Chapitre 7

L'enfant suédois s'était éloigné du campement. Il cherchait des noisettes dans les sous-bois. Ici, on était à l'abri du vent.

Le confessionnal rustique se composait d'une cloison à claire-voie. D'un côté, un siège pour le confesseur ; de l'autre, la terre nue pour les genoux du pénitent. Le toit arrondi, les cloisons étaient d'écorce d'ormes assez grossièrement assemblées sur des structures de perches souples, mais il n'y avait pas de portes ni de rideaux. Confesseur et pénitent, presque invisibles l'un à l'autre à travers le paravent de roseaux, pouvaient cependant, chacun de leur côté, regarder la mer s'il leur en prenait envie. Angélique s'agenouilla.

Le père de Vernon prit sur l'escabeau un surplis blanc qu'il enfila par-dessus sa soutane et mit à son cou l'étole brodée. Il s'assit et se pencha.

– Depuis combien de temps ne vous êtes-vous pas confessée ?

La question la prit de court. Depuis combien de temps ? Cela se perdait dans la nuit des temps dans le chaos d'événements déchirants et multiples qu'elle avait traversés. Tout à coup, elle revit l'abbaye de Nieul, la haute cathèdre, où s'asseyait le père abbé et son visage pâle dans l'encadrement du capuchon blanc, l'infinie amitié de ses yeux sombres pour elle.

– Depuis... quatre ou cinq ans, je crois, dit-elle.

Le Jésuite sursauta.

– Et vous avouez cela sans embarras... Mais, ma fille, vous avez donc perdu toute notion de vos devoirs vis-à-vis de Dieu, de l'Église et de vous-même !... Pendant quatre ou cinq années, peut-être plus après tout, vous ne vous êtes pas approchée du tribunal de pénitence, ni de la Sainte Table, évidemment. Ainsi vous vivez constamment en état de péché mortel et cela ne semble guère vous émouvoir. Pourtant si vous mourriez demain, vous n'ignorez pas que vous seriez livrée à l'Enfer et à Satan pour l'éternité !...

Angélique resta coite.

– Accusez-vous de vos fautes, fit-il, que vous puissiez au moins recevoir le pardon de cette horrible négligence.

– Je veux faire une confession générale, dit-elle.

– Bien, je vous écoute.

Elle eût pu ne s'accuser que des péchés commis depuis sa dernière confession.

Une confession générale, c'était toute sa vie. Il saurait tout d'elle. Mais bien qu'elle se livrât ainsi entièrement, à tout risque, et peut-être à un représentant de leurs pires ennemis, elle savait qu'en s'agenouillant ici, elle marquait un point.

Car le sceau de la confession l'obligerait, lui, au secret le plus total.

Si elle lui avait confié autrement quelques épisodes secrets de sa vie, il restait libre de les communiquer à ses supérieurs, à l'évêque et même, à son gré, de les répandre dans tout Québec.

Mais ce qu'elle allait lui avouer là, devant ce qui était considéré depuis les premiers temps du christianisme comme le tribunal de Dieu, il devrait veiller à ce que, même par allusion, il n'en laissât jamais soupçonner la teneur à quiconque.

Intransigeante loi. Il n'y avait pas d'exemple qu'un ecclésiastique l'eût jamais violée. Au Xème siècle, saint Jean Chrysostome, appelé saint Jean Bouche d'Or pour le fait, était mort sous la torture plutôt que de révéler à l'Empereur les secrets de confession de l'Impératrice.

Après avoir récité le « Conhteor », et affirmé selon la formule consacrée qu'elle prenait « la résolution de ne plus pécher », Angélique chercha par quel bout commencer.

Sa vie n'était pas simple. Et malgré tout elle voulait l'ordonner de façon à convaincre le père qu'elle ne contenait pas en germe un athéisme de conviction. Les circonstances avaient fait d'elle une révoltée, non une criminelle, et si elle avait été marquée à la fleur de lys, c'est qu'on l'avait prise pour une réformée. Elle le lui expliqua.

– Pourquoi ne vous êtes-vous pas disculpée, refusant de vous laisser assimiler à une hérétique ? Ne serait-ce que pour échapper à ce supplice infâme ?

Il lui fallut raconter qu'elle se cachait, qu'elle ne pouvait révéler qui elle était, que la police du roi avait mis sa tête à prix... Il y avait aussi son enfant qui était restée abandonnée dans la forêt, attachée à un arbre... C'était compliqué. Elle avait été chef de guerre : la Révoltée du Poitou. Il écoutait sans paraître ému et, chose curieuse, il reçut froidement l'aveu qu'elle lui fit d'avoir tué deux

fois de sa propre main. Elle avait égorgé le Grand Coerse qui menaçait la vie de son enfant, et elle avait fait trancher la tête de Montadour... Il négligea d'un geste de la main. Mais il s'attardait sur la moralité de sa vie : la luxure, l'adultère, maintes fois elle avait trompé son époux...

– Je le croyais mort, père !...

– Et la vertu de pureté ? Vous en faites bien fi, ce me semble, ma fille !...

Elle eut envie de hausser les épaules, de lui dire : « C'est sans importance. »

Elle s'embrouillait... Comme tout cela était loin. Une autre vie, un autre monde !

Elle dégageait de ce fatras une sensation d'horreur et d'impuissance et, par contraste, montait en elle un soulagement inexprimable à l'idée qu'elle se trouvait maintenant libre, aimée, protégée sur la terre d'Amérique.

Elle n'était plus seule à se débattre contre les séculaires oppressions. Un homme l'aimait. Il l'avait emmenée à l'écart de la cruauté des humains, il avait édifié autour d'elle des remparts, que les forces en présence dans le Nouveau Monde n'étaient plus déjà en état de renverser facilement, dans quelques jours il reviendrait...

– Ah ! Comprenez, Merwin, nous pouvons enfin vivre heureux, libres de nous-mêmes, de nos convictions et de nos préférences... Je vous en prie... Laissez-nous vivre ! Laissez-nous vivre !...

– Ma fille, n'oubliez pas que vous êtes ici pour vous accuser de vos fautes et non pour vous chercher des excuses... et des alliances. (Il conclut.)... tout au long de votre vie, vous avez voulu ignorer, par faiblesse, étourderie ou découragement, les enseignements de l'Église qui vous recommandaient d'être vertueuse et chaste. Cependant, je vous absoudrai car Jésus fut indulgent à la femme adultère, il fut indulgent à la pécheresse qui vint à lui, par amour, répandre un flacon de parfum sur ses pieds.

« À l'exemple de sainte Marie-Madeleine, sachez pleurer parfois au pied de la croix pour la rémission des péchés du monde. Dans cet esprit, je vous prie de réciter votre acte de contrition.

Il l'aida à réciter les paroles qu'elle avait oubliées, puis la bénit en l'absolvant.

En sortant du confessionnal, il ôta son étole mais garda le surplis.

Ses pieds nus dans l'herbe rase rappelaient à Angélique qu'elle l'avait connu accomplissant les travaux quotidiens de l'homme : cuire sa soupe, couper son pain, laver sa chemise, gréer sa barque, chiquer son tabac.

Malgré sa culture, sa science austère et universelle, ses mains calleuses et ses pieds nus le rendaient proche. Par son combat avec l'ours, il avait conquis toute la population de Gouldsboro. Les Huguenots avaient pressenti en lui son humanité.

Ils sentaient que c'était aussi un homme de la mer, lié aux messages des vents, au secret de la houle et de la tempête, au bruit du ressac dans les anses perdues, un homme des ports et des criques et de la côte d'Amérique. Mais quelle serait sa décision définitive à leur égard ?

Malgré l'immense espoir et joie qui l'envahissaient après cette confession – et sans qu'elle sût exactement pourquoi – Angélique se voulait prudente.

Et il y eut un long silence.

Puis il reprit d'un ton volontairement neutre.

– N'allez pas déduire que, parce que j'ai commis à Monégan un acte d'humanité élémentaire à votre endroit, je dois être considéré comme votre allié. Les distances restent les mêmes.

– Non, pas tout à fait, dit Angélique en riant subitement. Vous m'avez traînée par les cheveux sur la plage et moi j'ai vomi sur votre gilet. Qu'on le veuille ou non cela rapproche et crée des liens, même de pénitente à confesseur...

Son humour eut raison de la défense du Jésuite.

Tout à coup, il se mit à rire de bon cœur comme il avait ri chez Saint-Castine...

– Soit ! Admettons, fit-il, il n'en reste pas moins que si dans votre indépendance, votre... neutralité proclamée, affirmée, vous n'êtes pas expressément aux côtés des ennemis de la Nouvelle-France, vous n'êtes pas non plus de ses amis.

« Reconnaissez qu'il n'est pas facile de vous estimer inoffensifs. Prenons l'exemple de votre gouverneur actuel. Le sieur Colin Paturel. Voici un corsaire qui a reçu ses lettres de courses à Paris et acquis en bonne et due forme les terres de la région, qui s'est engagé en même temps à servir les missions et la Nouvelle-France, et je le retrouve ici, votre allié, votre ami, de votre côté, en somme. Comment l'avez-vous circonvenu, pour que, même spolié, il vous assure une si évidente fidélité ? Que lui avez-vous promis ?

– Tout d'abord, pourquoi Versailles s'était-il permis de lui vendre des terres qu'on savait appartenir sciemment aux Anglais par le traité de Bréda ?...

Le Jésuite eut un geste agacé.

– On pourrait discuter sans fin à savoir à qui sont ces terres d'Acadie. Les Français en ont été les premiers occupants avec de Monts...

– Un Huguenot, entre parenthèses... Et peut-être Colin a-t-il compris qu'on avait voulu se servir de lui en l'envoyant conquérir des terres, qu'il avait pourtant payées deniers comptant, à ceux qui avaient autant de droits que lui de les posséder. On l'avait assuré que ce serait pour lui jeu d'enfant que d'expulser ce pirate et sa recrue de protestants qui indûment s'installaient là. Le coup était bien monté, je le reconnais. Mais voilà, les choses ont tourné autrement. Paturel est un homme franc et nous avons pu faire accord avec lui.

– Par quels artifices ? répéta le Jésuite.

Il flairait, autour de ces faits étonnants, le mystère. Il dit avec une impulsivité soudaine.

—Il a trop de passion pour vous. Et il place cette passion avant son devoir. Je n'aime pas cet homme.

– Croyez que c'est réciproque. Il me l'a dit. Il vous trouve trop violent pour un prêtre. Il voudrait que les prêtres éclairent les fidèles et non pas les oppressent sans tenir compte de la personnalité de chacun. Sans doute, en tant que corsaire, n'a-t-il pas prisé que vous veniez jusqu'à son bord lui souffler son otage, la comtesse de Peyrac, qu'il avait réussi à capturer... II avait déjà assez de peine avec la conquête de Gouldsboro. Vous êtes venu lui retirer, sur ordre des Jésuites, son meilleur atout. Mais c'est un homme très croyant et il ne lui plairait pas de se sentir considéré par vous comme un ennemi de Dieu et de l'Église.

Elle eut un soupir et ajouta :

– Voilà ! Est-il possible de concilier les choses pour des hommes de bonne volonté ? Quel conseil me donnez-vous ?...

– Allez à Québec, dit le père de Vernon. Il faut que l'on vous connaisse là-bas. Lui, votre époux, considéré comme un traître, un ennemi du royaume. Or, il est gascon d'origine, ce sera un terrain d'entente avec notre gouverneur Frontenac.

« Et vous surtout, afin de calmer les appréhensions et les doutes à votre égard.

– Mais vous êtes fou ! s'écria-t-elle effrayée. Est-ce un piège dans lequel vous voulez nous entraîner ?... Québec ! Vous savez bien qu'on m'y accueillera à coups de pierres. La Police du roi risque de nous y appréhender sans recours, de nous y faire emprisonner.

– Allez-y en force. La flotte de votre mari est déjà plus puissante que celle de la Nouvelle-France... qui ne possède qu'un navire... et encore épisodique.

– Étrange conseil de votre part ! fit-elle ne pouvant se retenir de sourire. Ainsi donc vous n'êtes pas notre ennemi, Merwin.

Il ne répondit pas. Il ôta son surplis et, le pliant avec soin, le tint sur son bras. Elle comprit qu'il ne voulait pas s'avancer plus loin.

– Resterez-vous encore à Gouldsboro ? interrogea-t-elle encore.

– Je ne sais... Allez, maintenant, ma fille. Il se fait tard. C'est l'heure de l'oraison. Quelques fidèles vont peut-être se présenter pour le chapelet.

Docilement, elle inclina la tête pour prendre congé, et commença de descendre le sentier. Puis se ravisa.

– Mon père, dit-elle en se retournant, vous ne m'avez pas donné de pénitence.

Il était d'usage à la fin d'une confession que le prêtre indiquât diverses prières ou quelques sacrifices ou actes de dévouement à accomplir à titre de réparation des péchés commis.

Le père de Vernon hésita. Il fronça les sourcils et son visage prit une expression impérieuse.

– Eh bien ! Allez à Québec ! réitéra-t-il. Oui, c'est cela que je vous ordonne comme pénitence. Allez à Québec. Accompagnez votre époux là-bas si l'occasion s'en présente. Ayez ce courage d'affronter la ville, sans peur ni honte. Après tout, peut-être sortira-t-il de tout cela quelque chose de bon pour la terre d'Amérique !

Загрузка...