Chapitre 6

Un prêtre... Une robe noire pour demander conseil.

Angélique en ressentait le besoin tandis qu'elle montait la colline à la recherche du père Maraicher de Vernon. Il lui semblait que l'homme revêtu d'un caractère sacré, oint de l'huile sainte, marqué du sceau de la séparation qui différencie les serviteurs d'un dieu, du commun des mortels, serait plus apte qu'elle à démêler ce qui lui arrivait. Elle avait envie de tout lui raconter mais elle ne savait si elle le ferait.

Tout au fond, quel sentiment la poussait à cette démarche ? Le père de Vernon était venu, puis il était reparti, mais elle n'avait cessé de le sentir présent à Gouldsboro. En fait, il ne s'était guère éloigné. Et s'il s'enfonçait parfois dans la forêt pour baptiser de village en village, son port d'attache semblait demeurer au rivage.

On disait qu'il s'était édifié sur la falaise, entre le port et la crique des anémones, un confessionnal, une cabane d'écorces et un autel de rondins où il célébrait chaque matin la Sainte Messe.

En fait, il n'était guère vraisemblable qu'il fût là à cette heure du jour. Et que voulait-elle savoir ou obtenir de lui ?...

En vérité, elle s'aperçut qu'elle avait seulement envie de le voir. Un prêtre ! Qui était un homme dont elle avait partagé l'existence familière. Elle ne lui dirait peut-être rien, mais le vieux réflexe, né de l'enfance religieuse, entremêlée de prières et de processions, jouait et la portait vers lui. Il était « Le » prêtre. Il avait acquis chèrement, par le prix de son ascétisme, de sa chasteté, de son éloignement du monde, le droit d'entrevoir les mystères obscurs qui régissent les actions humaines.

Pourquoi le père de Vernon avait-il planté la croix en ce lieu, comme s'il comptait y résider longtemps ? Voulait-il, par ce signe, se l'approprier ? Comme le doigt entre l'écorce et le tronc, son petit campement était là coincé de guingois entre le Gouldsboro catholique, le Gouldsboro protestant, avec échappée sur le camp Champlain et sur le village indien. Et la haute croix de bois se dressait sur fond d'arbres et de ciel. De grands cèdres et quelques ormes et chênes lui faisaient un décor vert sombre, frangé d'épilobes pourpres, un décor pour drame shakespearien, l'enfermant étroitement entre mer et forêt. L'esplanade où se dressaient la croix, la cabane, le confessionnal et l'autel, était parsemée de genévriers, de quelques plantes a l'encens amer.

En débouchant d'entre les arbres on entendait tout de suite le fracas des vagues, et, par instants, lorsqu'elles s'engouffraient plus profondément en contrebas, un panache neigeux dépassait le bord de la falaise. On aurait dit une grosse bête curieuse, cherchant à jeter un coup d'œil furtif sur un monde inconnu d'elle.

Le petit garçon suédois se tenait assis devant la cabane à creuser un pipeau.

Angélique aperçut alors le père de Vernon à l'extrémité d'un promontoire d'énormes roches.

Sa soutane noire se détachait sur l'horizon redevenu d'un bleu dur moucheté de blanc. Il se tenait solidement arc-bouté sur ses pieds nus, insoucieux des éclaboussures, que les vagues faisaient pleuvoir par intermittence, alentour.

Il avait le visage tourné dans une direction déterminée. Comme Angélique s'approchait de lui, elle sut qu'il regardait vers Gouldsboro. De là, Gouldsboro se découvrait avec sa rade, sa plage, son port sur la gauche, et ses « maisons de bois clair ».

Une attention soutenue figeait le Jésuite. On eût dit qu'il voulait intensément percer le secret de cette image, inscrite là, dans la courbe du rivage.

Il n'entendit pas approcher Angélique et elle sut d'une communication certaine qu'il évoquait la vision de la religieuse de Québec et comparait en lui-même.

Lorsqu'il se tourna vers elle, elle lui dit avec un sourire, un peu désenchanté.

– C'est Gouldsboro, n'est-ce pas ? Vous pensez que c'est bien Gouldsboro que la sœur Madeleine a vu dans sa vision !... Gouldsboro qu'elle n'a jamais pu voir autrement qu'en songe ?

Il la fixa de son regard volontairement froid et vide. Et parce qu'elle savait – qu'elle avait appris durement à ses « dépens – que le siècle qu'ils vivaient était le siècle des sublimités religieuses, de la mortification extérieure et d'une morale sévère, elle se sentait impuissante à lui communiquer la vérité de Gouldsboro, qui était, malgré ses Huguenots, comme une entité de tout cela, avec sa volonté de survivre hors de conflits mystiques et de faire sa part au bonheur, à la richesse, à l'amour.

– Pourquoi Gouldsboro ? soupira-t-elle.

– Et pourquoi pas Gouldsboro ? rétorqua-t-il, sarcastique.

– Et pourquoi pas Gouldsboro ?

Il venait à elle et la rencontra à mi-chemin du promontoire. Et devant sa figure altière, son allure hautaine et la froideur de son expression, un doute lui vint. Elle avait pensé naguère : « Toute cette trame qui nous piège, c'est tellement habile ! Tellement intelligent !... Quelque chose à l'image de cet homme, de ces hommes en soutane noire, dressés à servir Dieu avec toutes les ressources de leur savoir, de leur pouvoir sur l'esprit humain, jouant de ces désirs et de ces terreurs, pour mener les hommes à leur salut coûte que coûte, ne reculant devant rien pour parvenir à ce but sacré : sauver, préserver l'Église catholique apostolique et romaine, et si possible en implanter par le monde entier la doctrine. »

Et si c'était lui, l'ennemi caché ou plutôt, derrière lui la figure fanatique du père d'Orgevai ! Elle ne pouvait oublier que c'était le père de Vernon qui était venu la chercher sur le bateau de Barbe d'Or. Instruit par qui ? Sur les ordres de qui ?

Mais à cette évocation, elle revit Jack Merwin, chiquant son tabac et manœuvrant la voile et son appréhension tomba.

Cet homme qui l'avait sauvée de la noyade et l'avait portée dans ses bras, et lui avait servi une soupe chaude pour la réconforter, ne pouvait être entièrement son ennemi.

Même s'il avait reçu des ordres sévères à son sujet, elle le sentait assez indépendant pour les interpréter a sa façon. Il fallait avoir le courage de l'affronter et de mieux connaître ses intentions.

Elle leva les yeux vers lui.

– Alors quel est votre pressentiment ? demanda-t-elle avec bravade. La Démone peut-elle surgir de Gouldsboro ?

– Oui ! Je le crois, en effet, répondit-il en la regardant dans les yeux.

Angélique se sentit pâlir sous le coup.

– Alors, vous aussi, vous êtes donc notre ennemi ?

– Qui a dit cela ?

– Vous êtes aux ordres du père d'Orgeval, n'est-ce pas ? Il a juré notre perte. Il vous a envoyé pour nous espionner, pour nous confondre, pour nous détruire, peut-être pour nous achever, pour causer notre mort si l'occasion s'en présentait... Je me souviens...

Elle se recula et lui cria avec une sorte de désespoir.

– ... Vous me regardiez mourir là-bas ! oui ! lorsque je me noyais à la pointe de Monégan, vous me regardiez mourir... Je l'ai su. Je l'ai lu dans vos yeux lorsque vous refusiez de me tendre la main pour m'aider... Vous attendiez en croisant les bras que la mer accomplisse son forfait. Mais c'est une chose de décider en soi-même sur ordre : « Cet être doit mourir... » C'en est une autre que de le regarder se débattre et agoniser. Vous n'avez pas pu.

Il l'écoutait en l'examinant avec acuité, mais demeurait impassible. Lorsqu'elle se tut, haletante, il interrogea d'un ton calme :

– Puis-je vous demander, madame, quel est l'objet de votre visite à mon campement, aujourd'hui.

– J'ai peur, dit-elle dans un élan.

Et comme elle avait tendu ses deux mains devant elle en jetant ces mots, elle fut surprise de le voir – lui un jésuite – les saisir et les maintenir un instant avec fermeté dans les deux siennes.

– C'est bien ! dit-il. Je suis heureux que vous soyez venue à moi malgré les noirs desseins que vous m'avez prêtés naguère. Je suis à votre disposition pour essayer de vous rendre courage. Que se passe-t-il ?

Elle ne savait plus que dire. C'était tellement inattendu ce geste de Merwin... et tellement réconfortant aussi.

Elle le regarda avec anxiété essayant de comprendre ce qui animait cette personnalité insondable et les buts cachés qu'il désirait atteindre.

Une lame éclata dans les profondeurs du promontoire et une gerbe d'écume neigeuse jaillit proche, à une hauteur incroyable. Portée par le vent, une pluie de gouttelettes salées et étincelantes les enveloppa.

Ils firent quelques pas pour s'écarter. Maintenant, Angélique hésitait à parler.

En lui dévoilant ses craintes de voir tramer une action dangereuse au sein de Gouldsboro, n'allait-elle pas achever de jeter le discrédit sur l'établissement, déjà considéré comme hérétique, possédé du diable, chargé de tous les péchés d'Israël.

Elle secoua la tête.

– Je ne sais pas ce qui se passe ici, mais je sens qu'on veut notre perte d'une façon si forte et si profonde que je n'en puis plus. Qui veut notre perte ? Si je le savais, je pourrais me défendre. Est-ce le père d'Orgevai, Merwin ? Si vous le savez, je vous en supplie, dites-le-moi. Est-ce lui qui vous a prévenu que j'étais à bord du navire de Barbe d'Or, est-ce sur son ordre que vous êtes venu m'y chercher ? Il y avait une corrélation, n'est-ce pas, entre ma capture et ce que vous aviez à faire dans la Baie Française, pour son service ?

Il ne nia pas, mais n'acquiesça pas non plus. Elle sentait qu'il essayait de lier en lui-même différents faits dont il avait connaissance, qu'il en savait plus long qu'elle sur les mystères qui l'entouraient, mais qu'il n'était pas décidé à lui communiquer le résultat de ses réflexions. Se méfiait-elle ? Travaillait-il pour leurs ennemis ? Était-il de leurs ennemis ?

– Des Anglais puritains, des Français hérétiques, reprit-il tout à coup, des pirates sans foi ni loi, des gentilshommes d'aventures prêts à tous les coups de main, voici la population de Gouldsboro. Comment un tel nid d'infection pourrait-il vivre paisiblement et n'attirerait-il pas la suspicion du Canada qui, par ! Acadie, en est voisin ?

– C'est vite jugé, protesta Angélique, vous avez pu vous-même vous rendre compte que notre population est surtout composée de familles industrieuses de mœurs patriarcales et, malgré l'arrivée récente de ces pirates qui sont d'ailleurs décidés à s'amender, il y règne une atmosphère décente. On s'y amuse à l'occasion, certes, mais vous n'avez pas dédaigné vous-même de nous distraire. Quant aux Anglais puritains, vous savez bien que ce sont des réfugiés de Nouvelle-Angleterre, fuyant les massacres qui se déchaînent là-bas et qui attendent que la tempête se calme pour retourner chez eux. Ces femmes, ces enfants sous notre égide, pourquoi n'auraient-ils pas droit à leur part de vie ? Laissez-les vivre, mes pères ! Il n'y en a donc pas assez qui sont morts de l'autre côté de la Baie... Oh ! Merwin, fit-elle avec douleur, vous souvenez-vous des petits enfants anglais de l'île Longue qui étaient venus nous chanter une complainte sur les coquillages ! Et maintenant ils sont morts... Le bruit a couru que les îles de la baie de Casco étaient tombées aux mains des Abénakis...

– Eh bien ! C'est ce qui vous trompe, fit-il avec brusquerie. Ils ne sont pas morts. Les îles attendent encore l'assaut des canots indiens et ces petits enfants anglais sur lesquels vous pleurez continuent, je gage, à chercher des coquillages en chantonnant. D'ici peu, ils retourneront tranquillement dans leurs fermes de Nouvelle-Angleterre. Et tout cela grâce à vous ou par votre faute, c'est selon !

– Que voulez-vous dire ? s'écria-t-elle en le regardant avec stupeur.

– Que le départ, la désertion plutôt de Piksarett a dérangé tous les plans, démoralisé les troupes parties à l'assaut des colons de Nouvelle-Angleterre. La guerre indienne s'est éteinte comme un feu de tisons non alimentés. Déjà, après sa disparition sur l'Androscoggi, les tribus qu'il avait menées du Nord se sont égaillées, remontant sur Québec, emmenant leurs otages.

« Celles qui s'étaient ébranlées au Sud attendant sa venue ne l'ont vu apparaître que de façon épisodique, plus préoccupé de vous suivre, vous, madame, dans vos pérégrinations que d'emmener ses troupes au combat. Puis il a guetté le passage du White Bird. Lorsqu'il a vu que vous étiez à bord il est remonté jusqu'à Pentagoët où il nous attendait. Or, pas de guerre indienne en nos contrées sans le grand guerrier de l'Acadie. Après quelques escarmouches, les Indiens alliés des Français ont renoncé à poursuivre. Et voilà ! Êtes-vous satisfaite de votre œuvre !... Oui ! Il me semble.

Il avait vu son visage s'éclairer.

En effet, la nouvelle que les enfants de l'île Longue avaient été épargnés avait apporté à Angélique un tel soulagement et une telle joie qu'elle sentait une rougeur soudaine se répandre et lui monter au front.

– Quel bonheur ! dit-elle les yeux brillants. Ainsi, ils sont vivants. Dieu soit loué !

Le Jésuite se caressait le menton, en la considérant, tandis qu'une lueur d'humour s'allumait dans ses prunelles.

– Avouez, madame, que le père d'Orgeval aurait quelques raisons de vous en vouloir d'un pouvoir dont on s'explique mal la genèse ou l'ascendant. Une campagne qui tombe en quenouille, son Grand Baptisé, son fils préféré, se dérobant sans remords à son devoir de chef, de guerre sainte, et tout cela parce qu'il a rencontré la dame du lac d'Argent. C'est ainsi qu'on vous nomme à Québec où la ville est nettement départagée à votre sujet. Quand on sait les difficultés que l'on a à influencer quelque peu ces Indiens versatiles et capricieux, votre pouvoir sur une personnalité aussi difficile que celle de Piksarett, évidemment, pour qui ne vous connaît pas, peut sembler relever de la sorcellerie. Et il y avait déjà eu certains retournements assez désagréables à entériner pour mon supérieur, comme celui de M. de Loménie-Chambord qui est, vous ne l'ignorez pas, son meilleur ami, et qui, se montrant désormais votre partisan acharné, l'a blessé au plus vif. Comment ne verrait-il pas en vous une dangereuse ennemie, alors que l'installation de M. de Peyrac sur ces rives, déjà, semble saper les bases de toute notre œuvre en Acadie, et que votre présence à ses côtés lui a retiré comme magiquement ses meilleures alliances.

– Mais pourquoi s'est-il persuadé que nous lui nuisions ! Nous cherchions un coin pour survivre. Le monde est vaste et l'Amérique immense et peu peuplée encore. Nous ne voulons pas le mal. En quoi le gênons-nous ?

– Vous offrez un exemple qui ne cadre pas avec ce qu'il veut imposer ici. Notre population canadienne est, certes, fervente. Elle veut bien gagner ce monde à Dieu, mais elle s'y emploie plus volontiers en courant les bois et en troquant la fourrure, qu'en cultivant les champs à l'ombre des églises. Elle se laisse facilement aller à l'impiété de ceux qui peuvent vivre de longs mois éloignés de tous sacrements.

« Votre exemple est déjà pour eux une tentation. Ils viennent à vous car ils trouvent ici quincaille meilleure et possibilité de trafiquer à bons prix avec l'ennemi, sans se salir les mains. Croyez-vous que je suis aveugle et que je n'ai pas rencontré bon nombre de ces « pendables » français dans les wigwams d'alentour ? L'homme est pécheur par excellence. Il aime sa propre jouissance au delà de tout. Les Anglais veulent prier à leur façon hérétique, et ils n'iront jamais assez loin pour conquérir ce droit, les Français veulent courir les bois et s'enrichir par le commerce des pelleteries...

– Et vous, mes pères, quelle est votre jouissance propre ?...

Interrompu, le Jésuite marqua un temps d'arrêt. Puis se décida à répondre.

– Gagner des âmes à l'Église et lui garder celles qu'elle possède déjà, les lui garder envers et contre tous.

Une autre vague éclata et cette fois le panache blanc, qui, avec une sorte de colère grandiose, se déployait sur l'azur du ciel, retomba plus loin, mais une lame déborda et d'un mouvement vif glissa jusqu'à eux et leur couvrit les pieds jusqu'aux chevilles.

– Ne restons pas là, dit le père de Vernon, la marée monte. Et la mer est traîtresse sur les côtes américaines, nous en savons quelque chose.

Il avança la main, et, lui prenant le bras, il la contraignit à s'éloigner.

Ils marchèrent un instant, en silence, côte à côte, suivant un sentier qui rejoignait l'herbe de l'esplanade. La nappe d'épilobes venait jusqu'à eux, envahissante et fragile, armée rose et mauve.

Angélique sentit la réalité de ce bras d'homme, glissé sous le sien dans un sentiment de protection instinctif. Décidément, il ne se comportait pas comme un Jésuite ordinaire.

C'était une rémission inattendue. Il l'accomplissait comme laissant agir l'autre tendance de sa propre nature, humaine et sensible, comme cette autre fois, à Monégan, lorsqu'elle avait senti fugitivement qu'elle représentait pour lui un être humain qu'il fallait sauver, défendre au prix de sa vie même. C'était l'autre face de ces cœurs d'airain, l'amour qu'ils portaient aux hommes à travers l'amour que leur inspirait le Christ. Mais combien difficile aux profanes de les suivre en leur transmutation mystique des sentiments !

Elle ne s'attendait pas au coup bas qu'il allait lui porter. Il dit soudain :

– Vous ne survivrez pas ! Votre œuvre est vouée à l'échec, car si loin qu'on aille, une vie criminelle porte en elle sa condamnation.

– De qui parlez-vous ?

– De vous, madame, en particulier, de vos crimes passés.

– Mes crimes passés ! répéta Angélique.

Son sang ne fit qu'un tour.

– Vous dépassez les bornes, Merwin, s'écria-t-elle en lui arrachant son bras qu'il tenait encore. (Et ses yeux étincelèrent de colère.) Que savez-vous de mon passé pour oser me traiter ainsi de criminelle ? Je ne suis pas une criminelle.

– Vraiment ?... fit-il avec ironie. Vous m'en direz tant !... Est-ce donc les femmes vertueuses qu'on marque à la fleur de lys dans le royaume ?... Si imparfaite que soit la justice là-bas, je ne la crois pas encore parvenue à ce degré d'inconséquence...

Angélique sentit le sang se retirer de ses joues.

Avec quelle docilité et naïveté elle s'était précipitée dans ses pièges !... Comment avait-elle pu croire qu'il avait oublié cela ? Hors le comte de Peyrac, il n'y avait que deux hommes au monde qui savaient qu'elle était marquée à la fleur de lys. Berne, qui avait assisté à son supplice dans la petite chambre de justice de Marennes9, et lui, ce Jésuite, qui l'avait sauvée de la noyade à Monégan. Elle se souvenait de ses mains nues sur sa chair, lorsqu'il la frictionnait pour la ranimer. Alors il avait pu voir sur son dos dénudé la marque infâme de la fleur de lys. Elle comprit que le fait exigeait des explications. Elle était acculée maintenant. Ou tout lui révéler d'elle, ou courir le risque qu'il tablât son opinion sur des suppositions erronées qui accentueraient le malentendu, le désaccord dangereux entre eux et la Nouvelle-France.

Oui ! C'était bien un Jésuite comme les autres ! Un rude adversaire ! Avec « eux », on mésestime toujours ses forces.

Elle devait avoir en cet instant l'air marri de Mr. Willoagby, frappé traîtreusement par le même Jésuite, et cette pensée la fit sourire malgré elle.

Elle retrouva son aplomb. Si elle voulait lui révéler la vérité, il n'y avait qu'un seul moyen, qu'il l'ait crue sans réticences, qu'il sût tout d'elle, sans douter d'elle.

– Mon père, dit-elle en le regardant franchement en face, malgré le peu d'estime que vous pouvez avoir

à mon égard – et je reconnais que vous êtes possesseur d'un secret qui vous met en droit de professer une telle opinion – malgré cela, me croyez-vous capable de commettre un sacrilège ?... Je veux dire : d'utiliser les sacrements à des fins nocives, malfaisantes ou mensongères ?

– Non, assura-t-il spontanément, je ne vous crois pas capable de cela !

– Alors... Voulez-vous, père ?... Voulez-vous... m'entendre en confession ?

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