Chapitre 3

Elle dut avertir Colin Paturel de l'arrivée inopinée de la duchesse.

Le gouverneur de Gouldsboro ne commenta pas le fait. Il hocha plusieurs fois la tête et se borna à inviter les deux femmes à sa table, le soir, pour souper.

L'absence de Joffrey de Peyrac, du marquis d'Urville, de la garde espagnole et de la suite du comte et même du marquis de Villedavray créait un vide et une atmosphère inhabituels. Il régnait à Gouldsboro, enveloppé dans ses brumes, un silence presque hivernal, n'eût été la lourde touffeur qui parfois semblait sourdre de la forêt invisible, encensant le rivage d'odeurs fauves et balsamiques si intenses qu'elles chassaient celles, amères, des algues et de la marée.

Aucune alliance ne semblait unir les deux groupes humains réunis là.

Les hommes de Colin travaillaient dur à bâtir leur village et leur église. Mais ils étaient silencieux. Barssempuy, son jeune visage de gentilhomme d'aventures assombri par la tristesse, les dirigeait de quelques ordres laconiques.

Les protestants vaquaient à leur vie quotidienne déjà bien rodée et l'on n'échangeait pas quatre mots d'un groupe à l'autre.

L'entente se faisait à l'échelon supérieur, les notables rochelais semblant trouver agrément à s'entretenir avec Colin. Angélique trouva près de lui Manigault, Berne et le pasteur Beaucaire, en conférence.

Elle s'informa de la santé d'Abigaël. Gabriel Berne parut joyeux.

– Elle s'est senti mieux ce matin, dit-il, au point qu'elle a entrepris de faire sa lessive. Je crois que nous avons encore quelques jours, ajouta-t-il, content de voir s'éloigner le terme qu'il redoutait encore plus qu'Abigaël elle-même.

Angélique rendit visite à son amie. Celle-ci, en effet, avait repris bonne mine et s'activait avec vaillance, portant les corbeilles de linge à la rivière, où, avec Séverine, Laurier, Bertille et quelques autres voisines, elle entreprit de savonner et de manier le battoir vigoureusement.

– Je n'avais plus la force de me livrer à ce travail et craignais que la maison ne fût pas en ordre pour mon accouchement. Grâce à Dieu, je me sens bien, sans doute à cause de cette vague de froid soudaine et tous ces draps et hardes seront étendus ce soir sur la corde. Demain, le soleil brillera. J'aurai le temps, le soir, de tout plier et ranger dans les armoires. Séverine m'aidera ensuite à repasser. Et voilà. Je pourrai me reposer, l'esprit en paix.

Angélique lui promit de venir l'aider.

En revenant au fort, elle trouva Ambroisine de Maudribourg levée, assise devant le plateau d'un repas qu'elle lui avait fait porter. Ses traits demeuraient creusés. Regrettait-elle ses confidences ? Elle demeurait comme frappée d'une sorte de contrainte et resta ainsi plusieurs heures, le regard fixe. De temps en temps, elle prenait un petit morceau de pain et le rangeait machinalement, plongée dans ses méditations. Angélique lui dit qu'elle n'avait pas voulu l'exiler seule, dans la maison à l'écart où elle avait été logée avec les Filles du roi. Elle s'était entendue avec la tante Anna, cette vieille demoiselle très savante, qui durant l'hiver enseignait les enfants. Elle possédait, attenant à son modeste logis, une salle avec commodités et sortie indépendante qui servait de salle de classe. Désaffectée l'été, Mme de Maudribourg pourrait s'y installer aujourd'hui.

– Tante Anna est très discrète et obligeante. Elle ne vous gênera en rien. Mais si vous vous sentez esseulée vous aurez quelqu'un à qui parler. Elle est certainement plus au fait de discuter mathématiques et théologie avec vous que moi-même, conclut Angélique en riant.

– Oh ! Vous, vous êtes un ange, murmura Ambroisine. Que puis-je faire pour vous prouver ma reconnaissance ?

– Remettez-vous, dit Angélique en passant une main légère sur le front de la pauvre femme, ne songez plus aux choses qui vous font du mal...

Mais la duchesse de Maudribourg était en état de choc. Il faudrait quelques jours avant de pouvoir raisonner avec elle comme avec une personne en pleine possession de ses facultés.

Angélique la laissa après lui avoir prodigué à nouveau des conseils de repos. Elle aida Abigaël une partie de la journée. Elle devisait gaiement en portant de la rivière au séchoir les panerées de linge bien blanc. Abigaël prévoyait qu'après avoir rangé ses armoires elle aurait encore le temps de briquer ses meubles.

Angélique n'osait lui dire que ce programme lui semblait bien chargé pour la semaine à venir. Par expérience, elle reconnaissait dans l'activité d'Abigaël celle qui saisit toute femme près de son terme et qui, fébrile, la pousse à tout mettre en ordre afin de se consacrer, l'esprit en paix, à la tâche qui l'attend de donner la vie.

Vers la fin de la journée les brumes se dissipèrent et le soleil brilla.

– Voyez, n'avais-je pas raison, mon linge sera sec demain, dit Abigaël. J'ai les bras rompus. Quel dommage que Martial n'ait pas pu nous aider ! Il est si vigoureux et obligeant.

– Où est-il ?

– À patrouiller dans la Baie avec votre Cantor et quelques autres jeunes. Il paraît que M. de Peyrac les a chargés d'une mission.

Le souci d'Abigaël et celui qu'elle éprouvait aussi pour Cantor avaient un peu remplacé dans les préoccupations d'Angélique les problèmes de la duchesse de Maudribourg.

– Pourquoi Cantor ne me dit-il jamais rien et disparaît-il ainsi sans m'adresser aucune explication ? J'aurais bien aimé l'avoir auprès de moi ces jours-ci. De quelle mission Joffrey l'a-t-il chargé ? Doit-il rechercher dans la Baie le navire à la flamme orange ? Certes, ces gamins qui furètent partout en savent long sur tous les repaires cachés des îles. Mais ne courent-ils eux aucun danger ? Ah ! Le diable de garçon. J'ai hâte de le voir revenu...

Par bonheur, Ambroisine de Maudribourg semblait mieux. Mais encore affaiblie, elle ne se sentait pas la force d'assister au souper auquel les avait conviées Colin. Angélique fit porter à celui-ci un message d'excuses. Elle-même préférait rester chez elle ce soir, après les travaux du jour et sa nuit agitée. Elle se mettrait au lit de bonne heure. Abigaël aurait bientôt besoin de toute sa vigilance.

– Nous sommes bien ici, dit Ambroisine en regardant autour d'elle. Quelle paix émane de ces lieux imprégnés de votre présence ! J'ai passé ma journée dans cette pièce à en examiner chaque détail et cela m'a curieusement rassérénée. Je me sens mieux.

– J'en suis heureuse.

– Il semble que dans les lieux que vous habitez

les maléfices cessent. Une sorte de trêve au mal qui rôde.

Angélique garnissait de charbon de bois son réchaud de terre cuite afin de se préparer, ainsi qu'à son invitée, un peu de café turc. Aux paroles d'Ambroisine elle regarda celle-ci, intriguée.

– Que voulez-vous dire ?

– Ne sentez-vous pas qu'un danger rôde parmi nous ? interrogea la duchesse en la considérant de ses yeux élargis un peu fixes, et, je ne sais comment dire, il me semble que ce danger vous menace vous particulièrement ?...

Angélique souffla sur les braises pour les raviver, avant de poser sur le réchaud la cafetière marocaine. Elle comprenait maintenant ce qui l'avait intriguée, même dérangée, pouvait-elle dire, en la duchesse de Maudribourg ; c'était, ne cadrant pas avec ses titres de grande dame bienfaitrice, certaines qualités de devineresse comme on en trouve chez les « Égyptiennes » et qui rejoignaient ses propres talents, à elle, Angélique, dont parfois on l'avait accusée dans sa vie aventureuse. Certains lui reprochaient d'être sorcière ou de jeter le mauvais sort par le seul pouvoir de ses yeux verts. Dispositions naturelles, dont elle n'avait pas l'emploi pour le mal, mais qui, elle le savait, la rapprochait des phénomènes de la vie, des enfants, des êtes, des sauvages.

– Vous parlez comme Piksarett, dit-elle.

– Le grand chef indien qui est venu vous réclamer comme sa captive ?

– Oui... Tout à coup, il m'a dit : « Un danger est sur toi... » Et il s'est littéralement enfui.

– Vous voyez ? dit Ambroisine, alarmée... Mon sentiment est juste. Et je me demande aussi si ce danger est en dehors... ou bien... en vous...

– En moi ?...

– Oui ! Angélique, ne prenez pas en mauvaise part ce que je vais vous dire, mais j'ai quelque expérience de l'être humain, des femmes surtout, pour avoir côtoyé bien des caractères plus ou moins simples... Le vôtre est un des plus extraordinaires que j'aie jamais rencontrés, un des plus attachants, et c'est pourquoi je voudrais vous signaler les écueils que j'y décèle, et qui pourraient causer votre perte. Vous êtes tellement hors du commun que vous croyez que tout le monde vous ressemble, que la droiture de vos sentiments peut être comprise de tous... Il serait facile de vous abuser... car, tout au fond, vous manquez de prudence.

– De prudence, répéta Angélique qui l'avait écoutée attentivement.

– Oui... ou tout au moins, votre vision particulière des choses, des êtres aussi, ne vous fait peut-être pas voir assez les dangers qui peuvent surgir de votre conduite... et c'est cela qui m'inquiète pour vous. Ainsi, par exemple, parlons de ce... Piksarett. Il est entré dans cette chambre qui est la vôtre comme s'il y avait des droits, s'y trouvait maître, il s'est penché sur ce lit où vous étiez censée reposer comme s'il lui était familier de vous y contempler, il a même posé sur mon épaule une main sale et puante et il riait au milieu de tous ses bariolages rouges. Je n'ai jamais eu aussi peur de ma vie. J'ai vraiment cru que c'était le Diable. Mes filles et moi nous avons hurlé comme des possédées.

– Je vous ai dit qu'il fallait se faire aux manières des sauvages, fit Angélique qui se retenait elle-même de rire à l'évocation de cette scène.

– Mais vous auriez pu vous trouver au lit avec votre mari ! remarqua la duchesse d'un ton choqué.

– Dans ce cas, et si nous n'avions pas pris la précaution de pousser le verrou la veille au soir, car nous savons à quoi nous en tenir avec les manières de la population qui hante nos rivages, eh bien ! nous en aurions ri avec lui sans façons. Les sauvages sont pudiques, voire prudes, mais ils n'ont pas de gêne excessive devant les nécessités naturelles de la vie.

– Vous leur êtes indulgente. Êtes-vous donc vraiment attachée à cet homme ?

– Quel homme ? demanda Angélique qui ne comprenait pas l'insistance d'Ambroisine sur le sujet.

– Ce... Piksarett ! Savez-vous qu'on raconte, à Québec, que vous couchez avec les sauvages.

Angélique réagit vivement.

– À Québec !... cela ne m'étonne pas ! ils veulent ma mort. Ils diraient n'importe quoi. Ils vont même jusqu'à dire que je suis une démone. Parce qu'ils sont fanatisés par un homme qui a vu en nous les suppôts du Diable, mettant le pied sur ses territoires pour les pervertir : le père d'Orgeval.

– J'ai entendu parler de lui, fit Ambroisine, songeuse.

– Nous ne pouvons rien contre sa vindicte. Elle relève de l'idée fixe et préconçue et il ne reculera devant rien pour parvenir à ses fins, même devant les ragots les plus bas.

– Vous pourriez au moins ne pas y donner prise. C'est à cela que je voulais en venir en vous reprochant – oh ! seulement du fait de l'affection que je vous porte – de ne pas tenir compte assez de la vilenie du monde. Coucher avec les sauvages, c'est une réputation assez horrible pour une femme blanche et, maintenant que je vous connais, cela me blesse pour vous. Comment votre mari peut-il laisser accréditer une telle légende, en tolérant sa familiarité avec vous ? Serait-il un mari facile ?...

– Que non pas ! rétorqua Angélique songeant à des incidents proches.

– Alors, je ne comprends pas qu'il...

– On ne vous demande pas de tout comprendre de la vie des autres, coupa un peu sèchement Angélique, surtout dans un pays où il faut apprendre à reconsidérer bien des principes. Ici la tolérance est nécessaire.

– Oui... mais la prudence est une vertu.

Cette fois, Angélique se retint de répliquer. Ambroisine commençait à l'exaspérer sérieusement. C'était décidément agaçant ce mélange de dame bienfaitrice du Saint-Sacrement, de puérilité, et d'instinct psychologique profond. Oui, en fait, Angélique était blessée, mais, tout au fond, elle ne pouvait nier qu'il y avait quelque chose de juste dans les paroles de la duchesse, traduisant, concrétisant peut-être, le danger qui pesait, pèserait toujours sur eux. Le danger d'un monde qui, tel qu'il était, ne pourrait jamais les accepter tels qu'ils étaient.

C'était terriblement lourd à porter. Ne vouloir se renier, mais mesurer la distance... infranchissable.

Piksarett... Outtaké... Pourrait-elle expliquer à quiconque ce qui la liait à ces fils des forêts américaines ? À Piksarett, elle avait donné un manteau couleur d'aurore pour envelopper les ossements de ses ancêtres et lui, il lui avait donné en échange la vie d'Outtaké, l'Iroquois blessé. Et Outtaké, le dieu des nuages, lui avait envoyé un collier de Wampum, afin de sceller l'alliance, et des haricots et du riz pour les sauver de la famine, à la fin de l'hiver. Ces choses se passaient sur un plan humain et spirituel, mais inaccessible à des cultures anciennes et européennes qui avaient perdu un certain sens de l'humanité et de la spiritualité.

Elle posa la cafetière de côté afin de laisser un peu reposer le breuvage. Puis elle alla d'un mouvement machinal à la fenêtre. La nuit lui parut noire comme l'encre et trop profonde. Le sentiment de la solitude qui les enveloppait elle et Joffrey sur cette terre lui rut presque intolérable. Elle pensa aux menaces qu'ils avaient détectées sans pouvoir les préciser et une peur réelle lui poignit les entrailles. Oui préparait leur perte ? C'était tellement habile ! Tellement intelligent ! Cela dépassait la subtilité de l'être humain.

« Crois-tu à Satan ? », lui dit une voix intérieure... Je ne sais pas !... Mais Dieu ?... j'y crois. Dieu, protège-nous ! ...

Elle revint vers Ambroisine qui avait croisé les mains sur ses genoux et ne la quittait pas des yeux.

– Je vous ai peinée ! Pardonnez-moi... Je suis souvent maladroite avec vous... peut-être parce que j'ai trop le désir de vous connaître afin de pouvoir vous aider à mon tour. Vous m'avez fait tant de bien.

– Ne vous préoccupez pas de moi, fit Angélique, légèrement.

– Mais alors qui le fera, qui se préoccupera de vous ? s'exclama Ambroisine en se tordant les mains. Vous êtes si seule ici. Pourquoi votre mari ne vous a-t-il pas emmenée avec lui ? S'il vous aime, il aurait dû sentir que vous courriez des dangers, ne pas vous abandonner ainsi...

– Il souhaitait m'emmener. Mais je ne pouvais quitter Gouldsboro. Je dois attendre qu'Abigaël ait son enfant...

– C'est vrai, vous me l'avez déjà dit... Vous êtes décidément très bonne pour ceux qui vous entourent, même s'ils n'appartiennent pas à votre religion. Elle est huguenote, n'est-ce pas ? Elle est venue me trouver un jour. Cela m'a beaucoup intéressée. C'était la première fois que je parlais à une protestante. Elle m'a paru... charmante.

– Oui, elle est charmante, dit Angélique avec un sourire. Que vous voulait-elle ?

– Elle voulait savoir si je laisserais mes filles épouser les pirates qui se trouvent ici afin de créer de nouveaux couples de colons à Gouldsboro. J'ai eu l'impression que, personnellement, la question ne la préoccupait guère, mais qu'elle était plutôt chargée d'une mission, de femme à femme, par son mari ou les principaux chefs et pasteurs de leur communauté. Je crois que ces Huguenots se considèrent ici comme chez eux, maîtres d'une colonie protestante, et qu'ils n'étaient pas prêts à voir d'un bon œil l'installation de couples catholiques.

« Comme, sur le conseil du père de Vernon, j'avais déjà pris ma décision pour mes filles, j'ai pu la rassurer.

Angélique se sentait contrariée d'apprendre cette démarche d'Abigaël.

– Pourquoi Abigaël ne m'a-t-elle pas parlé directement de leurs préoccupations à ce sujet ?

– C'est la question que je lui ai posée. Elle m'a avoué qu'il leur était difficile de s'opposer directement à votre mari qui est propriétaire des terres et auquel, j'ai cru le comprendre, ils doivent beaucoup, et même à vous qui étiez attachée à cette idée de colonisation par mariage qui satisfaisait les pirates et leur chef Colin Paturel, récemment nommé gouverneur ici.

– Je ne suis pas particulièrement attachée à cette idée, protesta Angélique qui avait de nouveau les nerfs à fleur de peau, mais dans le désordre où nous nous trouvions avec ces combats, ces naufrages, cela conciliait tout.

– C'est, en effet, ce que m'a expliqué Abigaël. Je crois que pour sa part et pour vous plaire elle aurait volontiers accepté cette solution. Mais il semblait en être autrement des hommes de sa communauté... On dirait qu'ils sont plutôt hostiles à leur gouverneur actuel. Il est catholique, n'est-ce pas ?...

Angélique négligea de répondre. Les propos d'Ambroisine faisaient lever en elle de nouvelles préoccupations. Ces Huguenots ! On n'arriverait jamais à se les concilier ! Ils étaient vraiment trop particuliers, intraitables.

Elle versa le café dans deux tasses et les posa sur la table, l'une devant Ambroisine, l'autre pour elle. Elle alla prendre dans une cruche un verre d'eau fraîche pour accompagner le café et revint. La duchesse, qui observait son visage soucieux, poussa un soupir.

– Oui, je comprends. C'est un peu difficile ce que vous essayez de mener ici. Concilier les extrêmes ! Est-ce raisonnable ?

– Nous n'essayons rien, fit Angélique à bout, cela s'est fait comme ça ! Le hasard. Des êtres qui demandent secours, qui n'ont pas une pierre pour reposer leur tête... que faire d'autre... que de les sauver et de les accueillir sur un coin de terre...

Elle allait s'asseoir devant Ambroisine lorsqu'on frappa à la porte.

Mme Carrère se présenta, tenant une fois de plus le manteau de robe de satin jaune de la duchesse sur son bras.

– Je vous ai vue passer, madame, dit-elle en s'adressant à cette dernière. Je me suis dit : « Tiens, la voilà revenue ! » Et c'est une chance car le travail est terminé enfin et je peux vous le remettre.

– Mais c'est merveilleux ! s'exclama Ambroisine examinant l'étoffe, on ne voit absolument rien. Vous êtes d'une habileté confondante, chère dame.

– Mes filles m'ont aidée, dit la Rochelaise modestement. Elles sont habiles, et c'est bon pour elles de travailler de temps en temps sur quelque chose de délicat.

« C'est du café turc que vous avez là, continua la brave femme en humant avec gourmandise l'arôme qui s'exhalait des deux tasses de porcelaine dans leurs supports de cuivre martelé.

– Oui, aimez-vous également ce breuvage des dieux, madame Carrère ?

– Si je l'aime ! Bien sûr, j'en buvais parfois dans un petit estancot oriental à La Rochelle.

– Eh bien ! Buvez cette tasse prête pendant que ce café est encore chaud. J'en prépare une autre pour moi.

Mme Carrère s'assit volontiers et but jusqu'à la dernière goutte. Elle regarda dans le fond de la tasse la boue noirâtre et la versa dans la soucoupe.

– Il y avait parfois une Égyptienne qui lisait l'avenir dans ce marc de café. J'ai un peu appris. On apprend de tout dans les ports. Voulez-vous que je vous dise la bonne aventure ? s'enquit-elle.

– Oh ! Non, je vous en prie ! Toutes ces sorcelleries sont des péchés ! s'écria la duchesse en lui arrachant la soucoupe.

Angélique fit signe à Mme Carrère de ne pas insister.

– Bon ! Je vous quitte, dit la Rochelaise en se levant.

– Fera-t-il beau demain ? interrogea Angélique qui pensait au linge d'Abigaël.

Mme Carrère alla à la fenêtre et huma l'air.

– Non, dit-elle, le vent a encore sauté. On dirait qu'il nous amène là-bas de beaux nuages, de la pluie et même de l'orage.

Les prédictions en la matière se révélèrent justes.

Peu après, on entendit rouler le tonnerre lointain. La mer devint noire et se gaufra de blanc.

– Je vais vous accompagner chez vous avant que la pluie ne tombe, proposa Angélique. Mettez votre manteau.

Elle aida Ambroisine à poser sur ses épaules la mante noire doublée d'écarlate dans laquelle elle était revenue la veille au soir.

– D'où sortez-vous ce manteau ? interrogea-t-elle. Est-ce encore Armand Dacaux qui le cachait dans une de ses basques ?

Ambroisine parut s'éveiller d'un songe.

– Oh ! C'est encore une histoire à dormir debout, une sorte de miracle comme il en arrive sans cesse dans ce pays. Figurez-vous... C'est le capitaine du bateau qui me l'a donné.

– Quel capitaine ? et quel bateau ?

– La chaloupe qui m'a amenée hier soir à Gouldsboro. Ils disaient qu'ils avaient pillé récemment un navire espagnol, qu'ils avaient avec eux à bord un coffre rempli de vêtements féminins dont ils ne savaient trouver l'emploi.

– Ne m'avez-vous pas dit que c'étaient des Acadiens ?

– Ils se sont présentés ainsi. Pourquoi pas ? Les Acadiens français ne sont-ils pas tous un peu pillards et naufrageurs parce que trop pauvres et abandonnés par leurs compagnies et gouvernement, quand le besoin se fait sentir...

Comme Angélique demeurait perplexe, la duchesse ajouta :

– Il me pressait d'accepter son présent. Je ne sais ce qu'il voulait de moi, il me faisait un peu peur. Il est vrai que je grelottais, le brouillard venant de tomber, et ce manteau était bienvenu.

– Comment était-il ce capitaine ? Le teint blanc, les yeux froids ?...

– Je ne sais exactement... Je n'osais pas le regarder. J'étais troublée, vous dis-je, après mon coup d'audace, de me retrouver seule, sans bagages, parmi ces matelots inconnus. (Elle eut un pâle sourire.) Voyez à quelles extrémités m'avait poussée mon désir impérieux de retourner à Gouldsboro pour vous y retrouver.

– Et l'embarcation. N'avait-elle pas une flamme orange en proue ?

– Pas que je me souvienne. Ce n'était qu'une grosse barque, vous dis-je... Mais maintenant que j'y songe... Oui, attendez.

« Au moment où je descendais dans ladite chaloupe, j'ai remarqué un navire qui croisait à quelques encablures. Et lui... lui avait une flamme orange en proue !

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