nos jours, il est établi que cette différence de proportions dans le phénomène est due à la viscosité de l'eau qui n'est pas la même pour toutes les mers. Ainsi, la Méditerranée est une mer fermée et de ce fait très salée, l'attraction de la lune ne peut pas constituer une courbure suffisante pour équilibrer la viscosité de la surface, par contre...

– Que voulez-vous dire par viscosité de la surface ? interrogea quelqu'un.

– L'épaisseur de ce qui constitue la « peau » de la mer.

– La « peau » de la mer ! s'esclaffa presque Villedavray.

– Eh ! Oui, mon cher !

Angélique reprenait pied. Depuis que le marquis était entré en scène et que le dialogue ne se poursuivait plus uniquement entre le comte de Peyrac et la duchesse, elle avait commencé à se sentir mieux et à échapper au vertige qui l'avait saisie brusquement.

À la chaleur soudaine qu'elle sentit à ses tempes, elle comprit que pendant quelques secondes elle avait dû être pâle comme la mort. Les mots continuaient à bourdonner à ses oreilles, et elle se contraignait à les écouter et à essayer d'en saisir le sens, s'interrogeant au fond d'elle-même.

« Qu'est-ce qui est arrivé ? Qu'est-ce qu'il y a eu ? Mais rien ! Qu'est-ce qui m'a pris tout à coup ?... Il ne s'est rien passé... Tout est très normal, très naturel... »

Elle écoutait la voix d'Ambroisine de Maudribourg expliquer avec beaucoup de clarté que si l'on tirait une balle de fusil sur la surface de la mer elle ricocherait. Ce qui prouvait que la mer offrait une résistance à la pénétration due à sa « peau ». En mer fermée, comme en Méditerranée, cette « peau » semblait se rétrécir obligatoirement, donc devenir très épaisse, ce qui offrait une résistance à l'attraction de l'astre des nuits. Au contraire, plus la surface était grande plus elle s'étirait comme ici dans la Baie Française ou dans le cul-de-sac breton du Mont-Saint-Michel, où aboutissent les extrémités d'un immense océan, plus la mer obéissait facilement à l'injonction attractive de la lune.

– De plus, en ces deux endroits, les géographes ont pu déterminer la présence de cette plate-forme glaciaire, dont on parlait tout à l'heure, et c'est une cause supplémentaire, par le fait du peu de profondeur de la mer, de l'amincissement à l'extrême de cette surface résistante de l'eau. Aussi dans nos parages la lune peut-elle en jouer comme d'un voile léger, docile à tous ses caprices. Comte, mon explication ne s'éloigne-t-elle pas trop de la rigueur scientifique ?

– Elle est juste et accessible à tous, convint Peyrac.

Il hocha la tête à plusieurs reprises en signe d'approbation.

Elle le regarda d'un air ardent et comme transporté. Ses lèvres étaient entrouvertes et laissaient percevoir le bord de ses dents brillantes et parfaites.

– Tout ceci paraît logique, convint le gouverneur, nais a-t-on pu établir à quel moment la douce Phébé exerce son influence sur nous autrement que dans nos rêves ?

– Elle exerce sa plus forte influence lorsqu'elle se trouve entre la Terre et le Soleil...

– Et les deux marées ? intervint vivement le quartier-maître.

La duchesse expliqua, de cette voix bien timbrée et forte qu'elle prenait lorsqu'elle parlait de sciences, que pour l'une et l'autre la lune ne se trouvait pas au même endroit par rapport au soleil. Lorsqu'elle se trouvait en quadrature, c'est-à-dire à angle droit du soleil, les deux influences se contrariaient et l'attraction était plus faible, la montée des eaux moindre. C'était la morte-eau, ou petite marée, d'une amplitude de moitié et qu'il ne fallait pas confondre comme le font souvent les personnes non habituées aux termes de marine, avec le reflux.

– Que se passe-t-il avec le reflux ?

– La lune s'éloigne, l'attraction cesse, les eaux soulevées retombent tout simplement.

– Cela me donne le vertige, commenta Villedavray, sceptique. On se croirait dans une balançoire ? Eh ?

Il guettait du coin de l'œil les réactions de Peyrac, mais celui-ci ne paraissait mettre aucunement en doute les affirmations de cette jolie femme. Au contraire. Une certaine satisfaction se devinait derrière ses traits burinés, volontairement impassibles.

– Ainsi les lois de Kepler auraient été confirmées ? questionna-t-il.

– Mais oui. J'ai d'ailleurs correspondu avec lui.

Le comte leva légèrement un sourcil.

– Avec Kepler ? fit-il, une nuance de doute dans la voix.

– Pourquoi pas ?

Elle le regardait à nouveau avec hardiesse.

– Est-ce qu'une femme, à votre avis, ne peut comprendre ces lois qu'il a dégagées de ses observations des phases de la planète Mars ? À savoir que les orbites planétaires sont des ellipses dont le soleil occupe un des deux foyers et aussi que les aires balayées par les rayons vecteurs allant du centre du soleil au centre de la planète sont proportionnelles au temps employé à les décrire, c'est-à-dire à les parcourir, et aussi ces lois qui affirment que les carrés des temps des révolutions planétaires sont proportionnels au cube des grands axes de l'allongement des orbites.

– Lois desquels Newton, le savant anglais, a dû dégager les lois de la gravitation universelle, dont l'attraction lunaire, acheva Peyrac qui n'avait cessé d'écouter la duchesse avec une attention extrême.

Angélique reçut comme un message secret l'écho de sa voix. Cette fois il n'y avait pas de doute. Il avait été profondément touché par ces propos qu'il venait d'échanger avec la duchesse de Maudribourg et qui pour tous les autres demeuraient hermétiques.

Elle fut soulagée d'entendre le marquis de Villedavray, qui n'aimait pas jouer les seconds rôles, rompre a nouveau le charme en l'interrogeant :

– Revenons donc à la lune ! Elle est plus proche de nous que vos sacrés centres immatériels. Une question encore, duchesse, pour ma gouverne, à propos des marées. Si j'admets un gonflement à la surface de la terre du côté de l'hémisphère qui regardera la lune au moment de l'attraction, comment le même phénomène peut-il se reproduire aux antipodes, de l'autre côté du globe ?

Elle lui dédia un sourire de commisération.

– Mais qu'est-ce que la Terre, monsieur, fit-elle avec douceur, dans l'immense système des planètes qui nous entourent : un simple point infime. L'influence de la lune, comme celle du soleil d'ailleurs, ne se contente pas de nous atteindre en un seul point. C'est-à-dire là où vous êtes.

« Elle nous enrobe littéralement, nous traverse de part en part, et n'est-ce pas merveilleux, quand on y réfléchit, cette communion avec les systèmes visibles ou invisibles qui nous entourent à l'infini, que peut-on faire d'autre que d'y reconnaître la grandeur de notre Créateur, Dieu, notre Père qui est aux cieux, acheva-t-elle avec ferveur, les yeux levés vers le firmament.

Une étoile s'y allumait dans l'or fluide du soir.

Et à ce moment un vol d'oiseaux passa avec de grands battements d'ailes, faisant planer comme un souffle, ample et furtif, au-dessus de l'assemblée silencieuse.

Angélique fut alors consciente d'un phénomène insolite, de quelque chose d'inhabituel qui survenait et dont personne, sauf elle, ne s'avisait. Elle-même d'ailleurs ne le perçut que de façon fugitive, comme si cela se passait ailleurs et ne la concernait point. Mais la vision se grava dans sa rétine de façon fulgurante ! Tous les hommes présents regardaient Ambroisine de Maudribourg.

La duchesse apparaissait d'une beauté surprenante avec son jeune et blanc visage, extatique et comme illuminé d'une passion sacrée. Angélique eût été incapable de dire combien de secondes s'écoulèrent, mais peut-être n'y eut-il qu'un instant très bref. Et peut-être même, en vérité, n'y eut-il aucun moment de silence.

La « bienfaitrice » se tourna vers le comte de Peyrac, en disant de sa voix un peu mondaine.

– Êtes-vous satisfait, magister ? Puis-je déposer fa toge ?

– Certes, madame. Vous avez répondu avec plus que de la capacité à ces questions ardues. Nous vous en remercions tous.

Elle le fixait toujours. Puis elle eut une moue souriante.

– Et mon présent ? fit-elle, comme se décidant. N'avez-vous pas dit que vous offririez un présent à quiconque pourrait expliquer la raison des marées et leur amplitude dans la Baie Française ?

– C'est juste, fit-il, mais...

– Vous n'aviez pas prévu que ce serait une femme qui vous donnerait la réponse ? émit-elle en éclatant de rire.

– Certes, convint-il en souriant, et si je songeais à quelques tresses de tabac pour la pipe de ces messieurs...

– Vous n'avez rien prévu pour moi... une femme.

Elle riait toujours, mais d'un rire plus doux, plus bas et comme indulgent.

– Qu'importe ! Je ne suis pas difficile. J'ai tout perdu dans ce naufrage... La moindre chose me fera plaisir. Mais j'ai droit à ma récompense... N'est-ce pas ?...

Il détourna les yeux comme s'il eût redouté d'affronter le regard à la fois hardi et candide d'Ambroisine de Maudribourg. Il parut sur le point de retirer de son doigt une de ses bagues pour l'offrir à la duchesse, puis, se ravisant, il chercha dans l'aumônière de cuir qu'il portait à son ceinturon et y prit une pépite d'or brut de la grosseur d'une noix.

– Qu'est-ce cela ? s'exclama-t-elle.

– Une des plus belles pépites trouvées en notre mine de Wapassou.

– Quelle chose extraordinaire ! Je n'en ai jamais vu.

Elle tendit la main. Mais il retint son geste.

– Vous n'avez pas répondu à ma question concernant le retard d'horaire du phénomène d'attraction par rapport au moment où la lune est à son zénith ?

– Oh ! Une autre fois, je vous en prie, protesta-t-elle avec une coquetterie de petite fille.

Il lui remit la pépite avec un sourire, et elle l'éleva au bout de ses doigts déliés, la faisant miroiter dans le soleil couchant.

Et à nouveau la peur envahissait Angélique, une angoisse qui ne pouvait s'exprimer par aucun cri, par aucun mouvement, aucune réaction de sa part, devant

laquelle la prudence exigeait qu'elle demeurât immobile et impassible, sous peine de voir s'ouvrir plus large encore et terrifiant sous ses pas le précipice entrevu.

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