Chapitre 11

Angélique prit ses deux pistolets. Ils étaient légers et sûrs. Leur maniement serait aisé, deux fois plus prompt que celui de n'importe quelle arme connue.

Elle noua la ceinture, l'attache de cuir surbrodé de filigrane argenté. Les armes pouvaient presque se dissimuler dans les plis de ses jupes. Leurs crosses de bois précieux incrustées de fleurs de nacre et d'émaux paraîtraient plutôt quelques bijoux inédits, ainsi que le sachet d'amorces et la bourse de balles, parés d'une élégance féminine. Angélique s'exerça à se saisir vivement de l'un ou l'autre des pistolets, à les armer avec dextérité. Elle s'accoutuma à l'utilisation de la « platine à miquelet » qui, bien qu'infiniment plus pratique que tout autre système, était nouvelle pour elle.

Maintenant qu'elle se sentait armée elle était plus tranquille.

Le petit chat avait sauté sur la table et portait le plus grand intérêt à ses agissements. Il suivait avec passion le mouvement de ses doigts sur l'arme, puis lui lançait un coup de patte furtif comme s'il eût voulu surprendre dans leur agilité ces petites bêtes mouvantes et infatigables : des doigts de femme. Puis il se sauvait d'un bond. Il réussit à s'emparer d'une balle, la fit rouler à travers la chambre, resta en arrêt longtemps, la queue droite, devant le meuble sous lequel le projectile semblait s'être réfugié.

Lorsque Angélique, passant à une autre occupation, se dirigea vers les coffres entreposés dans un coin de la pièce, il vint aussitôt tourner autour d'elle et, dès qu'elle eut soulevé un couvercle, il plongea à l'intérieur, se noyant dans les colifichets et les soies. Ici et là sa petite tête reparaissait triomphalement, coiffée d'un ruban ou d'une manchette. Angélique riait de son manège.

– Tu es drôle ! Tu ressembles à un petit garçon espiègle, maigre et vif, comme était Florimond jadis... Allons, ne me dérange pas... Va-t'en donc...

Vingt fois, elle le retira des caisses. Il retrouvait toujours le moyen d'y retourner, parfois à son insu. Elle ne pouvait s'empêcher de jouer avec lui, tant il était plein de vie et de personnalité. Sa présence de farfadet rendait l'atmosphère légère. Angélique ne songeait plus qu'à l'instant présent, plein d'agréables découvertes.

Ce matin, Joffrey lui avait fait remarquer, alors qu'elle faisait allusion à l'élégance de la duchesse de Maudribourg, et particulièrement à l'originalité de ses bas rouges...

– Des bas de cette sorte, il s'en trouve plusieurs paires dans nos marchandises venues d'Europe et que j'ai fait porter chez vous. Ne les avez-vous point recensées encore !

Et c'est vrai qu'il y avait là des merveilles, de quoi ravir la plus parisienne des femmes. Elle n'y avait pas pris garde, lorsqu'elle y avait fouillé dimanche avec fébrilité pour y chercher une robe à se mettre afin de se présenter dignement devant le gibet de Colin Paturel et l'échafaud de son jugement. Elle avait alors jeté son dévolu sur cette robe noire, à col de dentelles de Malines, qu'avait empruntée précisément ce matin la duchesse de Maudribourg. Et qui, dans sa sévérité, n'en était pas moins seyante et d'une grande richesse, par la beauté de son velours. Le reste des toilettes était à l'avenant, tout de matière choisie, séduisant par des nouveautés, des accessoires de prix. Elle découvrit avec émotion des atours de fillette et deux costumes de garçonnet, de solide lainage aux couleurs vives.

– On dirait que Joffrey lui-même a présidé à ce choix. Pourtant, je ne vois pas Erickson capable d'autre chose que d'embarquer ces marchandises. Mais Joffrey a dû conserver, tant à Paris qu'à Londres et dans toutes les capitales, des correspondants qui connaissent ses goûts et le servent avec soin. Quoi qu'il en dise et bien qu'il soit apparemment perdu aux antipodes du monde civilisé, il est demeuré le comte de Toulouse. Ah ! Quel homme que cet homme !

C'était peut-être pour cela qu'avec lui, bien qu'il fût banni, sans racines, sans attaches apparentes, on continuait à se sentir relié au monde ancien qui les avait rejetés.

Il réussissait à faire pénétrer jusqu'à eux par ses aspects les plus aimables, les plus consolants aurait-on pu dire, la civilité de l'Ancien Monde, son raffinement, ce qui demeurait de tangible et de bon, malgré les barbaries, les guerres, les injustices...

N'avait-on pas parlé de faïences de Delft ou de Gien, distribuées comme présents ce matin aux dames de Gouldsboro et qui, pour ces femmes exilées qui recommençaient leur existence entre quelques planches mal équarries, sur une grève perdue et sauvage, leur apportaient on ne sait quel gage de confort et de richesses futures.

Songeant à son mari et à ses idées merveilleuses, Angélique baisa impulsivement le vêtement qu'elle tenait en main et qui se trouvait être ce petit justaucorps de garçonnet. Honorine qui regrettait tellement de ne pas être un garçon se l'adjugerait sans réplique...

Un bruit de pas dans l'escalier.

Angélique se précipita le cœur battant.

Lui !...

Joffrey de Peyrac surgit accompagné d'un Espagnol qui portait un coffret de bois léger qu'il déposa sur la table devant Angélique avant de se retirer.

– Venez voir ce que je vous apporte, dit Peyrac. C'est un coffre à médecine pour y ranger vos fioles, pots d'onguents, sachets d'herbes et instruments de chirurgie. Le cloisonnement peut en être modifié selon la commodité. Je l'ai fait faire à Lyon. L'artisan a cru bon d'ajouter dans les enluminures qui le décorent saint Cosme et saint Damien, protecteurs des pharmacopées, afin de vous prêter assistance, et je pense qu'il a eu raison car lorsqu'il s'agit de sauvegarder la vie, aucune sorte d'intercession n'est à dédaigner, n'est-ce pas ?

– Certes, dit Angélique, j'aime beaucoup Cosme et Damien et je les aurai volontiers pour compagnons dans mes tâches.

– Et ces atours que vous déballez, vous plaisent-ils ?

– Infiniment. Il semblerait qu'un certain comte de Toulouse, doué d'ubiquité, se soit trouvé. là-bas, sur place, en Europe, pour en faire le choix.

– La parure féminine et son inépuisable fantaisie m'ont toujours paru un domaine extrêmement plaisant à encourager, à détailler. Vous avouerai-je qu'en Méditerranée et pendant cet épisode oriental de mon existence, je déplorais l'absence de cette aimable folie de la mode, parfois incommode mais qui en dit si long sur la personnalité de celles qui s'en préoccupent ? Quel plaisir j'éprouve désormais à pouvoir vous parer de nouveau !

– J'en suis ravie. Mais que puis-je faire de toutes ces robes au fond de nos forêts de Wapassou ?

– Wapassou est un royaume. Et vous en êtes la reine. Qui sait quelles festivités ne s'y dérouleront pas un jour ? Déjà ici même, vous avez vu que nous n'étions pas exempts de visiteurs de haut rang. Et puis je veux que vous éblouissiez Québec.

Angélique tressaillit. Elle avait pris dans ses bras le petit chat afin d'éviter à quelque soie précieuse ses griffes menues et le caressait machinalement.

– Québec ! murmura-t-elle. Irons-nous à Québec ?... Ce piège du roi de France ? Dans ce nid de nos pires ennemis de toujours, les dévots, les hommes d'Église, les Jésuites.

– Pourquoi non ?... C'est là-bas que tout se trame. Alors y aller ? Oui, je sais que j'y serai acculé tôt ou tard. Certes, je ne veux vous faire courir aucun risque. Je me présenterai avec navires et canons. Mais je sais aussi que la sensibilité française s'incline plus volontiers devant la beauté d'une jolie femme parée de toutes les grâces de la parure et de la beauté, que devant la menace guerrière. Et puis nous avons des amis là-bas et pas des moindres : le duc d'Arreboust, le chevalier de Loménie-Chambord, et même Frontenac, le gouverneur. Mon aide à Cavelier de la Salle a créé, qu'on le veuille ou non, une sorte d'alliance entre la Nouvelle-France et moi. M. de Villedavray me le confirmait tout à l'heure.

– Le gouverneur d'Acadie ? Quel genre d'homme est-ce ?

Peyrac sourit.

– Vous le verrez. Une sorte de Péguilin de Lauzun, mâtiné de Fouquet pour le sens des affaires et le dilettantisme, et un peu de Molière pour l'observation critique de ses congénères. Et aussi plus savant en toutes sortes de sciences qu'il n'en a l'air.

« Mais il me dit que c'est vous qu'il veut voir à Québec et il estime que c'est votre présence beaucoup plus que la mienne qui décidera de tout.

– Sans doute à cause de cette légende de la prophétesse sur la Démone de l'Acadie ?

Joffrey de Peyrac haussa les épaules.

– Il faut peu de chose pour cristalliser les passions populaires. Prenons les faits où ils en sont. L'opposition de l'Église est fondée désormais sur les éléments mystiques beaucoup plus importants que toutes les annexions que je pourrai faire, moi, de territoires, prétendument français. Il faut détruire ces appréhensions d'un autre âge.

Angélique soupira. Le monde était malade, mais qui le guérirait ? À cette conception d'une vie fondée uniquement sur le salut éternel et les forces surnaturelles, que pouvait en effet la matérialité froide des canons ?

Ce n'est pas par la force qu'on asservirait jamais l'âme de Québec l'intolérante, digne fille nouveau-née de l'Église catholique, apostolique et romaine.

Venus pour porter le salut aux sauvages et chasser l'esprit des Ténèbres des forêts païennes du Nouveau Monde, ses habitants gardaient au cœur un peu de l'esprit des chevaliers conquérants de jadis.

– Québec ?... Affronter la ville ? (Angélique était inquiète.) Pourrions-nous être de retour à Wapassou pour l'hiver ? Voyez, j'ai perdu l'habitude du monde, et il me tarde de retrouver Honorine.

– L'été est court, en effet. Nous devons d'abord mettre en ordre la Baie Française mais... À propos d'Honorine, la voyez-vous partir à la chasse dans ce justaucorps de gentilhomme ?

– Ces effets sont donc pour elle ?

– Oui, elle est entreprenante et hardie comme un jouvenceau. L'hiver, dans la neige, ses jupes de fillette entravent ses élans, et elle enrage de ne pas être aussi hardie que Barthélémy et Thomas. Ces costumes combleront ses rêves.

– Oh ! Oui ! Vous savez la deviner et la comprendre.

– Elle m'est chère et très proche, dit Peyrac avec un de ses sourires au charme singulier qu'il lui dédiait parfois lorsqu'il voulait la rassurer.

Et qu'il se préoccupât ainsi d'Honorine, en effet, lui apportait une joie de vivre qu'elle ne savait comment exprimer.

Le petit chat sauta des bras d'Angélique et, de là, sur un coin de table, où il se débarbouilla le museau avec détachement, d'un air de ne pas voir.

Angélique avait noué ses bras autour du cou de Peyrac. L'évocation d'Honorine resserrait la force de leur amour. Elle aurait pu être l'écueil, elle était devenue une raison de plus entre eux de se sentir liés indéfectiblement. Sa fragilité, qui leur avait été remise dans les tourments et la douleur, les contraignait à lutter coûte que coûte pour assurer son destin, à ne pas se laisser prendre aux pièges tapis en eux-mêmes, à toujours chercher à se dépasser, afin de ne pas décevoir l'attente innocente de l'enfant qui avait su inspirer leurs cœurs. Lorsque Angélique s'angoissait pour elle, pauvre petite bâtarde, la pensée que Joffrey de Peyrac l'avait prise en charge et l'aimait, calmait sa panique. « Parce que je suis votre père, damoiselle ! » Quel instant inoubliable ! Jamais elle n'avait eu autant qu'en cet instant la perception de la bonté profonde qui habitait le cœur de cet homme, que la vie, pourtant, et même son intelligence supérieure aux autres, auraient pu rendre intolérant, indifférent, voire cruel.

Il lui aurait été facile de dominer par le seul pouvoir de la force, de sa science, de son caractère audacieux, inventif, sans cesse en mouvement, en perpétuelle avance de développement. Il n'en avait pas moins gardé le goût d'accorder à la vie et à ses charmes l'attention nécessaire, réservant aux simples, aux faibles, la part qui leur était due, à la grâce de l'enfance, à celle des femmes, un intérêt spontané, comme à toutes choses vivantes qui méritent honneur et amour.

C'était cela qui faisait qu'on se trouvait si bien près de lui. Et Angélique s'émerveillait d'avoir, parmi toutes les créatures, su captiver et retenir cette personnalité d'homme hors du commun, à la fois intraitable et tendre, supérieure et modeste, dissimulée, ne se livrant pas, ne se dévoilant pas volontiers, mais sûre et droite d'intentions. Le drame récent l'avait prouvé, les obligeant tous deux, pour ne pas se perdre, à violenter la pudeur de leurs sentiments, à se mettre à nu l'un devant l'autre.

Angélique en retirait une extraordinaire impression de sécurité vis-à-vis de lui. L'angoisse venait d'ailleurs.

Elle laissa glisser ses mains le long des épaules de son mari. Le toucher, le sentir, lui était un réconfort, un bonheur, dont elle se demandait avec crainte comment elle pourrait en être privée et survivre.

Elle baissait la tête. Enfin elle interrogea avec hésitation.

– Vous allez être obligé de repartir, n'est-ce pas ? Afin de porter secours à ces officiels de Québec qui sont bloqués dans la rivière Saint-Jean par le navire de Phipps ?

Il lui releva le menton comme à une enfant triste qu'on regarde dans les yeux afin d'essayer de la consoler, de la convaincre.

– Il le faut. C'est une occasion à saisir de rendre service à ces mauvaises têtes de Québec.

– Mais enfin, dit-elle nerveusement, expliquez-moi une bonne fois pourquoi ces Canadiens nous en veulent tellement ! Pourquoi voient-ils en moi une démone, en vous un dangereux envahisseur de territoires français. Cet emplacement appartient par les traités au Massachusetts, vous l'avez acquis en bonne et due forme... Les Canadiens ne peuvent pourtant pas prétendre tenir tout le continent américain sous leur coupe.

– Mais si, ma chère ! C'est exactement leur ambition, à la fois nationale et catholique... Servir Dieu et le roi c'est le premier devoir d'un bon Français, et ils sont prêts à mourir pour cela, même s'ils ne sont qu'une poignée de quelque six mille âmes en face des deux cent mille Anglais du Sud. À cœur vaillant rien d'impossible ! Malgré les traités, ils continuent à considérer tous les territoires aux alentours de la Baie Française comme français. La preuve en est les nombreuses seigneuries et censives qui se maintiennent un peu partout : Pentagoët avec Saint-Castine, Port-Royal, etc., et chaque année le gouverneur de l'Acadie vient toucher ses redevances sur ses domaines. Intrusion qui ne complaît pas tellement à ces lointains sujets du roi de France. Avec le temps, les Acadiens ont fini par se considérer comme indépendants, un peu à l'image de Gouldsboro, c'est pourquoi Castine est venu me demander de grouper sous mon égide les différents colons qui peuplent la baie tant français qu'écossais ou anglais et qui s'y considèrent, chacun à part soi, comme chez lui de son plein droit.

« Évidemment si la chose a été commentée à Québec, je ne peux être là-bas en odeur de sainteté et encore moins auprès dudit gouverneur d'Acadie, surtout au moment où il vient ramasser les impôts de ses sujets récalcitrants. Aussi le tirer d'un mauvais pas me semble politique.

– Que lui est-il arrivé ?

– En représailles des massacres que les Abénakis menés par des Français ont perpétrés à l'Ouest, en Nouvelle-Angleterre, le Massachusetts a envoyé un amiral et quelques navires afin d'essayer de châtier tous les Français qui pourraient leur tomber sous la main. Quoique justifié, un tel projet ne pouvait qu'aggraver notre situation déjà précaire et ne mènerait à rien. C'est assagir Québec qu'il faudrait et non pas attaquer quelques petits propriétaires acadiens qui se cramponnent comme ils peuvent aux terres qu'ils ont reçues de leurs ancêtres et qu'ils font fructifier bon an, mal an. J'ai réussi à détourner l'amiral Sherrilgham, mais le Bostonien Phipps qui l'accompagnait n'a rien voulu entendre ; il a poursuivi seul et ayant eu vent que des officiels de Québec, dont le gouverneur d'Acadie Villedavray, et aussi l'intendant de la Nouvelle-France Carlon, et divers gentilshommes de renom se trouvaient à Jemseg, il est allé bloquer l'entrée de la rivière Saint-Jean. Il les empêche ainsi de descendre le fleuve et de reprendre la mer. M. de Villedavray qui ne tient pas en place a préféré s'échapper à pied par la forêt. Grâce au brouillard, il a pu monter à bord d'un morutier sans attirer l'attention des Anglais et se rendre ici pour me demander aide. Bien que me considérant comme un rival honni et un ennemi en puissance, il veut surtout sauver son navire que je soupçonne plein de précieuses pelleteries collectées au cours de sa tournée de gouverneur. J'aurais mauvaise grâce à lui refuser ce service.

« Si Phipps réussit à capturer ces gens ainsi que leurs navires et à les ramener prisonniers à Boston ou à Salem, cela ira jusqu'à Versailles, et le roi peut y voir le prétexte qu'il cherche précisément pour déclarer la guerre à l'Angleterre. Tous ici nous préférons notre paix boiteuse à un nouveau conflit.

Elle l'écoutait, en état d'alerte. Par sa bouche et bien qu'il nuançât les faits afin de ne pas l'effrayer, elle comprenait mieux la fragilité de leur situation et la charge qu'il assumait sur ses épaules.

Qu'il était seul, mon Dieu ! Pour quoi, pour qui voulait-il lutter ?... Pour elle, pour l'enfant Honorine, pour ses fils, pour les parias du monde qui étaient venus se mettre sous sa bannière, à l'ombre de sa force. Pour créer, pour avancer, pour bâtir et non détruire...

– C'est un des incidents classiques de la Baie Française avec sa faune humaine de toutes les nations, conclut-il. (Il eut un sourire.) Aucun traité n'en viendra à bout tant qu'il y aura de tels brouillards, de telles marées, de tels recoins de rivière pour s'y faufiler et s'y cacher de tous... C'est un pays de refuge et d'escarmouches, mais qu'importe, je vous y construirai un royaume...

– Y a-t-il quelque danger dans l'expédition que vous allez entreprendre ?

– C'est une promenade. Il s'agit seulement d'aider les Français, d'éviter que les Indiens de l'endroit n'entrent dans le conflit et, en somme, d'enlever à Phipps le butin auquel il avait quelque droit. Il sera furieux mais il n'est pas question que nous en venions aux mains.

Il la serra dans ses bras.

– J'aurais voulu vous emmener.

– Non, c'est impossible, je ne puis laisser seule Abigaël. Je lui ai promis que je l'assisterai dans ses couches, et... je ne sais pourquoi, je crains pour elle, et je sens qu'elle-même, malgré son courage, est inquiète. Ma présence la rassure. Je dois rester.

Elle secoua la tête à plusieurs reprises comme pour chasser la tentation qu'elle avait de se cramponner à lui, de le suivre coûte que coûte dans un désir impulsif, qu'elle n'analysait pas.

– N'en parlons plus, fit-elle courageusement.

Et elle alla s'asseoir dans le fauteuil. Le chat, comme décidant à ce signal qu'on avait assez joué et discouru, sauta sur ses genoux et se roula en boule.

Il paraissait si amical et content de vivre qu'il lui communiquait un peu de sa quiétude. « Honorine en sera folle », songea-t-elle.

Honorine ! L'angoisse à nouveau ! Son cœur se gonflait. Il allait partir et elle serait seule pour lutter. Contre quelle menace ?

Le navire inconnu entrerait-il en jeu, et les hommes qui le montaient et qui semblaient avoir reçu pour mission d'embrouiller leur destin ? Qui les envoyait ? Les Canadiens ? Les Anglais ?... Cela ne tenait pas debout. La situation avec leurs voisins était plus franche. Les Canadiens jetaient l'anathème, attaquaient. Les Anglais avaient d'autres chats à fouetter que de déranger un homme qui leur était utile et avec lequel ils avaient passé d'intéressants accords.

Alors ? Un ennemi personnel de Joffrey ? Un rival de commerce qui briguait la place, voulait sournoisement décourager les premiers occupants ? Déjà ne l'avait-on pas vendu en sous-main à Barbe d'Or ! Mais alors pourquoi s'attaquait-on à elle ? Elle se sentait si particulièrement visée qu'elle en était oppressée. C'était si fort qu'elle avait l'impression que si elle n'avait pas existé, Joffrey aurait pu demeurer en paix.

Elle ne put s'empêcher de le lui dire.

– Si vous ne m'aviez pas auprès de vous, la situation pour vous serait plus facile, je le sens.

– Si je ne vous avais pas près de moi, je ne serais pas un homme heureux.

Il regarda autour de lui.

– J'ai bâti ce fort dans la solitude. Vous aviez disparu de ma vie. Pourtant, tout au fond de moi, quelque chose n'acceptait pas l'idée de votre mort. Déjà d'avoir retrouvé Florimond et Cantor m'était comme un gage de je ne savais quelle promesse. « Elle vient, me disais-je tout bas, elle arrive, ma bien-aimée... » C'était fou, mais d'instinct j'ajoutais certains détails... pour vous... C'était juste un peu avant le temps où allais retourner en Europe, pour ce voyage où par hasard je rencontrerai sur un quai espagnol Rochat, qui me dirait : « La Française aux yeux verts, vous savez, celle que vous avez achetée à Candie... elle est vivante. Elle est à La Rochelle. Je l'ai vue là-bas, il y a peu... »

« Comment exprimer la joie foudroyante d'un tel moment ! Le ciel qui éclate !... Brave Rochat ! Je l'ai accablé de questions. Je l'ai comblé comme l'ami le plus cher... Oui ! Le destin a été clément pour nous, même s'il a pris parfois des chemins bien détournés.

Il vint lui baiser les deux mains.

– Continuons à lui faire confiance, mon amour.

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