Chapitre 4

– Dame Angélique ! Dame Angélique !

Reconnaissant la voix de Séverine, Angélique comprit tout de suite. Elle sauta hors de son lit, accompagnée d'un même bond par le petit chat éveillé. Un fracas indéterminé ébranlait l'alentour. La tempête ...

Séverine était sur le seuil, sa première jupe de droguet relevée en capote sur ses cheveux ruisselants.

– Dame Angélique, venez vite !... Abigaël...

– Je viens...

Elle rentra dans la chambre pour se vêtir et prendre son sac, d'ailleurs déjà prêt.

– Entre un instant. Essuie-toi un peu. Il pleut donc si fort...

La porte claqua derrière Séverine, avec violence.

– C'est l'orage, dit Séverine. J'ai cru que je n'arriverais pas à descendre jusqu'ici, il y a de véritables torrents qui dévalent la colline.

– Pourquoi n'a-t-on pas envoyé Martial ?

– Il n'est toujours pas là. Père non plus. On est venu le chercher hier soir pour une garde au nouveau fort et le long de la rivière. On avait signalé un parti d'Iroquois.

– C'est complet !

Et Joffrey qui était en mer. Et Martial qui devait bivouaquer sur quelque îlot avec Cantor et les autres. La tempête pourrait les retenir plusieurs jours et en attendant les mères auraient le temps de gagner quelques cheveux blancs. Enfin, pour conclure, on annonçait les Iroquois...

Abigaël, en proie aux premières douleurs, était seule avec le petit Laurier.

– Hâtons-nous... La pluie s'apaise, on dirait...

Le petit chat, queue dressée et tête penchée, avait suivi avec intérêt cet échange de répliques.

– Sois sage, lui dit Angélique en refermant la porte, et surtout ne cherche pas à me rejoindre, tu te ferais noyer dans la tornade.

Il n'y avait qu'une sentinelle au fort. Les autres hommes de garde avaient été requis pour la défense contre les Iroquois, encore qu'une attaque de nuit ne fût pas à prévoir. Mais il valait mieux attendre l'aube sur pied de guerre.

Heureusement, la pluie se calmait.

– Va réveiller Mme Carrère, enjoignit Angélique à Séverine. Et aussi, qu'un de ses garçons, s'il y en a un de disponible, coure au village indien pour ramener la vieille Vatiré.

Elle s'élança dans la nuit vers la demeure d'Abigaël.

Un vent humide et froid faisait courir des nuages énormes, grondants, boursouflés, d'un noir de suie, sur la grise texture d'un firmament lunaire. De temps à autre, des lueurs fuligineuses les traversaient et le bruit du tonnerre se mêlait au fracas de la mer en furie.

Angélique courant, le cœur oppressé d'une angoisse insoutenable, leva les yeux vers ce ciel inhumain. Elle ne savait pas pourquoi la nuit de Gouldsboro, cet été-là, lui semblait tellement effrayante.

– Mon Dieu, dit-elle dans un élan, mon Dieu, je vous en prie... Ayez pitié d'Abigaël.

Comme elle arriva à la cabane, le ciel creva de nouveau, en des trombes diluviennes.

Elle se jeta à l'intérieur.

– Me voici, cria-t-elle dès le seuil afin de rassurer la pauvre esseulée, dans la pièce voisine.

L'âtre était éteint. Le petit Laurier, assis, en chemise sur son lit, paraissait effrayé et grelottait.

– Monte dans le grenier de Séverine et va te mettre au chaud dans son lit, lui dit-elle. Dors de bon cœur. Demain tu auras du travail à courir dans toutes les maisons porter la bonne nouvelle.

Elle entra chez Abigaël et, tout de suite, la vit désemparée, fixant désespérément la porte par laquelle elle apparaissait.

– Ah ! Vous voici, vous voici, dit la jeune femme d'une voix hachée. Que vais-je devenir ?... Gabriel n'est pas là !... Et déjà je souffre tant qu'il me semble que je ne pourrai pas en supporter davantage.

– Mais non, mais non, ne vous mettez pas sitôt martel en tête.

Elle posait son sac et prenait la main d'Abigaël. Celle-ci s'y cramponna comme à une bouée, qu'elle était décidée à ne plus lâcher de peur de se noyer.

Sentant la douleur revenir, elle se crispa toute.

– Ce n'est rien, affirma Angélique de son ton le plus persuasif. Ce n'est qu'une douleur qui va et passe. Gardez votre courage, quelques secondes. Je ne vous demande que quelques secondes, Abigaël... Là, c'est bien. Voyez, cela s'éloigne déjà... comme l'orage...

Abigaël sourit faiblement. Elle se détendit et sa physionomie redevint plus calme.

– J'ai moins souffert cette fois, fit-elle, sans doute a cause de votre présence et de votre main guérisseuse.

– Non. C'est surtout parce que vous vous êtes moins effrayée et débattue. Vous voyez, tout est simple. Il suffit de ne pas avoir peur.

Elle voulut s'éloigner pour allumer le feu, car il faisait froid. Mais Abigaël la retint avec force.

– Non, non, je vous en prie, ne me quittez pas !

Elle paraissait prête à s'affoler de nouveau. Angélique comprit que la jeune femme avait besoin de sa présence pour garder le sang-froid nécessaire. Elle assura qu'elle ne la quitterait pas un seul instant.

– Est-ce bien vous, ma vaillante Abigaël, que je vois en cet état ? la gronda-t-elle doucement, je ne vous reconnais pas. Vous avez des épreuves plus grandes à traverser. Quel est ce sentiment d'effroi qui vous terrasse tout à coup ?

– Je suis coupable, dit la pauvre Rochelaise en frissonnant, j'ai trop reçu... des joies trop grandes. J'ai été trop heureuse dans les bras de Gabriel. Maintenant, l'heure est venue, je le sens, de payer ces jouissances coupables. Dieu va me punir...

– Mais non ! Mais non ! Ma chérie ! Dieu n'est pas si mauvais bougre...

La boutade tira Abigaël de son anxiété. Quoique saisie à nouveau d'une nouvelle contraction, elle ne put s'empêcher de rire.

– Oh ! Angélique, il n'y a que vous pour trouver des réponses pareilles.

– Quoi ? Qu'ai-je dit ? demanda Angélique, qui, dans son souci, n'avait pas pris garde à ses paroles. Oh ! Abigaël, voyez comme tout va à loisir désormais. Vous venez d'avoir une douleur et pourtant vous riez presque...

– Il est vrai que je me sens beaucoup mieux... Mais n'est-ce pas le signe que le travail se fait mal et s'arrête ?... interrogea-t-elle, de nouveau effrayée.

– Non, au contraire, vos contractions sont plus amples et plus profondes parce que vous ne vous y opposez plus. Ce sont nos peurs qui grossissent nos difficultés. Pourquoi essayer d'interpréter la justice de Dieu, notre créateur ? Dites-moi, mon amie chérie ? Si je me fie simplement aux conseils que nous avons reçus à ce sujet de l'Ancien et du Nouveau Testament, « Croissez et multipliez... Aimez-vous les uns les autres, », je ne vois pas en quoi réside votre culpabilité. Je me souviendrai plutôt que le roi David dansait devant l'Arche et que les choses sacrées doivent se faire dans la joie. Concevoir la vie c'est aussi quelque chose de sacré et aussi la naissance d'un enfant. Alors, écoutez-moi et croyez ce que je vous dis. Vous avez bien servi Dieu en concevant cet enfant dans la joie. Maintenant servez-LE encore en accomplissant avec courage et bonheur ce qu'Il vous demande aujourd'hui : amener à la vie un nouvel être pour le glorifier...

Abigaël l'avait écoutée avec avidité.

Ses yeux maintenant brillaient doucement et sa physionomie était transformée, retrouvant sa sérénité habituelle.

– Vous êtes merveilleuse, chuchota-t-elle. Vous me dites exactement ce que j'avais envie d'entendre. Mais ne me quittez pas, ajouta-t-elle puérilement et retenant encore la main d'Angélique.

– Il faudrait pourtant que j'allume ce feu...

« Mais que fait donc Mme Carrère, songeait-elle. Elle n'est pourtant pas femme à craindre de mettre le nez dehors quand il pleut. Que se passe-t-il ? Ce n'est pas normal... »

Les minutes comptaient double. Le temps paraissait interminable. Elle n'osait quitter le chevet d'Abigaël. Bien qu'apaisée et désormais pleine de courage, l'accouchée entrait dans une phase plus critique. Les douleurs se faisaient plus longues et rapprochées.

Enfin Angélique perçut avec soulagement un bruit à la porte. Mais Séverine surgit seule transformée en noyée.

– Où est Mme Carrère ? jeta Angélique. Elle ne vient pas. Pourquoi ?

– On n'arrive pas à la réveiller.

Séverine paraissait complètement désemparée.

– Comment, on ne peut pas la réveiller ? Qu'est-ce que cela signifie ?

– Elle dort ! Elle dort ! dit Séverine, effarée. On l'a secouée, on a tout essayé. Elle dort, elle ronfle, il n'y a rien à faire.

– Et la vieille Vatiré ?

– Un des garçons est parti pour le village.

– Qu'arrive-t-il ? interrogea Abigaël, en ouvrant les yeux et en s'agitant de nouveau. Est-ce qu'il y a quelque chose qui ne va pas ? Est-ce que l'accouchement se déroule normalement ?

– Mais oui. Réellement, ma chérie, je n'ai jamais vu un accouchement se présenter aussi facilement.

– Pourtant l'enfant est en siège.

– Une facilité de plus si vous êtes courageuse. Quand le moment sera venu donnez tout votre effort et ne vous arrêtez pas.

À voix basse elle glissa à Séverine.

– Va chercher la plus proche voisine. Bertille...

La pauvre Séverine se replongea dans l'obscurité, renonçant à ramener sa jupe sur sa tête pour se protéger des trombes d'eau qui déferlaient. Elle revint peu après.

– Bertille ne veut pas venir. Elle dit qu'elle a peur de l'orage. Et puis aussi qu'elle n'a jamais vu d'accouchement... Et puis aussi qu'elle ne peut pas laisser Charles-Henri tout seul. Son mari est à la garde.

– Alors va chercher Rébecca, Mme Manigault, n'importe qui, il faut pourtant que quelqu'un m'aide.

– Moi, je puis vous aider, dame Angélique.

– Oui, c'est vrai après tout, aide-moi. Nous n'avons plus de temps maintenant. Allume le feu, mets de l'eau à bouillir. Ensuite tu changeras tes vêtements, ma pauvre petite.

– C'est une bonne enfant, dit doucement Abigaël en regardant dans la direction de la fillette.

Son calme maintenant était surprenant. Séverine fit une flambée, accrocha un chaudron, et alla passer une robe sèche, avant de revenir porter à Angélique un escabeau afin qu'elle pût s'asseoir. Elle apporta un autre escabeau pour disposer les instruments dont Angélique eût pu avoir besoin. Angélique lui donna un sachet de simples à faire infuser.

« Pourvu que Vatiré arrive à temps », songeait-elle.

On voyait maintenant que l'enfant était très descendu.

– Je sens une grande force qui m'envahit, dit Abigaël en se redressant soudain et en prenant appui sur ses coudes.

– C'est le moment. Courage ! ne vous arrêtez pas...

Angélique se retrouvait tout à coup sans savoir comment tenant par les pieds un petit paquet rougeaud et luisant, et dans son élan, l'élevant comme une offrande.

– Oh ! Abigaël, fit-elle, oh ! Ma chérie ! oh ! Votre enfant ! ...Regardez ! Regardez-le...

Le cri du nouveau-né éclata en fanfare. Angélique, saisie d'un tremblement, ne s'apercevait même pas, dans son émoi, que des larmes coulaient sur ses joues.

– C'est une fille, dit Abigaël d'un ton d'indicible joie.

– Qu'elle est belle ! s'exclama Séverine, qui se tenait toute droite, les bras levés, les doigts écarquillés comme un « ravi » de crèche de Noël. Et elle se mit à rire d'un grand rire émerveillé.

« Quelle idiote je fais ! pensa Angélique. Elles sont la toutes deux, naturelles et heureuses, et c'est moi qui pleure »...

Vivement, elle coupa le cordon et enveloppa le bébé dans un châle.

– Tiens-la, dit-elle à Séverine. Prends-la dans tes bras. ,

– Quelle belle chose que la naissance d'un enfant ! dit Séverine en extase. Pourquoi ne veut-on pas qu'on regarde ?...

Elle s'assit sur un escabeau, serrant contre elle le précieux fardeau.

– Qu'elle est belle, cet amour ! Elle s'est calmée des que je l'ai prise.

La délivrance vint sans difficultés. Le bébé était menu. La mère n'avait même pas été déchirée.

La promptitude avec laquelle s'achevait heureusement cette parturition, qu'elles avaient beaucoup appréhendée, les laissait bouleversées.

– Je tremble toute, dit Abigaël, je ne peux pas me retenir de claquer des dents.

– Ce n'est rien. Je vais vous mettre des galets chauds aux pieds et vous vous sentirez mieux.

Elle courut à l'âtre.

– Et maintenant à vous d'admirer votre fille, dit Angélique lorsqu'elle vit son amie réchauffée, bien bordée, appuyée paisiblement à ses oreillers. Elle prit l'enfant des bras de Séverine et la posa dans ceux d'Abigaël. Elle semble sage et belle comme sa mère. Comment la nommerez-vous ?

– Élisabeth ! En hébreu, cela veut dire Maison de la joie.

– Est-ce que je peux voir ? interrogea la petite voix de Laurier du haut de son grenier.

– Oui, mon garçon, et viens nous aider à installer le berceau.

La pluie continuait à crépiter sur le toit, mais dans la petite maison de bois son bruit fracassant ne parvenait pas aux oreilles de ceux qui s'empressaient éblouis autour du nouveau-né.

– Je meurs de faim, s'écria tout à coup Séverine.

– Moi aussi, convint Angélique. Je vais vous faire une chaudrée, et nous la mangerons ensemble avant de retourner au lit.

Maître Berne rentra pour trouver la table mise avec la plus belle nappe, les bougeoirs d'argent et les chandelles blanches de cire d'abeilles, et la vaisselle des grands jours autour d'une soupière fumante. Toute la maison était éclairée, le feu pétilla dans l'âtre.

– Que se passe-t-il ? interrogea-t-il en posant son mousquet contre la porte. On se dirait à un repas d'Épiphanie !...

– L'Enfant Jésus est là, cria Laurier. Viens voir, père !

Le pauvre homme n'en revenait pas. Il n'arrivait pas à se persuader que tout s'était accompli sans dommage, que l'enfant était là, qu'Abigaël était saine et sauve. Son bonheur était tel qu'il ne pouvait parler.

– Et les Iroquois ? interrogea Abigaël.

– Pas traces d'Iroquois, ni même de parti de guerre quelconque, abénakis ou autre. Je voudrais bien savoir qui s'est amusé à nous faire courir ainsi par cette nuit d'enfer !...

Un peu plus tard Angélique quitta la famille heureuse et reprit le chemin du fort. L'aube n'était pas loin, mais la nuit demeurait encore profonde à cause des énormes nuages qui s'amoncelaient dans le ciel. Cependant l'averse avait cessé. Un calme surprenant succédait au charivari du vent et du tonnerre. La nature, épuisée, semblait haleter, et sur le bruit de mille ruissellements, le chant des grillons s'éleva soudain, comme un orchestre célébrant la fin de la tempête avec une stridence triomphante.

À mi-chemin, Angélique croisa un jeune garçon trempé qui balançait une lanterne. C'était le fils aîné de Mme Carrère.

– Je viens du village indien, dit-il.

– Tu ne ramènes pas la vieille Vatiré.

– Même sur mon dos je n'aurais pu vous la ramener. Elle avait troqué de l'alcool avec les marins ces temps derniers et je l'ai trouvée saoule à mort...

Загрузка...