Chapitre 22

Joffrey de Peyrac décida aussitôt :

– Si l'ours est présent, il faut l'embarquer immédiatement, c'est l'occasion ou jamais. Mister Kempton, êtes-vous prêt à prendre la mer dès ce soir ?

Yes, Sir ! J'ai fait porter mes bagages au port ce matin comme vous me l'aviez recommandé. Et j'ai les pieds usés d'avoir couru après ce bandit qui ne devait pas être si loin et qui a dû bien se moquer de moi derrière un arbre.

Mr Willoagby s'avançait sans se presser, s'arrêtant de temps en temps pour retourner un caillou, se dressant à d'autres sur les pattes de derrière pour flairer et jeter alentour un regard olympien.

– Je vais vous faire payer vos fredaines, Mister, grommela le colporteur préparant une laisse pour s'emparer du volage.

Cependant l'atmosphère avait changé subitement et l'on s'activait avec diligence, selon un plan prévu. Il avait été décidé que dès que l'ours, membre important de l'expédition, aurait été retrouvé, un premier contingent d'embarcations plus lentes prendrait la mer, entre autres la grosse chaloupe qui avait amené les Acadiens et leurs sauvages, et qui les remmènerait avec cette fois armes et bagages, plus le colporteur et son ours, Mateconando, ses guerriers et sa fille, les deux Patsuikett, M. d'Urville et son beau-père indien, M. de Randon, etc. Cette flottille hétéroclite pourrait attirer la méfiance des Anglais. Peyrac et ses navires, plus rapides, les rejoindraient alors qu'ils auraient déjà pris position, pour débarquer aux environs de l'estuaire de la Saint-Jean.

Les Indiens alertés se réunirent aussi, et leurs jacassements habituels firent monter aussitôt le diapason. Castine se troublait. Il tenait doucement aux épaules la jeune Mathilde et lui murmurait en abénakis des paroles d'amour. Elle le regardait en souriant gravement, le rassurait de quelques mots sages. Ce n'était pas une expédition guerrière, disait-elle, à peine une promenade, et l'on rapporterait de ce pays fou du dieu Gloosecap toutes sortes d'histoires nouvelles, de trésors inconnus, d'alliances rassurantes, de cadeaux inattendus.

Cependant, celui qui avait provoqué ce remue-ménage par sa venue, l'ours Willoagby, ne semblait pas avoir tout à fait compris la gravité de l'heure. Avec beaucoup de souplesse et un flegme tout britannique, il se dérobait aux invites de son maître de se laisser enchaîner, puis traîner sur une barque, chose qu'il n'avait jamais beaucoup appréciée. Après quelques essais infructueux, Élie Kempton commença à s'énerver.

– En voilà assez ! cria-t-il en retournant brusquement son chapeau pour mettre la boucle par-derrière, ce qui était signe chez lui de grande colère. Willoagby, vous n'allez pas vous jouer plus longtemps de gens respectables ! Vous n'êtes qu'un ours après tout !...

Pour toute réponse, l'ours galopa lourdement à travers les groupes des Indiens qui s'égaillèrent avec des cris et des rires bruyants puis, se retrouvant subitement devant le père Maraîcher de Vernon, il se dressa de toute sa taille et lui posa lourdement sur les épaules ses dangereuses pattes griffues.

Le Jésuite ne cilla point et resta ferme. Il connaissait ce compagnon insolite qu'il avait embarqué naguère comme passager à la Nouvelle-York et il le salua courtoisement en anglais. Cependant, bien que de haute taille, l'ours dressé le dépassait quelque peu, et sa gueule rouge aux crocs aigus se balançait à quelques pouces du visage du religieux.

Les rires cessèrent, et Angélique se rapprocha, anxieuse.

Gavé de fruits, de grand air et de liberté, l'ours semblait être redevenu sauvage. Il s'écarta tout à coup et se tint devant le Jésuite en se dandinant et en grommelant, les pattes écartées comme s'il se préparait à le saisir et à l'enserrer.

– Il veut se battre, s'exclama Kempton. Ah ! Avez-vous jamais vu un ours aussi vif et badin ? Il trouve qu'on ne l'a pas assez regardé comme cela. Quel comédien ! Il veut lutter avec vous, Merwin.

– Non ! cria nerveusement Angélique, ce n'est pas prudent. Vous ne voyez donc pas que cette bête est très excitée ?

Mais le père de Vernon ne semblait pas troublé. Il considérait son redoutable interlocuteur avec bonhomie et souriait à demi. Ce n'était pas la première fois que l'ours le provoquait au combat.

– Battez-vous avec lui, Merwin, insista le colporteur. Sinon on n'en viendra pas à bout. Vous pouvez bien faire cela pour lui, non ? après tout ce qu'il a fait pour vous...

On pouvait se demander quels services particuliers Mr Willoagby, l'ours, avait rendus au patron du White Bird. Mais le petit colporteur du Connecticut jugeait l'existence d'après une optique très particulière, au centre de laquelle se trouvait son ami et compagnon d'enfance : l'ours.

Cependant l'ours s'inquiétait. Il paraissait déçu. N'avait-on pas d'amitié pour lui, surtout celui-ci qui avait toujours été, il en gardait le souvenir, un bon et franc adversaire.

All right ! décida le Jésuite.

Il ôta son manteau qu'il confia au petit Suédois, rejeta les mocassins qu'il chaussait afin d'être pieds nus, et troussa sa soutane dans sa ceinture dégageant ses mollets maigres et noueux. Puis il se mit en garde devant l'ours.

Celui-ci poussa un grognement de satisfaction qui fit passer un frisson d'inquiétude parmi les spectateurs.

– En juillet l'ours est en rut, fit quelqu'un. Le Jésuite est fou.

– Qu'importe ! Le Diable, son maître, le soutiendra, lança le révérend Patridge avec un éclat de rire sardonique.

La foule s'était rassemblée en cercle étroit et compact. Même les Indiens se taisaient. Les hauts bonnets noirs et pointus des Mic-Macs oscillaient, groupés en masse attentive.

Tous les regards étaient fixés sur ce spectacle inattendu. Un fauve dressé dans toute sa force sauvage et un homme aux mains nues, prêts à s'affronter. Un seul coup des redoutables griffes pouvait ouvrir un ventre, défigurer à jamais. Mr Willoagby, dans ses joutes habituelles, n'en faisait pas usage. Kempton les lui avait un peu rognées. Mais aujourd'hui on s'avisait qu'elles semblaient particulièrement aiguisées, peut-être parce que l'ours paraissait moins bonhomme qu'à l'habitude. Il grognait en se dandinant et son œil avait un reflet rouge.

Tout à coup il fonça. Son adversaire se déroba à cette première attaque et en profita pour lui envoyer de côté une violente bourrade. L'ours ne sembla pas incommodé et fit demi-tour. Mais déjà Vernon Merwin lui envoyait dans le ventre un coup de genou violent. Mr Willoagby le reçut avec l'impassibilité d'un tronc d'arbre. Cependant, il marqua un temps d'arrêt. Merwin le contourna vivement et s'appuyant du dos à l'énorme dos velu commença à lui donner des bourrades et des coups de reins pour essayer de le déséquilibrer et le faire retomber sur ses pattes. L'ours résista, puis, à son tour, il essaya de repousser du dos son adversaire. S'il y parvenait et tombait sur lui il l'écraserait.

L'homme résistait, les. pieds arc-boutés, dans le sable. Pendant un moment ils furent ainsi dos à dos, luttant à celui qui déséquilibrerait l'autre.

Élie Kempton trépignait, jubilait, se frottait les mains.

– Ça commence bien. Wonderfull ! Ils sont extraordinaires ces deux-là !

Les gens commençaient à se rassurer, à se passionner.

– Je parie pour le Jésuite.

– Non, c'est impossible. L'autre est trop lourd...

Subitement, le père de Vernon se déroba à sa positon incommode d'un vif glissement de côté, et l'ours, entraîné par son poids, tomba en arrière. Il se releva aussitôt en roulant de côté et se retrouva sur ses quatre pattes. Il paraissait interloqué.

Le jésuite l'attendait à quelques mètres. Mister Willoagby regarda autour de lui d'un air mécontent.

Tout à coup il prit le galop, comme un boulet, fut sur l'homme qu'il projeta presque en l'air, l'envoyant rouler à quelques pas.

– L'ours aussi sait ruser, fit remarquer un des spectateurs à mi-voix.

Merwin demeurait à demi étendu, la face dans le sable, sans doute étourdi par le choc.

– Il a son compte.

– Vaincu, Merwin ? interrogea Kempton.

Willoagby, content de lui, commença à donner des signes de victoire. Il se rapprocha, en se dandinant, du corps immobile, le flaira. Se recroquevillant brusquement, Merwin lui lança ses deux pieds dans le museau et, sous l'effet de la détente, l'ours lui-même recula, puis il s'enfuit littéralement et se tint à l'autre bout du cercle formant arène, en grognant de douleur.

– Vous n'auriez pas dû faire cela, Merwin, lança Kempton, mécontent. Ces bêtes ont le museau très sensible...

– Est-ce qu'on se bat, oui ou non ? grommela le jésuite qui se relevait, haletant. Lui non plus ne me fait pas quartier.

– Attention, cria-t-on.

L'ours fonçait à nouveau, et le père de Vernon évita le choc de justesse. Ce fut ensuite une série de passes et de joutes où la vivacité du Jésuite compensait, mais de plus en plus difficilement, les coups de boutoir, les assauts ou, au contraire, la force d'inertie de son énorme adversaire.

Tour à tour dressé pour mieux dominer l'ennemi, ou se remettant sur ses quatre pattes afin de se déplacer plus rapidement, l'ours faisait montre d'une intelligence quasi humaine dans sa tactique. La vaillance de l'homme, son audace, sa connaissance de la bête, sa force et sa souplesse hors du commun forçaient l'admiration.

C'était un beau combat.

Mais la tension montait. On ne pouvait se défendre d'une certaine anxiété.

– Mettez les pouces, Merwin, conseilla le colporteur. Cela vaudrait mieux pour vous !

Les longs cheveux noirs du jésuite balayaient son visage en sueur.

Il ne parut pas entendre. La lumière du soir commençait à répandre des lueurs safranées. Le teint de Jack Merwin avait une transparence ivoirine, mais on eût dit qu'il souriait, tandis que ses yeux au reflet minéral pétillaient soudain d'une sorte de gaieté qui le transformait.

Ce fut à cet instant que l'ours le prit dans ses bras. Un cri jaillit de l'assistance.

– Attention ! Il va l'étouffer !

La longue silhouette en soutane noire paraissait disparaître entre les pattes énormes.

Heureusement, Willoagby estimant avoir remporté la victoire lâcha son adversaire. Celui-ci glissa à terre et ne bougea plus. L'ours commença à regarder autour de lui avec fierté afin de recueillir les applaudissements.

Presque aussitôt il vacilla et s'écroula à son tour en soulevant un nuage de poussière.

L'ecclésiastique se dégageait non sans peine de la masse velue qui l'avait à demi écrasé dans sa chute.

Il se releva et s'épousseta d'un air flegmatique.

– Continuons-nous, Mister Willoagby ? interrogea-t-il en anglais.

Mais l'ours ne bougeait plus. On eût dit un énorme roc moussu, échoué là pour l'éternité. Ses yeux demeuraient clos.

Les gens étaient dans la stupeur de ce retournement subit de la situation.

– Hé, que se passe-t-il ? interrogea le petit colporteur du Connecticut éberlué, en se rapprochant avec inquiétude. Willoagby, mon ami !... On dirait que vous n'êtes pas bien ?...

L'ours ne bronchait pas. Il était parfaitement inerte. Difficile de croire que quelques secondes auparavant il évoluait en grognant sous l'admiration attentive des badauds.

Élie Kempton, atterré, le contourna, ne pouvant en croire ses yeux. Puis il éclata en imprécations.

– Vous l'avez tué, maudit papiste, hurla-t-il en s'arrachant ses quelques touffes de cheveux grisonnants. Mon ami, mon frère ! Quel affreux malheur ! Vous êtes un monstre, une brute sanguinaire, comme tous vos maudits papes.

– Vous exagérez, old boy, protesta Merwin. Regardez dans quel état je suis moi-même. Vous savez très bien que tous les coups que je pouvais lui donner ne lui font pas plus d'effet qu'une piqûre d'insecte. Je me suis contenté de l'attraper par la patte pour le faire chavirer.

– N'empêche qu'il est mort, sanglota Kempton, désespéré. Vous êtes une brute, Jack Merwin, un buveur de sang comme tous vos semblables. Jamais je n'aurais dû l'autoriser à vous affronter, vous, un Jésuite ! Vous l'avez tué, cette bête innocente, avec vos magies sataniques.

– Trêve de sottises ! s'impatienta le Jésuite. Il ne peut avoir grand mal, je m'en porte garant. Je ne comprends pas pourquoi il ne bouge pas.

– Parce qu'il est mort, vous dis-je, ou mourant... Milady ! Milady ! supplia le colporteur tourné vers Angélique, vous qui êtes guérisseuse, faites quelque chose pour ce pauvre animal.

Angélique ne pouvait se dérober à la prière du colporteur anglais, bien qu'elle fût assez embarrassée.

Elle n'avait encore jamais eu l'occasion de soigner un ours de cette taille. Elle non plus ne comprenait pas le mal qui avait pu terrasser si brusquement Mister Willoagby. Le père de Vernon avait raison quand il disait que les coups qu'il lui avait assenés, bien qu'il fût un boxeur et un lutteur fort redoutable pour un être humain, ne pouvaient guère importuner une pareille énorme masse capitonnée de graisse et de poils.

Elle envisagea le coup qu'il avait reçu sur le museau et qui avait paru le faire souffrir et elle s'agenouilla sur le sable tout près de la bête allongée et inerte dont la tête semblait fort petite et fine en contraste avec le cou trapu, et l'échine monstrueuse. Avec délicatesse, elle lui tâta le nez qui lui parut tiède et souple. Il n'y avait pas de sang. Elle le caressa à plusieurs reprises, remontant vers le front comme on flatte un chien. Penchée, elle observait les paupières closes dans l'entremêlement des poils. L'une d'elles parut frémir, puis s'entrouvrit, laissant filtrer vers Angélique un regard si humain et si triste qu'elle en fut bouleversée.

– Que vous arrive-t-il, Mister Willoagby ? l'interrogea-t-elle avec douceur. Oh ! Je vous en prie, dites-le-moi...

Il cilla légèrement, et elle eût juré qu'une larme glissait le long de son museau. Puis un profond soupir souleva la poitrine de l'ours et il referma les yeux comme dans un refus de considérer désormais un monde si amer.

Angélique se redressa et alla vers Kempton et le père de Vernon, qui attendaient côte à côte avec anxiété.

– Écoutez, dit-elle en anglais à mi-voix, peut-être me trompé-je, mais je vais vous donner mon opinion. Je crois qu'il n'a rien, seulement il est terriblement vexé. Cette chute, cette défaite alors qu'il se croyait vainqueur...

– Oh ! Mais oui, sans doute avez-vous raison, s'exclama Élie Kempton illuminé, j'avais oublié : cela lui est déjà arrivé une fois !... On n'a pas pu le bouger de trois jours !

– Trois jours ! Nous voilà bien, fit Peyrac en éclatant de rire.

– Et vous riez, s'indigna le colporteur. Mais ce n'est pas drôle du tout. Et je vous ferai remarquer que votre expédition de la rivière Saint-Jean est à l'eau !... C'est votre faute aussi, Merwin. Vous l'avez mis à plusieurs reprises dans une posture ridicule, surtout vous lui avez fait mal au nez. Je comprends qu'il soit vexé.

M. de Villedavray qui n'entendait pas l'anglais demanda ce que l'on tramait. On le lui dit. Il explosa.

– Comment ! On ne peut pas partir sans l'ours ? Le sort des hauts fonctionnaires de Québec dépend maintenant de la bonne volonté d'un ours !... C'est intolérable ! Monsieur de Peyrac, je vous somme de donner à cet ours l'ordre de se relever immédiatement ou bien... JE BOUDE ! ...

– Croyez que j'aimerais vous satisfaire, monsieur, dit Peyrac avec sang-froid, mais l'affaire ne me paraît pas simple.

Il considéra l'immobilité quasi minérale de Mr Willoagby qui paraissait endormi pour l'éternité.

– Peut-être pourrait-on essayer de panser son amour-propre de quelque façon, proposa Angélique. Si vous faisiez le mort, Merwin ? ajouta-t-elle en se tournant vers le père jésuite. Il se croira vainqueur et...

– Bonne idée, approuva Élie Kempton, enthousiaste. Je le connais ! Il a un cœur d'or. Mais il ne peut admettre d'être moins fort qu'un homme. Et, en effet, c'est illogique. Vous devriez être mort, Merwin. Faites comme si vous l'étiez...

All right ! accepta le jésuite.

Il se laissa choir de tout son long devant l'ours, la face contre terre, et ne bougea plus.

Le colporteur pressait son ami de rouvrir les yeux afin de contempler ce triste spectacle.

– Regardez ce que vous avez fait, Mister Willoagby ! N'est-ce pas une pitié ? Vous l'êtes l'ours le plus fort du monde... Vous lui avez donné une leçon a cet arrogant. Mais voyez donc ! Il ne bouge plus. Il ne s'en remettra pas de sitôt. Cela lui apprendra à vouloir se battre avec Mister Willoagby... L'ours le plus merveilleux, le plus fort, le plus imbattable du monde...

– Mister Willoagby, insistait Angélique en caressant l'ours, considérez votre victoire. Comment saura-t-on que vous êtes le vainqueur si vous ne vous relevez pas ? Comment saura-t-on que vous êtes l'ours le plus fort du monde ?

Sur ces entrefaites, le petit chat vint mettre son grain de sel. Il surgit inopinément dans l'arène et, avant qu'on ait pu l'en empêcher, vint donner quelques petits coups de patte insolents sur la truffe du museau de l'ours. Angélique l'écarta, mais la bestiole revenait à la charge, très intéressée par cette masse de poils autour de laquelle tout le monde se groupait, Kempton continuait ses adjurations.

– Regardez donc ce que vous lui avez fait à ce diable en robe noire. En tant que papiste, il n'a que ce qu'il mérite mais, tout de même, souvenez-vous, il vous avait pris dans son bateau.

Cet assaut de paroles persuasives, jointes aux taquineries du chat qui le chatouillait, parurent, enfin, ébranler la forteresse d'amour-propre blessé de Mister Sillloagby.

Il consentit à ouvrir un œil, puis deux, puis s'intéresser à l'état de Merwin. Il soupira. Lentement, comme à regret, il commença à se hisser sur ses lourdes pattes.

Avec circonspection, il s'approcha du corps étendu, le flaira, le retourna, l'examina encore. Les spectateurs retenaient leur souffle.

– Mais oui, vous voyez bien que vous avez vaincu une fois de plus, Willoagby ! le pressait Kempton. Dressez-vous, mon ami, que l'on vous applaudisse ! Applaudissez-le donc, tas d'empotés ! intima-t-il à la foule.

– Vive Mr Willoagby ! cria-t-on. Hurrah ! Viva !...

Cet agréable charivari parvenant à ses oreilles,

l'ours se rasséréna définitivement. Il se dressa sur les pattes de derrière et fit le tour de l'assemblée, recueillant les applaudissements et les hommages, les caresses, les félicitations et les encouragements.

Pendant ce temps, le négrillon Timothy tendit vivement sa besace au colporteur qui y prit un morceau de gâteau au miel. C'était la récompense habituelle de l'ours lorsqu'il était vainqueur. Il l'accepta. Tandis qu'il se délectait, son maître lui passa sa chaîne au cou. Après quoi, il sortit de ses basques un mouchoir de toile grand comme une serviette et s'épongea longuement.

– Nous voilà saufs ! fit-il. Bon, je l'emmène. Monsieur de Peyrac, nous nous retrouverons chez Skoudoun. Vous voyez que vous pouvez compter sur mon ours !... Il est supérieurement intelligent. Vous autres, serpents rouges, prenez mon bagage, et mes ballots de marchandises, intima-t-il aux Mic-Macs qui s'empressèrent de lui obéir, dérogeant à leurs principes, car ils étaient enchantés de s'embarquer en si distrayante compagnie. Venez avec moi, Mister Willoagby ! C'en est assez. Laissons donc tous ces papistes à leurs stupidités.

Pauvre Mr Willoagby ! Peut-être n'était-il pas entièrement dupe de la comédie, mais l'honneur était sauf.

Il suivit son maître docilement.

Lorsqu'il eut été hissé sur la barque et que celle-ci, chargée, en surplus du colporteur et du négrillon, des Indiens et des Acadiens et de quelques autres spécimens encore, se fut éloignée du rivage sous les saluts et les adieux cordiaux, le père de Vernon eut la permission de se relever.

Il était couvert de sable, d'égratignures et d'ecchymoses, et sa soutane était déchirée.

Angélique chercha des yeux quelqu'un pour lui porter à boire. Mais ce fut le jeune Martial Berne qui se présenta aussitôt avec un seau d'eau.

Le jésuite se bassina longuement le visage.

Cependant, tous les Anglais, loin de s'indigner, riaient à gorge déployée de l'histoire du pasteur.

– Décidément, quelle gaieté ! fit remarquer Ambroisine de Maudribourg, les yeux brillants.

– Oui, nous ne sommes pas à Québec tant s'en faut, renchérit le marquis de Villedavray. Jamais de ma vie je n'ai vu un jésuite faire ainsi le baladin ! Quand je raconterai cela à Mgr Laval...

– Je vous saurai gré, monsieur, de ne pas parler de cet... incident à Québec, le pria avec hauteur le religieux.

– Oui ?... Vous croyez donc que je m'en priverai ! s'esclaffa le petit marquis en le considérant avec jubilation et insolence. Une si bonne histoire ! Ce serait dommage... Soit ! Je me tairai. Mais, désormais, vous m'accorderez des indulgences pour mes péchés... Donnant, donnant. Pour une fois que je tiens un Jésuite à ma merci.

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