Chapitre 9

Ambroisine de Maudribourg était assise devant la fenêtre, dans une robe de velours noir à col de dentelles. Cette robe sombre accentuait la pâleur de son teint. Elle avait l'air d'une infante orpheline. Ses mains jointes sur ses genoux, elle paraissait plongée dans une méditation profonde. Ses suivantes respectaient son silence.

À l'entrée d'Angélique, la duchesse releva vivement la tête. Ses mouvements avaient beaucoup de distinction mais cachaient mal une impulsivité native qui n'était pas sans charme et la rendait plus jeune encore.

– Ah ! Vous voici, madame, fit-elle. Je vous attendais. Dieu ! Comme je vous attendais ! Vous voici enfin !...

Ses yeux brillèrent d'une joie contenue.

– Vous êtes levée, dit Angélique, et j'espère remise de vos malaises ? Avez-vous passé une bonne nuit ? Mais je vous trouve encore très pâle.

– Ce n'est rien. Et j'étais en train de songer que je vous avais assez importunés, vous et monsieur votre époux, en occupant vos appartements privés. Désormais, je peux me déplacer, bien que je me sente encore, en effet, assez percluse. Le capitaine Simon vient de me dire que notre navire a été perdu corps et biens. Aucun espoir de ce côté-là. Mais en signant des traites, je pense que je pourrais trouver à m'embarquer avec mes filles sur un vaisseau qui nous conduira enfin à Québec.

– Ne parlez pas si hâtivement de départ, madame, dit Angélique qui songea aux projets élaborés pour les Filles du roi. Vous n'êtes pas encore vraiment guéries les unes et les autres.

– Alors, au moins, que je cesse de vous encombrer ici, chez vous. N'importe quelle baraque fera l'affaire. En partant pour la Nouvelle-France, j'ai mis le manque de confort au nombre des sacrifices à offrir à Notre-Seigneur. Je ne crains point l'austérité.

– On vous installera près de vos filles, dit Angélique, malgré vos désirs de mortification, je veillerai à ce que vous ayez tout le nécessaire.

Elle était soulagée que la duchesse de Maudribourg ait eu d'elle-même le tact de libérer l'appartement du fort. Cette jeune femme à la personnalité un peu étrange n'en avait pas moins assimilé l'excellente éducation que toute jeune fille de la noblesse recevait dans les couvents et, de plus, elle semblait naturellement portée à se soucier des sentiments et du bien-être d'autrui.

Elle avait légèrement souri aux paroles d'Angélique. D'un geste elle désigna la robe qu'elle portait :

– Encore une excuse à obtenir de votre obligeance. Voyez comme je me suis montrée indiscrète. Ne sachant comment me vêtir je vous ai emprunté cette robe.

– Vous auriez pu en choisir une plus seyante, dit Angélique spontanément. Celle-ci ne convient pas à votre teint. Vous avez l'air d'une conventuelle et d'une orpheline.

– Mais je suis une conventuelle, rétorqua la duchesse qui rit subitement, comme amusée, ne vous l'ai-je point déjà dit ? Et je suis aussi une orpheline, ajouta-t-elle d'un ton plus bas, mais avec simplicité.

Angélique se souvint des renseignements que lui avait donnés Joffrey de Peyrac à propos du mariage de cette jeune femme avec un vieillard, et elle éprouva un vague remords mêlé de pitié. Sous les dehors extrêmement assurés de la duchesse de Maudribourg, qui était, selon sa réputation, à la fois une savante et une femme d'affaires avisée, elle était peut-être seule à discerner une faille, quelque chose d'enfantin et de brisé. Elle ressentit le désir de la protéger et de la secourir, de la distraire aussi d'une vie qui lui apparaissait comme avant été bien austère.

– Je vais vous trouver une toilette plus gaie.

– Non, je vous en prie, fit l'autre en secouant la tête, laissez-moi, voulez-vous, laissez-moi porter le deuil de ces pauvres gens qui sont morts il y a deux nuits, sans sacrements. Quel affreux malheur ! J'y pense sans cesse.

Et elle mit son visage dans ses mains.

Angélique n'insista pas. Ces gens venus d'Europe ne vivaient pas encore au même rythme qu'eux tous. Elle se fit la réflexion que sans avoir ici le cœur plus dur, la vie vous poussait avec une telle intensité, le danger de mort était si quotidien, qu'on oubliait vite.

Les jeunes femmes et Pétronille Damourt se tenaient comme prêtes à quitter la chambre sur le seul ordre de leur maîtresse. Elles avaient tout parfaitement rangé et nettoyé, paraissaient calmes et remises de leur émoi de la veille. Le secrétaire à lunettes achevait d'écrire quelque chose, assis devant la table qui était habituellement la table de travail de Joffrey. Il avait emprunté la plume en aile d'albatros immaculée qui servait au maître des lieux, et cela déplut instinctivement à Angélique, bien qu'à la réflexion le pauvre secrétaire de la duchesse, dépouillé de tout, n'eût guère d'autre choix. Armand Dacaux, le secrétaire de la duchesse de Maudribourg, était sans âge. Sa légère corpulence et sa solennité un peu pédante devaient lui attirer la considération des gens simples. Pour une raison indéfinissable, il n'était pas sympathique à Angélique. Malgré ses manières affables et bon enfant, elle avait l'impression que c'était un homme qui n'était pas à l'aise avec lui-même et avec sa situation. Après tout, ce n'était peut-être qu'une impression. Et de toute façon le poste de secrétaire de hauts personnages, qui nécessite à la fois des qualités de servilité et de hardiesse, ne passait pas pour forger des caractères particulièrement épanouis.

– M. Armand fait le bilan de nos pertes, expliqua Mme de Maudribourg.

Malgré son annonce de déménagement, elle continuait de rester assise, les mains jointes sur ses genoux, et Angélique remarqua qu'un chapelet de buis s'entrecroisait à ses doigts.

– Quelque religieux de haut rang ne m'a-t-il pas fait demander ? s'enquit-elle tout à coup.

– Ici ? s'exclama Angélique. Mais, madame, nous sommes éloignés de toutes villes, ne vous l'ai-je point déjà dit ? Certes, il y a quelques jésuites itinérants en Acadie, les aumôniers de certaines concessions ou postes militaires...

Elle s'interrompit, prise d'une idée subite. Ambroisine de Maudribourg dit vivement :

– Mon confesseur a écrit et averti de ma venue toutes les autorités religieuses de Nouvelle-France. Précisément un de ces messieurs de la Compagnie de Jésus aurait déjà dû être prévenu que j'ai fait naufrage sur les côtes du Maine et se présenter pour nous apporter les secours de notre Sainte Religion.

– Ils sont peu nombreux et les distances sont grandes, fit remarquer vaguement Angélique.

La duchesse semblait tendre l'oreille.

– On n'entend pas sonner les cloches... murmura-t-elle. Comment savoir l'heure ?... J'aurais voulu assister à la Sainte Messe, mais l'on m'a avertie qu'il n'y avait même pas d'église ici.

– Nous aurons bientôt une chapelle.

Angélique était reconnaissante à Colin de lui permettre, in extrémis, de taire cette annonce.

– Comment pouvez-vous vivre ainsi sans jamais assister au divin Sacrifice ? interrogea la jeune « bienfaitrice » en la fixant avec une sorte d'étonnement candide. Vous n'avez même pas d'aumônier, me dit-on. Ainsi, tous ces gens vivent, meurent comme des bêtes, sans le secours des sacrements.

– Il y a un pasteur...

– Un réformé ! s'exclama la duchesse horrifiée, un hérétique !... C'est encore plus grave. N'est-il pas écrit dans la Bible : Fuyez l'hérétique après lui avoir fait une première puis une seconde réprimande... Sachez que quiconque demeure avec lui est aussi perverti.

– Soit, dit Angélique légèrement agacée, mais n'oubliez pas que notre perversion, à nous autres gens de Gouldsboro, nous garde charitables à notre prochain, ce qui après tout est le premier commandement du Nouveau Testament. Quoi qu'en dise votre fameux pilote Job Simon, nous ne sommes pas des naufrageurs et nous avons fait pour vous tout ce que nous pouvions.

Tout en échangeant ces propos avec Ambroisine de Maudribourg, elle allait et venait à travers la pièce, s'occupant de remettre quelques meubles en place. Quelle était donc cette étrange idée qui l'avait traversée tout à l'heure, quand la duchesse avait parlé d'un ecclésiastique de haut rang ?

Cela l'avait traversée comme un éclair. Quelque chose d'important... Elle ne pouvait plus se rappeler.

Elle ouvrit le coffret des pistolets et examina les objets qui complétaient la panoplie de l'écrin. Se remémorer l'attention de Joffrey pour elle lui mettait de la chaleur au cœur et la distrayait du souci que lui causaient les paroles de la duchesse. Elle avait conscience que celle-ci l'observait avec une curiosité attentive.

– Vous portez des armes, fit-elle remarquer. On dit même que vous êtes un tireur d'élite ?

Mme de Peyrac se tourna vivement vers elle.

– Décidément, vous savez beaucoup trop de choses sur moi, s'écria-t-elle. Par instants, il me semble que ce n'est pas le hasard qui vous a conduite jusqu'ici...

Mme de Maudribourg poussa un cri comme si elle avait été atteinte en plein cœur et voila son visage de ses mains.

– Que dites-vous ? Ce n'est pas le hasard ? Alors si ce n'est le hasard, qu'est-ce donc ? fit-elle d'une voix hachée. Je ne peux croire que ce soit la Providence, comme je l'espérais encore hier. Mais j'ai réalisé l'horreur du destin qui nous accable. Tous ces pauvres gens morts, noyés, déchiquetés si loin de leur pays. Il me semble que leur malédiction pèsera à jamais sur moi... Ah ! Si ce n'est le hasard qui nous a amenés sur ces rivages alors qui ? Sinon Satan lui-même, je le crains... Satan, oh ! Mon Dieu ! Comment trouver assez de force pour s'opposer à lui...

Elle parut faire effort pour reprendre contenance.

– Pardonnez-moi, fit-elle avec douceur, voulez-vous, madame ?... Je sens que je vous ai blessée tout à l'heure par mes questions et mes réflexions sur votre vie commune avec les hérétiques. Je suis trop impulsive et l'on me reproche souvent d'exprimer trop franchement mes opinions. Je suis ainsi. Je raisonne logiquement et je sais que je ne fais pas assez de place à l'instinct du cœur. Or, c'est vous qui avez raison, je le sais. Qu'importe qu'il y ait ici ou non une chapelle ?... Qu'est-ce que le rite sans la bonté ? Quand je parlerais toutes les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien... Et quand j'aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j'aurais même toute la foi jusqu'à transporter des montagnes, si je n'ai pas la charité je ne suis rien...

« C'est saint Paul qui a dit cela, saint Paul, notre maître à tous... Chère amie, voulez-vous me pardonner ?

Un cerne de souffrance assombrissait son regard magnifique où brillait comme une lumière émouvante. Angélique l'écoutait en s'interrogeant sur la personnalité ambiguë de cette femme trop douée et trop désarmée aussi. Une rigide éducation religieuse mêlée à d'abstraites études scientifiques l'avait fait vivre, semblait-il, en dehors de la réalité, dans une atmosphère mystique exaltée. Elle aurait été certes plus à sa place à Québec, reçue par l'évêque, les Jésuites et les conventines, que jetée sur les rivages indépendants de Gouldsboro.

La rude Amérique ne serait pas indulgente à cette fragilité. Derechef, Angélique en eut pitié.

– Je ne vous en veux pas, dit-elle. Et je vous pardonne volontiers. Vous avez le droit de vous informer des lieux où vous vous trouvez et de la façon dont vivent ceux qui vous accueillent. Moi aussi, certes, je suis impulsive et je dis tout à trac ce que je pense. Il n'y a pas de quoi vous émouvoir ainsi. Vous allez de nouveau vous rendre malade.

– Ah ! Que je suis lasse, murmura la duchesse en passant une main sur son front. Ici, je ne me sens plus moi-même. Cette chaleur, ce vent incessant, cette odeur de sel et de soufre qui vient de la mer et ces cris déchirants des oiseaux qui ne cessent de traverser le ciel en masse, comme des âmes en peine... Je voudrais vous avouer quelque chose qui m'est arrivé ce matin, mais vous allez vous moquer de moi.

– Non, je ne le ferai pas. Avouez !...

– Satan m'est apparu, dit la duchesse, très gravement, tandis que les autres se signaient avec effroi.

Certes, ce n'est pas la première fois, mais aujourd'hui il s'est présenté sous un aspect peu ordinaire : il était entièrement rouge...

– Comme mon ange ! s'écria Adhémar qui se passionnait pour ce genre de confidences et semblait presque les provoquer.

– Rouge et hideux, poursuivait la duchesse, et ricanant, hérissé de toutes parts comme une bête velue et puante. J'ai eu à peine le temps d'ébaucher un signe de croix et les paroles de la prière sacramentelle... Il s'est enfui par la cheminée.

– Par la cheminée ?...

– Mon ange aussi ! se récria aussitôt Adhémar ravi.

– Je n'ignore pas que Satan peut prendre toutes les formes et qu'il affectionne aussi le rouge et le noir, continuait la duchesse. Mais cette fois j'ai été particulièrement effrayée. Je me demande ce que cet aspect nouveau que le démon a décidé d'emprunter pour m'ébranler peut annoncer ? Quelques malheurs, quelques tortures, quelques tentations nouvelles à m'infliger... Vous comprendrez pourquoi je souhaitais recevoir les secours d'un prêtre qualifié, s'il s'en trouvait dans les parages, acheva-t-elle d'une voix, malgré elle,tremblante.

– L'aumônier du Sans-Peur est reparti, mais peut-être le père Baure est-il encore par ici. Un Récollet qui est aumônier de M. de Saint-Castine du fort Pentagoët.

– Un Récollet, protesta la duchesse, non, c'est trop inférieur...

Cependant, Angélique examinait l'âtre par lequel Mme de Maudribourg prétendait avoir vu le Prince des Ténèbres s'envoler. Il s'y trouvait des cendres car, malgré la chaude nuit de juillet, on y avait fait du feu pour la malade, et Angélique elle-même, la veille, y avait jeté une bourrée pour une flambée afin de donner à la rescapée qu'on amenait une impression d'accueil rassurante.

En se penchant, elle distingua l'empreinte d'un pied nu. L'odeur en effet flottait encore presque tangible, mais pour Angélique elle était familière : « Un sauvage, pensa-t-elle, qui s'est introduit ici avec son effronterie particulière !... Peut-être me cherchait-il. Qui peut-il être ? »

L'incident lui rappelait l'apparition de Tahoutaguète, l'envoyé des Iroquois, lorsqu'il avait pénétré dans le camp de Katarunk parmi ses ennemis Abénakis pour atteindre Peyrac. Malgré cette évocation des Iroquois dont les partis de guerre commençaient à faire peser leurs menaces sur la région, Angélique se sentait plutôt rassurée et même contente.

– Je crois que c'est toi qui as raison, dit-elle en riant à Adhémar, il s'agirait plutôt d'un ange.

– Je vois que vous ne prenez pas au sérieux ma vision, se plaignit la duchesse de Maudribourg.

– Mais si, madame, je suis persuadée que vous avez vu quelque chose... ou quelqu'un, mais je ne crois pas que ce soit un démon. Voyez Adhémar ! C'est un esprit simple mais à ce titre son instinct des choses supra-terrestres est assez juste !

Sur ces entrefaites quelques coups brutaux furent tambourinés à la porte. Les fils de Mme Carrère se présentèrent, envoyés par leur mère pour aider Mme de Maudribourg à son déménagement et la guider vers son nouveau logis.

La peau tannée par l'air marin et la vie libre de chasse, de pêche et de rudes travaux auxquels ils étaient soumis, ces petits garçons et adolescents avaient belle mine. Ils affichaient les façons décidées de ceux qui ont pris leur existence en charge, loin d'une société compliquée et étouffée par des siècles de civilités et de règles de politesse aussi pointilleuse qu'oiseuse.

– Où est-ce que sont les bagages ? s'enquirent-ils.

– Il n'y en a guère, fit la duchesse. Monsieur Armand, avez-vous terminé votre grimoire ?

Le secrétaire sabla ses feuillets, les roula en poussant un profond soupir, et se leva.

La compagnie descendit l'escalier de bois du fort.

Angélique, malgré les dénégations de la duchesse qui assurait qu'elle se sentait en parfaite santé, prit le bras de celle-ci afin de la soutenir. Bien lui en prit, car en arrivant au bas des marches, Ambroisine de Maudribourg défaillit de nouveau.

Elle avait des excuses.

Barrant la porte de l'entrée, se dressait devant elles, dans toute sa superbe, Piksarett, le chef des Patsuikett, Piksarett le grand Baptisé, le plus grand guerrier de l'Acadie.

C'était bien lui à n'en pas douter qui s'était présenté ce matin, sans ambages, aux yeux encore neufs et candides des nouvelles immigrantes. Qu'elles l'eussent pris pour un démon n'avait rien d'étonnant.

Il avait ce jour-là un aspect particulièrement effrayant. Vêtu d'un simple pagne, il était « matachié » des pieds à la tête de rouge sombre, d'écarlate et de violet, dont les zébrures semblaient se dérouler en tourbillons et volutes savantes autour de chacun de ses pectoraux, de son nombril, des muscles saillants des cuisses, des genoux et des mollets, ainsi que ceux du bras et de l'avant-bras. Le nez, le front, le menton, les pommettes n'étaient pas exempts de la même ornementation, ce qui lui conférait un masque d'écorché vif dans lequel brillaient vivement son sourire de belette carnassière et ses petits yeux perçants et moqueurs.

Angélique s'empressa de le reconnaître.

– Piksarett, s'écria-t-elle, quel plaisir de te revoir ! Viens, entre, accommode-toi. Assieds-toi dans cette salle voisine. Je vais te faire apporter des rafraîchissements. Jérôme et Michel t'ont-ils accompagné ?

– Ils sont là, annonça Piksarett, en retirant sa lance pour livrer passage aux deux inséparables5.

Ce nouveau renfort de plumes et de peintures barbares acheva de troubler les Filles du roi et leur bienfaitrice. Mais Mme de Maudribourg se ressaisit non sans mérite. Elle avait beaucoup de contrôle d'elle-même. On sentait que Satan lui-même ne pourrait lui faire perdre sa dignité devant les femmes simples dont elle avait la garde.

Même lorsque Piksarett s'approcha d'elles jusqu'à les toucher et posa une main péremptoire et graisseuse sur l'épaule d'Angélique, la duchesse réussit à ne pas broncher.

– Tu as attendu ma venue, tu ne t'es pas enfuie, c'est bien, constata Piksarett s'adressant à sa captive Angélique. Tu n'as pas oublié que j'étais ton maître car j'ai posé la main sur toi dans le combat.

– Je n'aurais garde d'oublier cela. Et où veux-tu donc que je m'enfuie ? Assieds-toi ! Nous allons parler ensemble.

Elle les introduisit dans la salle centrale du fort où il y avait des tables et des escabeaux. Puis revint vers les Françaises qui écarquillaient de grands yeux mais se rassuraient peu à peu.

– Je vous présente un grand chef indien très réputé, dit-elle gaiement. Vous voyez qu'il ne s'agit pas de Satan. Au contraire, il est catholique et même très fervent. Un grand défenseur de la Sainte-Croix et des Jésuites. Ceux qui l'accompagnent sont deux de ses guerriers, eux aussi baptisés.

– Des sauvages ! chuchota Ambroisine. Ce sont les premiers que nous voyons, quelle émotion !

Elles continuaient à considérer de loin avec un mélange d'effroi et de répugnance les trois Peaux-Rouges qui prenaient place bruyamment au comptoir, en regardant autour d'eux avec curiosité.

– Mais... ils sont affreux et terrifiants, reprit la duchesse. Et puis ils sentent terriblement mauvais.

– Ce n'est rien, on s'habitue. Ce n'est que de la graisse d'ours ou de loup-marin dont ils s'oignent le corps pour se protéger du froid l'hiver, des maringouins l'été. On s'habitue. Je pense que c'est lui que vous avez cru voir ce matin, dans un demi-sommeil, comme une apparition ?

– Oui... Je... je crois. Mais oserait-il pénétrer ainsi dans vos appartements sans s'annoncer ?

– Tout est possible avec eux. Les sauvages sont sans vergogne, et tellement glorieux d'eux-mêmes qu'ils ne comprennent rien aux civilités des Blancs entre eux. En revanche, je dois vous quitter maintenant pour les recevoir car ils se vexeraient. Terriblement.

– Faites, ma chère. Je comprends qu'il faille ménager ces indigènes pour le salut desquels nous faisons dans nos couvents tant de neuvaines. N'empêche, ils sont terrifiants. Comment pouvez-vous être aussi enjouée avec eux et supporter qu'ils vous touchent !

Les réticences de la duchesse amusaient Angélique.

– Ils sont grands rieurs, dit-elle. Il faut les honorer et rire avec eux. Ils n'en demandent pas plus.

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