Chapitre 3

Brusquement, Angélique mit son visage dans ses mains et la houle d'un sanglot la secoua comme une vague de fond venue de très loin.

À nouveau, à la seule évocation de son mari, ce comte de Peyrac qui tenait en main avec tant de force et d'audace à la fois leur destinée à tous, la catastrophe qui avait déferlé sur eux, en ces derniers jours, sur leur couple si passionnément uni, lui remontait au cœur.

Le calme du soir la rendait plus sensible à ce désastre. comme après un cataclysme auquel on n'a échappé que de justesse, et dont on vient contempler les ruines... C'était fini !

Certes les apparences étaient sauves, mais quelque chose restait détruit... Une amère déception la tenaillait. Pourquoi ne l'avait-il pas fait appeler ? Pourquoi n'était-il pas venu prendre de ses nouvelles ?

Tout au long de cette journée qu'elle avait passée dans la chambre du fort, au chevet de la duchesse de Maudribourg, elle n'avait cessé d'espérer sa venue, un signe de lui...

Rien ! Il était donc encore fâché contre elle. Certes, ce matin, elle avait pu, un trop court instant, l'aborder lui parler, lui crier son amour !... Et, tout à coup, Il avait étreinte avec une violence qui, lorsqu'elle l'évoquait, la laissait encore bouleversée. Elle ressentait ses bras autour d'elle comme de l'acier, l'emprisonnant avec une fièvre si farouche que tout son être s'en était ému d'un sentiment charnel et profond, indescriptible. Le sentiment de lui appartenir et à lui seul jusqu'à la mort... Une mort douce ainsi, dans ses bras, sans pensée autre que le bonheur, le bonheur sans limites de savoir son amour pour elle.

Mais voici qu'après cet instant de rémission la crainte revenait.

Également au cours de ce drame récent, beaucoup de réactions intimes de Joffrey de Peyrac lui avaient échappé. Elle croyait le connaître, le deviner, mais maintenant elle ne savait plus !... Il avait eu des mots, des gestes, des cris d'homme en colère, d'amant jaloux qu'elle ne lui eût pas prêtés auparavant.

Mais ce n'était pas cela qui l'avait le plus blessée car elle avait senti confusément que cet aspect inconnu de son caractère avait été suscité par elle et ne pouvait l'avoir été que par elle seule, ne s'était révélé en somme que parce que c'était elle qui se trouvait en jeu et qu'il avait trahi, sans le vouloir, par ces éclats terribles, lui qui gardait en tout une telle maîtrise, combien elle lui était chère, unique entre toutes les femmes. Elle n'était plus très sûre de cela. Elle aurait voulu le lui entendre dire. Mais, de toute façon, elle avait préféré cette violence, cette brutalité, à certaines de ses ruses, à certains pièges qu'il semblait lui avoir tendus pour la faire trébucher. Ainsi l'attirer dans l'île du Vieux-Navire avec Colin, afin de pouvoir les surprendre dans les bras l'un de l'autre... N'était-ce pas unique, indigne de lui ?... Elle retournait la question en elle-même, et chaque fois souffrait mille morts. Le coup dont il l'avait frappée au visage n'était rien à côté de ce coup-là. Il faudrait qu'elle comprenne. Qu'elle parvienne à le rejoindre au delà de cette chose, car la peur de l'avoir perdu à jamais la torturait affreusement.

Comment cela avait-il pu arriver si vite entre eux, comme un cyclone dévastateur, s'abattant sans que rien ait pu le faire prévoir, et ravageant tout ? Subitement, mais aussi d'une façon fourbe et insidieuse qui avait surpris leur vigilance. Elle s'interrogeait, essayant de retrouver le fil, de discerner quand est-ce que cela avait commencé, comment, en si peu de jours, tant de hasards funestes avaient pu s'accumuler pour les amener, eux si tendres complices, si fervents amis, si fougueusement amoureux l'un de l'autre, à trembler l'un devant l'autre. Cela tenait de la magie et du cauchemar !...

Il semblait que cela eût commencé à Houssnock, lorsque Joffrey l'avait envoyée reconduire la petite Anglaise, Rose-Ann, chez ses grands-parents, des colons de Nouvelle-Angleterre aux frontières du Maine, appelé pour un traité par un chef indien qui lui avait fait transmettre ses directives par Cantor, lui donnant rendez-vous à l'embouchure du Kennebec.

Et ensuite les événements s'étaient déclenchés comme une avalanche dramatique.

L'attaque du village anglais par les Canadiens et leurs alliés Indiens Abénakis et qui semblait préméditée pour la capturer, elle, la femme du comte de Peyrac.

Angélique leur échappant grâce à Piksarett, le chef des Patsuikett, parvenant à la baie de Casco, retrouvant dans le pirate Barbe-d'Or qui y rôdait son amant Je jadis, Colin Paturel, le roi des Esclaves de Miquenez, celui qui l'avait sauvée du harem de Moulay Ismaël, peut-être le seul de tous les hommes qui l'avaient aimée jadis, ayant laissé dans son souvenir et dans sa chair un regret, une vague nostalgie, une tendresse particulière.

Évidemment, aucune comparaison avec la grande flamme dévorante, le tourment, la passion, le désir impérieux, l'attachement un peu fou, impossible à raisonner, à analyser, qu'elle éprouvait pour Joffrey, une tunique de Nessus parfois, mais aussi des bonheurs éblouissants, comme des soleils brillant au fond d'elle-même, réchauffant, comblant sa vie, répondant aux aspirations, aux exigences secrètes de son cœur, de ses rêves, de son être entier.

Cela rien ne pouvait y être comparé. Mais elle avait aimé Colin, jadis, elle avait été heureuse dans ses bras, et, le retrouvant en une heure de solitude, de désarroi et de fatigue, quelque chose avait tressailli en elle, d'heureux, de doux et de sensuel, de sensuel surtout. Elle ne voulait pas se leurrer, ni se chercher des excuses. Elle avait failli succomber à un instant de vertige, la foudre du désir s'abattant sur elle dans le demi-sommeil où elle était plongée lorsque Colin avait prise contre lui, la couvrant de baisers et de caresses.

Elle était fautive. Elle aimait trop l'amour et ses extases secrètes et paradisiaques.

Sauf en une courte période de sa vie, après qu'elle eut été victime d'un viol par les mousquetaires du roi, pendant la Révolte du Poitou, époque où elle ne pouvait supporter qu'un homme la touchât – et qu'elle avait si bien oubliée aujourd'hui – elle avait toujours trouvé aux ébats amoureux une saveur, un plaisir constant qui paraissaient chaque fois, lui semblait-il, la combler de révélations nouvelles.

Elle aimait trop l'amour ! Voilà où se situait le mal, sa faiblesse et son enchantement.

Joffrey – toujours Joffrey le Magicien – lui avait ouvert les portes du domaine enchanté, révélant le premier, à sa jeunesse, le plaisir, c'était lui aussi qui, la retrouvant après quinze années de séparation où elle l'avait cru mort, c'était lui qui l'avait guérie des blessures intimes infligées à sa féminité, la ramenant à la vie des sens, la ressuscitant à l'Amour avec une délicatesse, un soin, une patience infinis...

Comment oublier cela ? Elle lui devait tout en ce domaine. L'initiation et l'épanouissement, la guérison et comme une seconde naissance à la vie amoureuse qui, la surprenant dans sa maturité, alors que tout en elle, par l'expérience et la souffrance, s'était enrichi, affiné, la comblait d'un sentiment exaltant de pouvoir en savourer pleinement la miraculeuse réalité.

Trop facilement heureuse, c'était cette faiblesse qui l'avait fait trembler de fièvre un instant dans les bras vigoureux de Colin, lorsqu'il était venu la surprendre la nuit, sur son bateau, Le Cœur de Marie. D'un effort, elle s'était arrachée à lui, l'avait fui...

Pourquoi avait-il fallu que le soldat Kurt Ritz, s'enfuyant du navire, les aperçût en cet instant, par la fenêtre du château-arrière, alors « qu'elle était nue dans les bras de Barbe-d'Or » ?...

Pourquoi avait-il fallu que cet homme, mercenaire de Joffrey de Peyrac, mais ignorant qui était la femme qu'il avait aperçue ainsi, relatât le fait devant le comte lui-même, et non seulement devant lui mais devant tous les principaux notables de la colonie de Gouldsboro ?

Quelle horreur ! Quel moment terrible pour chacun ! Et pour LUI ! Bafoué ainsi par elle à la face de tous.

Elle comprenait sa violence à son égard lorsqu'elle s'était retrouvée devant lui. Mais maintenant que faire pour apaiser son courroux ? Comment lui faire comprendre qu'elle n'avait jamais aimé vraiment, qu'elle ne pourrait jamais aimer d'autres hommes que lui ?... Que s'il ne l'aimait plus, elle en mourrait, oui, elle en mourrait ?...

Tout à coup elle se décida. Elle ne resterait pas là a attendre bêtement. Elle irait de nouveau à lui ce soir, elle le supplierait, elle essaierait de lui expliquer. Tant pis s'il lui disait encore des choses blessantes. Tout, plutôt que d'être ainsi séparée de lui ! Tout plutôt que sa froideur.

Qu'il la reprît à nouveau dans ses bras. Même en la serrant à l'étouffer, à la briser, dans sa rancune.

Elle se précipita vers sa coiffeuse et, voyant dans le miroir qu'elle avait des larmes sur ses joues, elle se poudra un peu.

Elle défit son chignon, dénoua la lourde tresse et, prenant sa brosse en écaille de tortue incrustée d'or – un cadeau de lui, encore – elle démêla rapidement ses cheveux. Elle se voulait belle, non pas traquée et tendue comme elle l'avait été ces derniers jours.

Le chat n'avait point bougé depuis qu'elle l'avait installé sur la couverture, pelotonné, dans la béatitude d'un confort qu'il n'avait point goûté depuis longtemps et peut-être jamais sur la terre. Immobile, doux, patient, presque immatériel dans sa petitesse et sa fragilité malade, il semblait à peine exister. Mais quand elle lui parla, il se mit à ronronner avec force, traduisant de son mieux sa gratitude et son bonheur.

Par choix, après une dure errance, il l'avait rencontrée, elle était devenue son ciel, son horizon, sa certitude. Il attendait tout d'elle, la créature humaine, qui l'avait pris en pitié, et savait qu'il ne serait point déçu.

– Je m'en vais, lui confia-t-elle, sois bien sage. Je reviendrai...

Elle jeta encore un dernier regard vers le lit. La duchesse reposait toujours très droite dans son lit. Angélique, sa brosse en main, s'interrogea sur un souvenir qu'elle ne précisait pas.

– Pourquoi m'examinez-vous ainsi ? Y a-t-il en moi quelque chose qui vous inquiète ? demanda la malade sans ouvrir les yeux.

– Excusez-moi, madame... Rien de grave, je crois que c'est la façon dont vous reposez qui a attiré mon attention. N'avez-vous pas été élevée au couvent depuis votre plus tendre enfance ?... Quand j'étais moi-même pensionnaire, je me souviens, il nous était interdit de dormir autrement que très droites, sur le dos, les bras et mains sur la couverture... même l'hiver. Inutile de vous dire que je n'en faisais rien. J'étais très indisciplinée.

– Vous avez deviné juste, fit Mme de Maudribourg avec un sourire. J'ai passé toute ma jeunesse au couvent et, j'avoue, je ne saurais encore aujourd'hui dormir dans une autre attitude que celle que vous me reprochez.

– Ce n'est pas un reproche. Où étiez-vous pensionnaire ?

– Aux Ursulines de Poitiers.

– Au couvent de la rue des Montées.

– Il n'y a que ces Ursulines de la rue des Montées, à Poitiers.

– Mais moi aussi j'ai été élevée là-bas, s'exclama Angélique. Quelle coïncidence ! Seriez-vous poitevine ?

– Je suis née à Mallenay.

– Près de la forêt de Mervan.

– À la sortie du vallon de Janot. Vous savez, il y a le Roué qui coule là-bas, dit la duchesse de Maudribourg s'animant subitement. Notre château était l'orée de la forêt ! Des châtaigniers énormes. L'odeur des châtaignes et des glands tombés là-bas c'est comme une nourriture ce parfum. À l'automne j'aurais marché des heures pour les entendre craquer sous mes pas.

Ses veux brillaient et une onde rose était montée à ses joues.

– De l'autre côté du Roué, il y a le château de Machecoul, dit Angélique.

– Oui, dit la jeune femme. (Et, baissant la voix :) Gilles de Retz ? chuchota-t-elle.

– Le Maudit.

– L'Homme du Diable.

– Celui qui tuait les petits garçons pour obtenir de Satan la pierre philosophale !

– Et qui fut pendu pour ses crimes au gibet de Nantes.

– Lui-même ! Gilles de Retz !

Elles se mirent à rire ensemble. On aurait dit qu'elles venaient d'évoquer un ami commun.

Angélique vint s'asseoir au chevet de la duchesse.

– Ainsi donc nous sommes de la même province. Je suis née à Sancé, près de Monteloup au-dessus des Marais.

– Vous me voyez ravie. Mais continuez donc de vous coiffer, je vous prie, dit Ambroisine en reprenant la brosse qu'Angélique avait jetée sur le lit. Continuez, je vous prie. Vous avez une chevelure tellement extraordinaire. On dirait une chevelure de fée.

– En Poitou, lorsque j'étais enfant, les gens du pays aimaient dire que j'étais une fée.

– Et je parie qu'ils vous soupçonnaient d'aller danser autour d'une pierre druidique dans la forêt, les nuits de pleine lune ?

– Tout juste. Comment devinez-vous si bien ?

– Il y a toujours une quelconque pierre-aux-fées, dans le voisinage, par chez nous, dit Mme de Maudribourg d'un ton rêveur.

Et il y eut quelque chose de chaleureux et de doux dans le regard qu'elle posa sur Angélique.

– C'est étrange, murmura-t-elle. On m'avait prévenue contre vous. Et, tout à coup, je vous découvre si proche, presque une sœur. Vous êtes poitevine, madame de Peyrac. Quel bonheur !

– Qui vous avait prévenue contre moi ? interrogea Angélique.

Son interlocutrice détourna les yeux. Elle eut une sorte de frisson léger et dit :

– Oh ! Vous savez, désormais quand on parle à Paris des affaires du Canada, le nom de votre mari est souvent mentionné. Disons... à titre de voisin trop proche... des possessions du roi de France. Et je gage qu'on parle aussi de lui à Londres.

Elle entoura de ses bras ses genoux qu'elle avait relevés sous la couverture en s' asseyant. Dans cette attitude, elle paraissait très jeune, une femme sans apprêt, débarrassée de ses titres, du lourd fardeau de ses prérogatives. Angélique remarqua qu'elle serrait ses deux mains l'une contre l'autre, geste qui trahissait peut-être le contrôle d'une émotion intense, mais elle continuait à regarder Angélique en face avec sérénité.

« On dirait qu'elle a de l'or au fond des yeux, songea celle-ci. De loin, ils semblent très noirs, d'un noir de jais. Mais, de près, on voit qu'ils sont comme de l'ambre ; avec, positivement, une clarté d'or tout au fond qui rayonne. »

Elles s'observaient en silence. La duchesse relevait un peu le menton et souriait à demi. Sa hardiesse et sa désinvolture mondaine avaient quelque chose d'acquis, de volontaire. Comme si elle se fût imposé de tenir la tête haute afin de ne pas céder au réflexe de la courber et de fuir les regards.

– Eh bien, moi, je vous trouve très sympathique, conclut-elle comme répondant à un réquisitoire intérieur.

– Et pourquoi ne vous le serais-je pas ? fit Angélique, réagissant avec vivacité. Qui a donc pu me décrire à vous sous de noires couleurs ? Et qui peut me connaître à Paris, et savoir qui je suis ? J'ai débarqué ici à l'automne dernier et passé tout l'hiver au fond des forêts...

– Ne vous fâchez pas, dit Ambroisine en posant avec douceur la main sur son poignet. Écoutez, ma chère, je trouve pour ma part merveilleux d'aborder le Nouveau Monde en vous rencontrant, vous et M. votre mari. Je ne suis pas sensible aux ragots, aux médisances ou aux calomnies. J'attends, en général, de me faire une opinion par moi-même, sur les personnes contre lesquelles on essaie de me prévenir, et peut-être par esprit d'indépendance ou tout simplement de contradiction —je suis un peu têtue comme toute Poitevine – leur accorderais-je d'avance une certaine préférence.

« Je vais vous avouer quelque chose. De Paris, l'Amérique me semblait immense, sans fin, et elle l'est en vérité. Et pourtant j'étais persuadée qu'un jour ou l'autre je vous rencontrerais... Une sorte de prescience, oui... Maintenant cela me revient. Une certitude... Le jour où l'on a prononcé votre nom devant moi, c'était un peu avant notre embarquement, une voix a dit en moi : « Tu la connaîtras ! » Et voici... Peut-être tout cela, Dieu l'a-t-il voulu.

Elle parlait avec un certain charme dans l'hésitation. Le timbre de sa voix était doux, légèrement voilé, avec parfois une défaillance, comme si le souffle lui eût manqué. Angélique se surprenait à écouter avec attention. Elle eût voulu déceler derrière l'apparence la personnalité cachée.

L'affectation de la duchesse, un peu maniérée, un peu théâtrale, ne venait-elle pas d'un certain effort qu'elle accomplissait pour se relier avec ses semblables.

« Une femme à part, une femme solitaire », se surprit-elle à penser.

Un tel diagnostic ne convenait pas à la jeunesse éclatante et à la beauté d'Ambroisine de Maudribourg. Joint à cela, il y avait également en elle quelque chose d'enfantin, une certaine puérilité, ou bien, se dit Angélique, non c'est à cause de ses dents. Les dents de la mâchoire supérieure, petites, belles et très bien rangées saillaient légèrement, soulevant la lèvre bien ourlée, rose, et par instants cela lui donnait fugitivement l'expression d'une petite fille qui a pleuré. Et quand elle souriait aussi c'était une sorte d'innocence confiante qui émouvait. Mais le regard était sagace, mûr et rêveur. « Quel âge peut-elle avoir réellement ? Trente ans ? Moins ? Plus ? »

– Vous ne m'écoutez pas, dit tout à coup la duchesse.

Et elle eut précisément ce sourire désarmant et communicatif, tandis qu'elle rejetait en arrière sa lourde chevelure noire qui avait glissé le long de sa joue.

– Madame, demanda mystérieusement la duchesse, puisque vous êtes poitevine, avez-vous entendu crier la mandragore, lorsqu'on la déterrait par une nuit de Noël ?

Et Angélique perçut un sentiment de complicité naître en elle à l'énoncé de cette question étrange. Son regard chercha celui d'Ambroisine de Maudribourg pour y voir briller comme dans l'obscurité d'un étang forestier des reflets d'étoiles.

– Oui, fit-elle à son tour à mi-voix, mais c'était en septembre. Chez nous c'est en septembre que l'on va quérir un chien noir pour arracher la racine magique de la terre.

– Et il faut immoler le chien aussitôt en holocauste aux divinités souterraines..., continua Ambroisine.

– Et il faut le vêtir d'écarlate pour écarter les puissances démoniaques qui voudraient s'en emparer, renchérit Angélique.

Elles éclatèrent de rire ensemble.

– Comme vous êtes belle ! dit subitement Mme de Maudribourg. Oui, vraiment tous les hommes doivent être fous de vous.

– Ah ! Ne me parlez pas des hommes, fit Angélique avec humeur. Je viens d'avoir une querelle épouvantable avec mon mari...

– C'est sain, approuva la duchesse. Je crois qu'entre époux se quereller de temps à autre est une bonne chose. C'est le signe que la personnalité de chacun reste en bonne santé.

Son commentaire révélait un caractère mûri. Angélique commençait à comprendre l'influence qu'elle avait sur ses gens. Elle éprouva l'envie subite de se confier à cette femme, tout à l'heure étrangère et qu'elle sentait maintenant très proche d'elle. Peut-être en recevrait-elle un conseil qui l'aiderait à voir clair en elle-même. Au fond du regard de la duchesse de Maudribourg il y avait quelque chose de tendre et de doux, et comme une sagesse sans âge. Angélique se reprit et détourna la conversation.

– Est-ce un fragment de mandragore que vous portez là dans un reliquaire ? interrogea-t-elle en posant un doigt sur une chaînette d'or que la duchesse avait au cou.

Celle-ci sursauta.

– Oh ! Non, j'aurais bien trop peur. C'est maudit ! Non ! Ce sont mes médailles protectrices.

Elle retira de l'échancrure de la chemise de dentelle trois médailles d'or et les posa sur la paume d'Angélique.

– Saint Michel archange, sainte Lucie, sainte Catherine, énonça-t-elle.

Les médailles étaient tièdes du contact de la chair : Ambroisine et Angélique en éprouva une sensation ambiguë.

– Je les porte depuis que je me suis approchée pour la première fois de la Sainte Table, continua la duchesse d'un ton de confidence. Lorsque je ne peux pas dormir la nuit, je les sens là, et cela calme ma peur.

– De quoi avez-vous peur ?

La duchesse ne répondit pas. Elle ferma les yeux et une expression de souffrance passa sur ses traits. Avec un soupir elle se laissa aller contre les oreillers, la main posée sur ses médailles.

– À propos de la mandragore, reprit Angélique, n'avez-vous pas voulu m'éprouver tout à l'heure ? Peut-être désiriez-vous savoir si je suis sorcière comme on le raconte bêtement à Québec ou même à Paris ? Eh bien, apprenez, ma chère, qu'en effet j'utilise la racine de mandragore pour fabriquer une médecine d'origine arabe qu'on appelle « éponge soporifique ». Mélangée à un peu de ciguë et de jus de mûre, elle calme la douleur. Mais je ne me suis jamais préoccupée de la rechercher et de la faire déterrer. Les quelques éclats que je possède m'ont été procurés par un apothicaire anglais.

Ambroisine de Maudribourg l'avait écoutée en l'observant à travers ses longs cils. Elle remarqua vivement :

– Ainsi, c'est donc vrai ? Vous fréquentez les Anglais ?...

Angélique haussa les épaules.

– Il y a des Anglais partout dans la Baie Française. Nous ne sommes pas en Canada ici mais en Acadie, c'est-à-dire proches voisins de la Nouvelle-Angleterre. Les traités ont été si bien faits que les possessions du roi de France et les comptoirs anglais s'entrelacent en un réseau inextricable.

– Et le domaine dont vous êtes la châtelaine est indépendant au sein de ces deux influences ?

– Vous semblez bien informée.

Angélique eut un demi-sourire, un peu désenchanté. Lorsqu'elle avait abordé pour la première fois à Gouldsboro, il lui avait semblé que c'était la côte la plus perdue, le point le plus ignoré du monde.

Mais la main des hommes et des rois modelait déjà ces territoires semi-vierges. Joffrey de Peyrac devenait un pion d'importance, un obstacle ou un allié. Brusquement elle sursauta. Que faisait-elle là ? N'avait-elle pas décidé tout à l'heure de courir à sa recherche ? On aurait dit qu'un charme subit l'avait immobilisée, retenue... Elle se précipita derechef à la fenêtre.

Le soir tombait. Dans l'ombre commençante un navire franchissait le goulet et entrait dans le port.

« Encore une visite, un étranger quel qu'il soit, français, anglais, ou hollandais, ou pirate, ou je ne sais quoi, et qui va persuader Joffrey de le suivre je ne sais où et je ne sais pour quelle expédition policière ou justicière. Ah ! Non, cette fois il ne va pas partir à mon nez, sans m'avertir, en me laissant me morfondre... »

Elle attrapa son manteau de loup-marin et le jeta sur ses épaules.

– Veuillez m'excuser, madame, dit-elle à la duchesse, je dois vous laisser. Quoi que vous en disiez, je vais vous envoyer une de vos filles. Elle allumera les chandelles, et si vous vous sentez mieux, on vous fera monter à souper. Demandez tout ce qui est nécessaire.

– Vous partez ? interrogea la duchesse d'une voix sans timbre. Oh ! Je vous en prie, ne m'abandonnez pas !

– Mais vous êtes en toute sécurité ici, affirma Angélique, percevant l'anxiété qui vibrait dans la voix de la femme étendue.

Sous une apparence courageuse, elle était frêle et se remettait mal des terreurs du naufrage. Ne racontait-elle pas qu'elle avait eu des visions comme une chose naturelle !...

– J'envoie aussitôt quelqu'un à votre chevet, insista Angélique, la rassurant comme une enfant. Soyez calme !

Subitement mise en alerte, elle tendit l'oreille à un bruit de pas masculins qui montaient l'escalier. Enrico le Maltais surgissait dans l'entrebâillement de la porte qu'elle ouvrait.

– Madame la comtesse, monseigneur le Rescator vous demande !

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