Chapitre 5
Que serait-il arrivé si...
L'esprit d'Angélique se heurtait à ce si... et ce qu'elle entrevoyait alors lui communiquait un vertige terrifié au point que la joie et le soulagement éprouvés par le facile accouchement d'Abigaël n'arrivaient pas à l'apaiser. Elle n'eût voulu retenir de ces dernières heures que l'intense bonheur, l'heureuse issue d'une épreuve qu'elle avait redoutée, mais l'ombre demeurait qui l'en empêchait d'en jouir pleinement.
Que serait-il arrivé si l'accouchement d'Abigaël n'avait pas été, précisément, facile ? L'absence de maître Berne, juste ce soir-là, lui avait déjà causé grand dommage. Abigaël s'affolait dans la solitude. Angélique était arrivée in extrémis pour la défendre d'une dangereuse panique. Et ensuite l'indisposition de Mme Carrère, l'absence de la vieille Indienne guérisseuse, l'orage... !...
Maître Berne avait dit : « Qui a pu s'amuser à nous faire courir aux Iroquois par cette nuit d'enfer ! »
Et cela rejoignait étrangement dans l'esprit d'Angélique le souvenir de renseignements erronés qui leur avaient été donnés à elle et à Joffrey afin de les tromper, les séparer, les empêcher de se rejoindre ou de se secourir. Or, comme l'avait dit le comte de Peyrac, les fausses nouvelles comme les fausses alertes étaient rares. De telles forfaitures, trahissant toutes les lois de la mer et du Nouveau Monde, ne pouvaient venir que d'intentions ennemies, décidées et préméditées. Il faudrait qu'elle interroge Berne ; qui leur avait porté la nouvelle de l'approche d'un parti iroquois, les obligeant à s'armer et à s'éloigner du village, lui particulièrement, Berne, cette nuit-là contraint de s'éloigner de sa maison, où Abigaël était sur le point d'accoucher...
Et la vieille Vatiré ? C'était plausible. L'alcool pouvait avoir tenté la vieille Indienne, pourtant généralement sobre, mais peut-être par manque d'occasion. Elle ne courait plus guère aux navires, pour troquer quelques fourrures pour une ou deux pintes d'eau-de-feu. Il avait fallu qu'on lui en portât... Mais qui ?... Et pourquoi, précisément, criminellement, ce soir-là, cette nuit-là...
Et l'orage ! L'orage s ajoutant à tout cela.
« Mais qui peut provoquer un orage rien que pour nous nuire ?... Ah ! Je deviens folle ! Tout cela n'est qu'une série de mauvaises coïncidences que nous avons failli payer fort cher ! Il est stupide d'y voir le plan d'une main malintentionnée. Qui voudrait la mort d'Abigaël !... Cela ne tient pas debout... »
Elle regardait le ciel lavé de rose qui émergeait de la nuit sombre et tempétueuse, comme un nénuphar éclatant d'un étang boueux.
Les nuages d'étoupe grise fuyaient à l'horizon laissant la place à une aurore nacrée. Seul un vent acide et coupant rappelait les violences de la nuit.
Angélique n'avait pu fermer l'œil. Elle était restée accoudée à sa fenêtre, guettant les premières lueurs, soliloquant et dialoguant avec le petit chat qui l'écoutait, la tête penchée, assis sur sa queue, se tenant coi, comme s'il eût partagé son inquiétude.
Dès qu'elle vit Gouldsboro s'animer, elle n'y tint plus et se rendit à l'Auberge sous le port, son petit compagnon sur les talons, celui-ci sautant avec entrain les ruisselets qui dévalaient la pente de la plage.
– Quelle est cette histoire que vous n'avez pas pu réveiller votre mère cette nuit ? demanda-t-elle à l'une des filles de Mme Carrère qui, seule dans la cuisine, accrochait les marmites à la crémaillère, dans l'âtre monumental.
– C'est la vérité vraie. Et elle dort toujours, affirma l'adolescente avec souci. Elle ne paraît pas malade, mais tout de même ce n'est pas normal de dormir comme ça surtout après le charivari qu'on lui a mené cette nuit.
– Vous l'avez secouée ! Vous l'avez appelée très fort !
– Mais oui ! Un charivari, on vous dit !
– Alors en effet, c'est inquiétant. Même une personne très fatiguée se réveille quand on la secoue d'importance. Il lui est arrivé quelque chose. Menez-moi vite à elle !...
Mme Carrère ronflait bruyamment, couchée sur le dos,le drap au menton, la bouche entrouverte, le nez dresse vers le plafond. Elle paraissait décidée à dormir ainsi, paisiblement, régulièrement, jusqu'à la fin des temps.
À part cela, son teint était normal, les battements de son cœur bien frappés.
Angélique la secoua derechef, l'appela sans obtenir d'autres résultats que quelques grognements. En désespoir de cause elle lui prépara une tisane très forte pour soutenir le cœur. La bonne femme eut de bons réflexes pour avaler le breuvage qu'on lui ingurgitait mais ne s'en réveilla pas pour autant. Cependant, une heure après elle parut mieux et plongée dan un sommeil plus léger. Angélique après avoir été visiter Abigaël revint à son chevet, surveillant avec inquiétude ce sommeil bizarre dont la pauvre Rochelaise ne sortit que vers une heure de l'après-midi.
Elle paraissait étourdie, et mit un certain temps à comprendre pourquoi sa famille, le voisinage et Angélique étaient rassemblés anxieusement à son chevet.
– C'est votre café aussi, fit-elle avec humeur à cette dernière, je me suis sentie mal presque aussitôt après l'avoir bu chez vous. Je me souviens, mes jambes ne me tenaient plus. J'ai cru que je ne pourrais parvenir jusqu'à l'Auberge et j'ai eu bien du mal à me dévêtir et à passer mes vêtements de nuit. J'avais comme un goût de fer dans la bouche.
– Mon café ? Mais j'en ai bu, protesta Angélique. Non, se ravisa-t-elle, je me souviens, je m'en suis préparé après vous avoir offert ma tasse, mais je ne l'ai pas bu ! Cependant Mme de Maudribourg en a bu elle aussi et...
Elle s'interrompit, chercha à se rappeler. Avait-on rencontré Ambroisine ce matin ? Non... Quelqu'un avait-il vu la duchesse de Maudribourg dans la journée ? On secoua la tête. Normalement, elle aurait dû venir prendre ses repas à l'Auberge ou chercher à joindre Angélique. À moins que tante Anna ne l'eût retenue à dîner et à deviser...
Angélique courut jusqu'à la demeure de la vieille demoiselle. Le petit chat, très excité, bondissait sur ses talons.
Elle trouva tante Anna sur le seuil, devisant avec un voisin sur l'heureuse naissance de la petite Élisabeth.
– Avez-vous vu Mme de Maudribourg ? lui jeta-t-elle tout essoufflée.
Tante Anna secoua la tête.
– Non, je ne l'ai point entendue bouger, je la pensais même absente, peut-être s'étant levée avant mon réveil pour aller écouter la messe du Jésuite.
Angélique contourna le bâtiment et alla frapper à la porte du hangar où l'on avait dressé un lit pour la duchesse.
Rien ne répondit. Elle souleva le loquet mais la porte était bloquée de l'intérieur.
– Il faut défoncer cette porte, dit-elle au voisin.
– Mais pourquoi ? s'étonna-t-il.
– Frappez encore, proposa tant Anna, elle dort sans doute.
– Mais justement, c'est cela qui n'est pas normal, se désespéra Angélique.
– Ho, madame la duchesse, réveillez-vous, cria le voisin en tambourinant de son gros poing contre le vantail.
– C'est inutile, vous dis-je, il faut faire sauter la serrure.
– Attendez, on dirait qu'on bouge à l'intérieur.
Un léger mouvement se faisait entendre, puis un pas hésitant glissant vers la porte.
En tâtonnant, les loquets furent tirés, et dans l'entrebâillement apparut Ambroisine en chemise, titubante, ensommeillée.
– Que faites-vous là ? s'étonna-t-elle. Je viens juste de me réveiller.
Elle regarda vers le soleil et questionna.
– Quelle heure est-il ?
– Très tard, dit Angélique. Ambroisine, comment vous sentez-vous ?
– Mais... très bien... J'ai seulement la tête lourde et comme un goût de fer dans la bouche.
Les mêmes paroles que Mme Carrère.
Aucun doute ne subsistait. C'était le café. Sans doute, contenait-il une drogue et les deux personnes qui en avaient bu avaient été plongées dans un sommeil pesant pour plusieurs heures.
Et tout à coup elle comprit. Et une sueur froide coulait le long de son échine.
Elle revoyait Mme Carrère entrant et lui disant : « Oh ! Votre café sent bon ! » « Prenez ma tasse », avait-elle répondu.
Si Mme Carrère n'était pas venue, c'était donc elle qui aurait dû boire ce café, et c'est elle qui aurait dormi, à l'heure où Abigaël avait eu besoin de secours. En vain, l'aurait-on secouée, appelée... Abigaël aurait dû faire face seule à l'épreuve et, dans l'état de culpabilité et de tension où elle se trouvait, elle aurait succombé à l'angoisse. Tenaillée de douleurs inhumaines, vainement, elle aurait souffert des heures, parmi l'effarement d'un voisinage incompétent et les fracas de l'orage. Pour le moins, l'enfant serait morte. La mère aussi, peut-être !...
Ainsi c'était donc vrai ! « On » avait voulu la mort d'Abigaël ! Mais pourquoi ? Pour atteindre qui, à travers elle ?
– Qu'avez-vous ? balbutia Ambroisine, qui continuait à se tenir debout, en chemise devant eux, vous semblez malade ? Mais qu'arrive-t-il ? Y a-t-il eu un malheur ?
– Non ! Non ! Grâce au ciel. Recouchez-vous, Ambroisine, vous ne tenez pas sur vos jambes.
– J'ai très faim, se plaignait enfantinement la duchesse, en portant la main à son estomac.
– Tante Anna, avez-vous quelque bouillon à lui donner, quelque chose de chaud ?
– J'ai de la soupe d'oseille !
Angélique avait besoin de se persuader que la petite Élisabeth, ronde et rose comme un bébé en sucre de Noël, reposait paisiblement dans les bras de sa mère, pour ne pas défaillir. Tout s'était bien passé. Elle avait été au chevet d'Abigaël, elle lui avait procuré toute l'aide dont elle avait besoin, l'enfant et la mère étaient sauves, elle avait, ce tantôt, rendu visite à toute la maisonnée et la joie qui régnait là-bas était paradisiaque. Tout visiteur qui franchissait le seuil se sentait pénétré de bonheur.
Mais songeant à ce qui aurait pu être si... Angélique ne se remettait pas. Jusqu'à cet orage qui avait éclaté pour parachever la catastrophe...
« Mais qui peut provoquer un orage pour nous nuire ? » se répéta-t-elle.
Alors lui revint une parole du père de Vernon : « Quand les choses diaboliques se mettent en route, le sort, le destin, la nature elle-même semblent être du côté de celui qui veut le mal. »
L'orage ! L'orage c'était en plus ! Le coup de pouce du Malin.
– Mais qu'avez-vous ? insistait Ambroisine. Vous êtes livide... Je vous en prie, dites-moi... Pourquoi me suis-je réveillée si tard ? Il est arrivé un malheur, n'est-ce pas ?
– Non ! Non ! Au contraire !... Un grand bonheur. La petite Élisabeth est née... L'enfant d'Abigaël.
Elle ajouta, en regardant, malgré elle avec une sorte de défi, la frêle jeune femme qui se tenait devant elle.
– Elle n'est pas morte ! Vous voyez ?
– Dieu soit loué !
Ambroisine de Maudribourg joignit les mains inclinant la tête, murmura avec ferveur un acte de reconnaissance. Dans sa chemise fine, soudain, elle parut une sorte d'ange au charme ambigu.
– Mais pourquoi, alors, paraissez-vous si troublée ?
– Ce n'est rien ! L'émotion, la fatigue de la nuit.
Et puis vous m'avez effrayée avec ce sommeil prolongé...
« Je vais aller jeter ce café », songea-t-elle.
Elle se retourna et elle vit le petit chat derrière elle. Il était hérissé, le dos arqué, il soufflait et crachait, fixant alentour on ne savait quoi.
Elle l'attrapa, l'élevant à hauteur de son visage. Elle aurait voulu percer le secret et, plongeant son regard dans les prunelles d'agate dilatées :
– Que vois-tu ? lui chuchota-t-elle, que vois-tu ? Dis-moi ? Qui vois-tu ?...