Chapitre 1

– Oh ! Mon amour, dit-elle, il me semble que nous n'avons pas eu le temps de nous aimer assez et de nous le dire, et voici que vous partez. Cela m'est horrible. Ah ! Je hais la marée et son infaillible horloge. La marée n'attend pas !... Et elle vous enlève à moi.

– Mais que se passe-t-il ? Je ne vous reconnais pas.

Joffrey de Peyrac la prenait dans ses bras, il caressait son front fiévreux. Le tonnerre éclata dans un soudain fracas. Les nuages s'étaient rassemblés au cours de la soirée, en un lourd amoncellement ardoisé, prêt à brasser l'éclair et la foudre. La chaleur pesante cédait à de brusques rafales de vent. Le volet de bois claqua contre le mur.

– Vous n'allez pas partir par cette tempête ? dit Angélique avec espoir.

– Tempête ! Ce n'est qu'une risée. Mon amour, vous êtes une enfant, ce soir.

– Oui, je suis une enfant, fit-elle avec entêtement, les bras autour de son cou, une enfant perdue sans vous, l'enfant qui est restée seule dans le palais alors qu'on vous avait arraché de son horizon. Je ne m'en remettrai jamais.

– Moi non plus. Tu sais ?... Ma violence l'autre soir c'était cela. Cette peur, ancrée en moi, de te perdre une seconde fois, que les démons triomphent une fois de plus de nous. Mais tout cela est puéril. Mûrissons, vieillissons, il n'en est que temps, fit-il en riant et en la couvrant de baisers, et regardons la vérité en face : je m'éloigne pour six à dix jours bien armé, bien gréé. Une promenade au fond de la Baie Française...

– Ce fond de la Baie Française me fait peur. On en parle sans cesse et je le vois comme un trou sombre, rempli des fumées de l'Enfer, peuplé de dragons, de monstres et d'idoles...

– Il y a un peu de cela. Mais je connais les parages de l'Enfer, je suis déjà allé me promener sur son seuil de nombreuses fois dans ma vie. Et cette fois encore, rassurez-vous, mon amour, on n'y voudra pas de moi.

Son humeur badine finit par avoir raison de ses pressentiments.

– Peut-être même serai-je revenu avant la naissance de l'enfant d'Abigaël, ajouta-t-il.

Angélique tut l'inquiétude qu'elle éprouvait pour son amie. Elle craignait de le décevoir par ces plaintes de femme.

– N'oubliez pas de demander l'aide de la vieille Indienne du village, recommanda-t-il, elle est réputée pour ses drogues en cas d'accouchement.

– Je le ferai. Tout ira bien, dit Angélique.

Elle savait qu'il fallait qu'il parte. Il n'y avait pas que Phipps. Il y avait aussi les « autres », ceux qu'elle avait commencé à appeler en elle-même les « démons ». Elle ne pouvait entraver son action qu'il avait entreprise après en avoir mûrement pesé les chances de réussite. Elle devinait sa force cachée, prête à agir. Elle ne doutait pas qu'il frappât vite et durement et tout serait bien après. Mais c'était son absence qu'elle redoutait et elle ne se décidait pas à s'écarter de lui, à consentir à cette absence. Elle caressa ses épaules, arrangea l'épaulette de rubans, le jabot de dentelles. Elle avait des gestes de possession qui lui faisaient du bien, s'affirmant qu'il n'appartenait qu'à elle et qu'il était là encore près d'elle. Il portait ce magnifique costume anglais de satin ivoire sur crevés cramoisis rebrodé de petites perles, qu'accompagnaient de hautes bottes rouges de cuir souple, montant jusqu'à mi-cuisse.

– Je vous l'ai vu une fois, dit-elle en détaillant l'habit. Ne le portiez-vous pas le soir de mon retour à Goudsboro ?

– Si fait. Il me fallait montrer un peu de superbe comme lorsque l'on part au combat. Ce n'est pas un rôle facile que d'être un mari trompé... ou de passer pour l'être, acheva-t-il en riant devant sa réaction impulsive de protestation.

Et la ramenant à lui, il l'étreignit avec une passion décuplée, l'enveloppant de ses bras et la serrant contre sa poitrine à lui couper le souffle.

– Gardez-vous bien, mon amour ! murmura-t-il, les lèvres dans ses cheveux, ah ! gardez-vous bien !... Je vous en prie.

Et elle eut l'intuition qu'il n'avait jamais été aussi anxieux de la quitter. Il l'écarta, la regarda profondément. Son doigt lissait avec douceur la courbe d'un sourcil, suivait la ligne de l'ovale du visage, comme s'il voulait en éprouver la perfection. Puis il marcha vers la table, y prit ses pistolets qu'il fixa dans les étuis de son baudrier.

– On ne peut reculer maintenant, fit-il comme se parlant à lui-même. Il faut aller de l'avant, débusquer, démasquer l'ennemi, le forcer à montrer sa face... même si c'est une face diabolique. Les dés sont jetés, Gouldsboro existe, Wapassou existe, nos postes, nos mines le long du Kennebec et du Pénobscot, notre flotte... Nous devons faire ce qu'il faut pour maintenir tout cela.

– Que faut-il faire ?

Il la reprit dans ses bras. Il avait aux lèvres son habituel sourire caustique, comme s'il eût voulu atténuer la gravité de ses paroles.

– Il ne faut pas avoir peur, dit-il, ni douter. Voyez... J'ai eu peur, peur de vous perdre, j'ai douté, et je sais aujourd'hui que sans vos avertissements je tombais dans un piège tendu... cela rend humble, des leçons de ce genre. Et prudent. Alors, souvenez-vous, mon amour ; ne pas avoir PEUR... DE RIEN, ne pas douter, être vigilant... et les portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre nous.

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