Chapitre 13

Deux petits garçons jouaient au trictrac sur un coin de table.

Ils se penchaient, tant ils étaient absorbés, et leurs chevelures raides, blonde et brune, couvraient leurs joues. Un vieux nègre, coiffé de ses cheveux blancs comme d'un bonnet d'étoupe, suivait attentivement la partie, penché lui aussi, le menton sur ses mains sombres aux ongles mauves.

La lueur de la chandelle plantée dans un bougeoir d'étain éclairait de lueurs douces la scène et allumait de petites étincelles sur les anneaux d'or qui pendaient aux oreilles du vieux Noir, sur ses pommettes et son nez d'ébène et dans l'émail blanc de ses prunelles.

À l'entrée d'Angélique et d'Abigaël, le tableau s'anima aussitôt. Les deux petits garçons sautèrent sur leurs pieds, puis au cou d'Angélique, le vieux Noir se précipita aussi avec toutes sortes de souhaits qu'il prononçait dans un français presque châtié, mais avec l'accent doux et légèrement zézayant des Africains. C'était Siriki, le serviteur des Manigault. Ceux-ci l'avaient accueilli jadis, malade parmi des esclaves entreposés à La Rochelle, au temps où Manigault comptait le trafic du « bois d'ébène » parmi ses nombreuses activités commerciales.

Il portait encore, ce soir, quoique usée, un peu rapiécée, sa belle livrée couleur d'amarante soutachée d'or, dont il avait toujours été si fier ; et Angélique l'évoqua, courant comme une flamme sur la lande, derrière les fugitifs huguenots en criant : « Mon maître ! Mon maître, emmène-moi !... »

Les mousquetaires du roi galopaient derrière lui6. Moment terrible ! Mais aujourd'hui ils étaient tous sains et saufs dans cette pauvre demeure d'Amérique.

Fièrement, Siriki pressa Angélique de reconnaître l'enfant blond Jérémie Manigault, son pupille qu'il avait soigné tout bébé.

– N'a-t-il pas grandi, madame ? Il devient un homme. Et pourtant il n'a pas encore onze ans.

Jérémie avait en effet des joues plus rondes, des yeux plus bleus et des cheveux plus blonds que jamais.

Laurier Berne, son partenaire au trictrac ce soir-là, paraissait plus malingre à ses côtés, bien qu'il se fût beaucoup fortifié, lui aussi.

– Qui des deux est en train de gagner ? interrogea Angélique.

– Lui, fit Jérémie en désignant Laurier avec rancune, il gagne toujours.

Laurier se rengorgea et lui fit la nique. Jérémie prit un air boudeur. Petit « tard-venu » après plusieurs filles dans la famille du riche bourgeois rochelais Manigault, ce fils unique avait été fort gâté par tous les siens. Son enlèvement par des personnes dévouées aux Jésuites, parce qu'un jour, se rendant à l'école, il avait eu l'imprudence de s'attarder à regarder passer une procession catholique, avait déterminé Manigault à s'exiler. Après qu'à force de démarches dans lesquelles Angélique l'avait aidé, il avait pu retrouver son fils, le grand commerçant rochelais avait compris les menaces qui pesaient désormais sur tous les protestants de France, quels que fussent leurs rangs ou situations.

Abigaël consola Jérémie d'une caresse et d'une tranche de gâteau.

– Vous poursuivrez votre partie demain, dit-elle. Je mets le jeu sur l'étagère sans déranger les pions.

Jérémie, la bouche pleine, salua à la ronde, et mit sa main dans celle de Siriki.

La demeure des Berne était construite à mi-hauteur de la pente qui descendait vers la place centrale du village. Elle avait de très petites fenêtres afin de donner moins de prise au froid et aussi parce que le verre était rare. Mais Gouldsboro n'en était pas moins l'un des rares établissements où l'on n'avait pas été obligé, le premier hiver, de se résigner aux carreaux de parchemin ou de peaux de poissons.

Construites en hâte à l'automne, les maisons des huguenots étaient assez exiguës. Celle des Berne comprenait deux pièces, l'une pour s'y tenir et y manger, l'autre avec le lit des parents et une armoire. Il y avait un appentis pour entreposer les bûches, un autre pour les ablutions. Un grenier sous le toit, auquel on accédait par une trappe et une courte échelle, complétait l'habitation. Martial, le fils aîné, s'était trouvé trop à l'étroit et s'était construit un wigwam d'écorces dans le jardin.

– Comme notre vieux Canadien, Eloi Macollet, dit Angélique.

Dans la pièce commune couchait Laurier. Séverine s'était installée dans le grenier.

Elle était là aussi, Séverine. Elle avait fait brûler de la citronnelle pour éloigner les moustiques. Elle entrait dans l'adolescence et restait maigre, avec le même petit visage ardent à la grande bouche. Mais elle s'était épanouie auprès de la patiente Abigaël. Elle aussi embrassa Angélique et déclara tout de go :

– Quel bonheur que toutes ces histoires qu'on racontait sur vous ne soient que des menteries, dame Angélique ! J'aurais voulu me tuer. Je n'aime pas la vie quand il y a trop de complications et de déceptions.

– Tu es trop entière, Séverine. Tu n'as pas changé, toi, je te reconnais bien.

Assis de chaque côté de la table où trônait une bouteille de vieux rhum, de verre noir à long col, Joffrey de Peyrac et Gabriel Berne échangeaient des propos animés. Il semblait qu'ils eussent basé leur entente sur une affection commune Honorine. Joffrey de Peyrac contait les exploits d'Honorine à Wapassou, et Berne renchérissait, contant les exploits d'Honorine à La Rochelle. Tous deux tombaient d'accord que c'était une enfant charmante, d'une forte personnalité et qu'on ne pouvait s'empêcher de s'attacher à elle dès la première fois qu'on la voyait.

– Déjà tout bébé elle était ainsi, disait Berne. Je me souviens quand je l'ai trouvé dans les bois, au pied de l'arbre où elle était attachée...

Il s'interrompit. Son regard croisa celui d'Angélique traversé d'une soudaine panique puis revint à Joffrey de Peyrac qui les observait avec acuité.

– C'est une histoire ancienne, dit-il. Elle fait partie de ce monde que nous avons laissé derrière nous. Je vous la conterai un jour, messire, si dame Angélique m'y autorise, ou bien elle vous la contera elle-même. En attendant, buvons à notre santé et à celle de nos rejetons présents, absents ou futurs, conclut Berne le Rochelais en levant son verre.

Vers le début du repas un petit invité se présenta impromptu.

– Oh ! Voyez qui vient là ?

– Mon chat ! s'exclama Angélique.

Il sauta sur ses genoux, les deux pattes posées au bord de la table, et se présenta aux uns et aux autres d'un mince miaulement enroué mais amène. Puis il avait réclamé sa part du festin.

– Je trouve qu'il ressemble à Honorine quand elle est arrivée chez nous, dit Séverine. On voyait qu'elle pensait qu'elle était la personne la plus importante de l'univers...

Angélique raconta l'histoire du chat.

– Il est d'un courage incroyable. Je ne sais comment il fait, si petit, pour me rejoindre où que je sois, à travers mille obstacles.

– En général les chats ne s'attachent pas aux gens mais au foyer, émit la docte tante Anna.

On parla des chats, tandis que le héros de la conversation se délectait de dorade grillée, persuadé, en effet, qu'il était lui aussi la personne la plus importante de l'univers. Encore malingre, maintenant qu'il avait retrouvé la force de se débarbouiller, il se révélait d'un beau blanc pur, avec un mantelet, un demi-bonnet et quelques taches couleur de cannelle. Une teinte plus foncée presque noire lui cernait un œil, ponctuait une oreille, se retrouvait à la naissance de la queue et sur une seule patte. Il avait le poil long et touffu. Des favoris en pompons et des touffes de duvet qui lui sortaient tout droit des oreilles et lui donnaient un air de petit lynx. Il était charmant et le savait.

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