Chapitre 18

Il se passa deux jours apportant leurs contingents d'incidents, de tâches à remplir, de problèmes à régler, d'hôtes plus ou moins désirés, mais qui semblaient se concentrer vers Gouldsboro, comme vers le seul lieu où l'on fût certain de trouver la terre solide sous ses pieds, et le refuge et la sécurité garantis, en cette période tendue que vivait la Baie Française.

Angélique avait essayé de « faire le point » avec elle-même, de comprendre ce qui lui était arrivé sur la plage, lorsqu'elle avait vu Joffrey regardant Ambroisine. Mais cela s'amenuisait, s'effaçait. Elle ne s'expliquait plus son émotion. Comment y croire alors que Joffrey était encore là, qu'il partageait ses nuits et qu'il lui semblait qu'il ne lui avait jamais témoigné autant de ferveur.

Tout était clair entre eux dans le domaine de amour, et si chacun d'eux cachait peut-être un souci secret, cela décuplait l'intensité du sentiment qui les faisait s'étreindre, trouvant l'un en l'autre la force nécessaire, chacun dans sa solitude sachant qu'il n'avait Je meilleur refuge que cet amour mutuel.

– Comme je suis heureux ! lui disait-il tout bas. Ta présence me comble.

Il ne parlait plus de départ, mais elle savait que d'un instant à l'autre il pourrait être obligé de prendre la décision de lever l'ancre. Et cela rendait plus précieuses et plus exaltantes les heures qui leur étaient accordées. Elle bénissait la nuit, refuge des amants. La nuit ! C'est là que tout se trame du bonheur ou du malheur des hommes.

Le lendemain de la conférence sur la plage, un petit navire de pêcheurs malouins vint faire l'eau, débarquant par la même occasion un ecclésiastique distingué, qui relevait avec ennui sa soutane pour éviter les flaques de la grève.

– Mais c'est mon sulpicien ! s'exclama Villedavray en l'apercevant de loin. Alors, vous aussi, mon bon, vous les avez plantés là, à Jemseg, tous ces mal embouchés de hobereaux acadiens et ce pisse-froid de Carlon ! Vous avez bien agi. Ici au moins l'on s'amuse et l'on fait bonne chère. Cette dame Carrère est une artiste. Je l'engagerais volontiers comme cuisinière si elle n'était pas huguenote, mais vous vous rendez compte !... déjà à Québec, avec mes excentricités... Si j'y amenais une cuisinière huguenote. Mon navire est-il toujours en place et ne l'a-t-on pas pillé ? Ah ! Ne me dites pas que les Anglais s'en sont emparés !

Le sulpicien, M. Dagenet, ne le dit pas. Les Anglais, en effet, étaient toujours embusqués à l'entrée de l'estuaire, attendant que le gibier lassé essayât de sortir du terrier. Le sulpicien en avait eu assez, et avait pris le chemin de la forêt, puis celui de la mer pour rejoindre le gouverneur, auquel il était attaché comme aumônier privé.

– Vous auriez tout de même mieux fait de rester à veiller sur mon bagage, lui reprocha Villedavray. Mais au fond je vous comprends. On est nettement mieux à Gouldsboro qu'à Jemseg, où ils ne mangent que du maïs bouilli et de la venaison. Ne vous effrayez pas. Ici c'est plein de Huguenots et d'Anglais, mais très plaisant. Vous verrez. Il y a des femmes admirables...

Puis le père Tournel, aumônier de Port-Royal, se présenta, sur le 140 tonneaux que la Compagnie des Associés de l'Acadie mettait à la disposition du propriétaire de Port-Royal. Il venait aux nouvelles, envoyé par la châtelaine qui s'inquiétait de ne pas voir revenir son mari. Hubert d'Arpentigny, le jeune seigneur, acadien du cap Sable, accompagnait le messager de Mme de La Roche-Posay.

Peyrac lui dit :

– Venez donc m'aider à effrayer l'Anglais dans l'estuaire de la rivière Saint-Jean.

– Qu'y gagnerais-je ?

– L'indulgence de l'intendant Carlon qui est sur le point de tomber entre leurs mains.

Hubert d'Arpentigny alla tenir conseil avec son intendant Pol-Renart et ses Mic-Macs. D'ailleurs n'était-il pas venu jusqu'ici, attiré par on ne sait quelle atmosphère de préparatifs de combat qui ne pouvait se concentrer qu'à Gouldsboro, seul lieu offrant des possibilités d'entrer en campagne par voie de mer. En faveur de qui, la guerre, et pour quel but ? La définition n'en était jamais aisée par là-bas, mais il y avait toujours un espoir de capturer des navires ou de piller un fort, ce qui aiderait à survivre pendant quelque temps pour les pauvres seigneuries perdues au bord des flots de l'Acadie française.

La vie avait, en ces heures, chacune trop pressée et trop occupée, une intensité fiévreuse et frémissante qui s'apparentait à la vivacité et à la force des coloris environnants. Le beau temps, immuable en ces deux jours, communiquait à la mer des bleus d'une richesse presque insoutenable. Le vent semblait sans cesse repasser sur l'émail du ciel pour l'aviver et le faire briller d'un azur sans défaut.

C'était aussi le temps des épilobes... Leurs longues coulées mauves, roses ou rouges s'échappaient de toutes les anfractuosités du paysage. La moindre combe ensoleillée était tendue de violet épiscopal, la moindre faille des falaises, soudain frangées de pourpre, laissait flotter leurs chevelures ardentes.

C'est une fleur en grappe sur une hampe haute et flexible, avec des feuilles étroites, au fer de lance, d'un vert-bleu.

Elles naissent à l'orée pierreuse et chaude des forêts et dévalent en rangs pressés tous les vallons et toutes les ravines qui s offrent à leur envahissement.

Leur épanouissement soulignait la somptuosité de l'été à son point le plus intense. La mer cependant demeurait violente, encensant les rivages de gerbes d'écumes neigeuses, et l'incessant grondement de ses coups de bélier heurtant les falaises et les roches roses ou bleues semblait se répercuter en tremblements sourds à travers la nature, insinuant dans les humains une tension légèrement angoissée, une exaltation à vivre et à participer à tout ce qui arrivait avec une passion décuplée.

Oui, il y avait de la guerre et de l'amour dans l'air, et aussi une hâte de creuser, de construire, d'abattre les arbres, de dessoucher, d'agrandir sans cesse l'aire vitale, de faire fructifier toutes choses établies, de fonder des couples nouveaux, de les abriter sous un toit, de les enrober de jardins, et de clore ces jardins de barrières, de tracer de nouveaux sentiers, de nouvelles routes, de nouvelles rues, d'édifier une église pour les nouveaux venus afin de les enraciner à jamais par les liens de l'âme, et d'élever des forts aux quatre coins de l'horizon pour les défendre à jamais de la destruction.

L'on ne savait quel élan informulé animait les gens de Gouldsboro, Huguenots et nouveaux immigrants, de se prouver à eux-mêmes sous l'impulsion de Peyrac et de Colin Paturel, la possibilité de leur survivance, malgré leur singularité, ou peut-être à cause d'elle, et la nécessité pour l'Amérique nouvelle, de leur présence insolite.

La façon dont, cet été-là, venaient à eux puritains et catholiques, coureurs de bois et pirates, Indiens et Acadiens, définissait leur rôle, et l'on sentait que, quelles que fussent les opinions, les sympathies ou les ambitions des uns et des autres, ce port indépendant, riche, bien protégé, bien fourni en marchandises, représentait déjà pour tous un centre commercial actif et dont toute la région Ouest du Nord de l'Amérique avait un besoin pressant.

Entraînée par ce courant qui jaillissait avec d'autant plus de force que l'étape avait été dure à franchir et qu'il avait fallu se serrer les coudes et se surmonter, se mâter durement l'âme et l'esprit pour y parvenir, Angélique remettait à plus tard... elle ne savait quoi ?... d'examiner au fond d'elle-même son inquiétude, son anxiété. On n'avait plus le temps « de couper les cheveux en quatre ».

Une voix lui soufflait qu'il fallait vivre « comme si de rien n'était ». Et sans qu'ils se communiquassent leurs pensées, elle savait que Joffrey de Peyrac agissait de même.

Paraissant uniquement préoccupé par les préparatifs de l'expédition, apportant toute son attention au radoubement des navires, à leur armement, à la défense du poste, aux constructions, se réunissant en de fréquents conseils avec Colin, d'Urville et les notables, songeait-il secrètement à ceux qu'il avait juré de trouver et de démasquer, les mystérieux rôdeurs de la Baie ?

Tramait-il contre eux ses plans ? Il n'en disait rien et Angélique, à son exemple, se taisait aussi, refusait même d'y songer.

Les démons seraient-ils dupes ?...

Le soir, les gens se réunissaient dans l'Auberge sous le port avec leurs hôtes de passage.

Il fallait honorer le gouverneur et son sulpicien, la duchesse et son secrétaire, M. de Randon et son frère de sang le grand Sagamore Mic-Mac, le baron de Saint-Castine et son futur beau-père, le chef Mateconando, le pasteur Thomas Patridge et les divers aumôniers.

Au cours de ces repas, la duchesse de Maudribourg, au grand soulagement d'Angélique, ne chercha pas à ramener sur le terrain scientifique la conversation générale. Villedavray très disert, en faisait les frais, et Peyrac qui soudain paraissait détendu et fort gai, à sa façon de jadis un peu caustique, mais pleine de boutades inattendues, lui donnait la réplique avec humour. Les philosophes anciens firent les frais de ces échanges, terrain neutre, et relativement sans danger pour des invités de si diverses obédiences.

Même le révérend Patridge, homme fort cultivé, daignait sourire. Ces papistes méritaient l'enfer, mais ils étaient distrayants. Il était étonnant de voir avec quelle finesse les chefs indiens pouvaient participer à ce genre de débats. Ils mangeaient avec leurs mains, rotaient, s'essuyaient les doigts à leurs cheveux ou à leurs mocassins, mais leur philosophie valait bien celle de Socrate ou d'Épicure.

Alexandre de Rosny, et son éternelle et inexplicable bouderie, servait aussi de point de mire et de tête de Turc. Villedavray et Peyrac essayaient d'expliquer le phénomène d'un si beau jeune homme si maussade, par la métempsycose, la réincarnation, la possession, l'hérédité, l'influence des astres, etc. Le tout sans méchanceté, mais avec beaucoup de verve, propositions que le jeune homme écoutait sans pour cela modifier ses traits assombris.

Tant d'impassibilité finissait par entraîner l'hilarité générale. Angélique remarqua cependant que la duchesse ne participait pas à l'entrain de l'assemblée. Elle souriait du bout des lèvres, et ses yeux trop grands avaient par instants des expressions tragiques. Aussi bien ses préoccupations premières étaient connues. Le dilemme avait éclaté au lendemain même du jour où elle avait si brillamment exposé la théorie de Galilée et de Newton sur les marées.

Dans la matinée, Mme Carrère avait apporté à Angélique les vêtements raccommodés de la duchesse, sauf le manteau de robe qui paraît-il, réclamait de plus longs soins.

– J'ai fait ce que j'ai pu, dit la Rochelaise de l'habituel air réticent qu'elle prenait pour parler des vêtements de la duchesse, mais qu'est-ce que vous voulez, des loques déchirées comme cela, je n'en ai jamais vu.

Portant sur son bras la jupe de satin jaune pâle, le corsage bleu, le plastron rouge, Angélique se dirigeait vers l'habitation de la duchesse, lorsqu'elle fut arrêtée par Aristide Beaumarchand qui paraissait l'attendre au détour d'un sentier.

Ç'aurait été trop dire qu'il reprenait bonne mine et n'avait plus rien de l'affreux pirate dont elle avait fendu puis recousu la panse à la pointe Maquoit. Mais, bien rasé, ses cheveux gras retenus derrière par un vague lien de cuir, les vêtements propres quoique flottants autour de son corps amaigri et tenant son chapeau à deux mains sur son estomac, il avait une apparence presque décente. Songeant à l'épreuve physique qu'il venait de traverser, il n'y avait pas longtemps, il lui fit penser à la résistance incroyable des chats dans la maladie ou la famine, leur refus de mourir qui force parfois l'admiration des humains. C'était, en vérité, un vieux chat, perclus de toutes parts mais increvable, et sa volonté de vivre, de se tenir debout, flageolant et livide, en continuant de râler et d'insulter, au risque « de faire tout sauter », finissait par inspirer de l'estime.

– Je vous attendais, madame, fit-il souriant de toutes ses quelques dents.

– Vraiment ? fit Angélique sur la défensive. J'espère que c'est avec de bonnes intentions.

Aristide joua l'offusqué.

– Bien sûr ! Qu'est-ce que vous allez chercher ? Vous me connaissez, pas vrai ?

– Justement !...

– Vous savez que je suis un brave garçon dans le fond...

– Dans le très fond.

Aristide tournait et retournait son chapeau entre ses mains avec embarras.

– Voilà ! se décida-t-il. Madame la comtesse, je voudrais me marier.

– Te marier, toi ? s'exclama-t-elle.

– Et pourquoi je me marierais pas comme tout le monde ? fit-il en se redressant de toute sa dignité de pirate repenti.

– C'est Julienne que tu aimes ? interrogea-t-elle. Cela semblait quelque peu insolite d'employer le mot aimer au sujet de ces deux personnages, mais, après tout, pourquoi pas, comme il le disait lui-même ? C'était tout de même bien d'amour qu'il s'agissait. Il n'y avait qu'à voir le teint de suif d'Aristide Beaumarchand rosir presque tandis qu'il détournait ses yeux chassieux avec pudeur.

– Oui, vous avez deviné tout de suite. Forcément. C'est la plus remarquable de toutes. Et moi, je ne m'intéresse pas à n'importe qui, il en faut pour m'intéresser, surtout chez les donzelles. Mais celle-là, c'est quelqu'un.

– Tu as raison. Julienne est une très bonne fille. Je l'ai un peu secouée au début pour la forcer à se soigner. J'espère qu'elle ne m'en veut pas.

– Pensez-vous ! Vous avez eu raison de la tarabuster comme ça. C'est que c'est une tête de mule, fit-il avec admiration. Elle le dit elle-même : « Mme la comtesse a eu raison de me calotter. Je suis une teigne ! » Elle vous adore, pis que la Madone !

– Bon ! Eh bien, tant mieux ! En as-tu parlé à ton capitaine, M. Paturel ?

– Sûr ! Je me permettrais pas de faire ma demande sans pouvoir présenter à Julienne un avenir bien assuré. J'ai expliqué à Barbe d'Or mes intentions. Avec ma part de butin que j'ai quelque part enterrée et la dotation qu'on reçoit ici, je pourrais acheter une chaloupe pour faire du cabotage et aller de poste en poste vendre mon tafia.

– Ton quoi ?

– Une idée à moi. Je m'y connais pour le rhum, vous savez !... Oh ! Bien sûr, quand je dis tafia, ça ne peut pas être du vrai tafia, du vrai rhum de distillerie, parce que de toute façon il n'y a pas de canne à sucre par ici. Mais j'entends un bon « coco-marlo » que je fabriquerai en partant des résidus de mélasse pour la fabrication du sucre. Ça, ça ne coûte rien. Au contraire, aux îles on vous paierait pour s'en débarrasser ! Rien que la peine de l'embarquer par couffins et Hyacinthe s'en chargera. Je me suis entendu avec lui là-dessus. Alors j'y ajoute de l'eau pour le faire fermenter, je le traite avec une bonne « sauce » pour le colorer et lui donner du goût : ça on a le choix des recettes, un peu de cuir râpé ou de chêne brûlé, de la résine, du goudron, je le mets à vieillir dans un tonneau avec un bon morceau de bidoche, et après je peux le débiter par pinte ! Un bon rhum pas trop cher ! Les gens des établissements de par ici, surtout les Anglais, ça leur plaira, et je pourrai troquer avec les Indiens. Ils ne sont pas regardants sur la qualité du moment que c'est fort.

« J'en ai parlé à M. le comte. Y peut me comprendre, lui, parce que je vois que c'est aussi son système : faire venir de la marchandise pas chère pour fabriquer des choses qu'on peut revendre cher. Ça s'appelle de l'industrie ça, seulement faut s'y connaître et avoir des idées...

– Et que dit-il ?...

– Y dit pas non.

Angélique n'était pas tellement convaincue que le comte de Peyrac approuvât hautement cette initiative de fabriquer sur son territoire un alcool de basse qualité, destiné à être vendu à titre de vrai rhum aux colons de la Baie Française, mais la bonne volonté d'Aristide Beaumarchand à devenir un homme rangé et industrieux méritait d'être encouragée.

– Eh bien ! Je te souhaite bonne chance, mon ami. Tu n'as donc plus envie de retourner aux îles ?

– Non ! Je veux m'établir. Aux Caraïbes, c'est pas une vie pour un ménage sérieux, et avec une belle fille comme Julienne, Hyacinthe me la soufflerait. Maintenant l'affaire n'est pas dans le sac, tant qu'on a pas l'accord de la Poison. C'est pourquoi je voulais vous demander, madame, de plaider pour nous.

– La Poison ? répéta Angélique ne comprenant pas.

– La bienfaitrice ! La « dusèche » quoi ! c'est qu'elle n'a pas l'air prête à les lâcher ses Filles du roi. Et faudrait la décider. Et je ne parle pas seulement pour moi. Il y a aussi Vanneau qui en tient dur pour la Delphine et...

– C'est entendu. Je vais demander à Mme de Maudribourg si elle a réfléchi à ce sujet, je lui parlerai de toi aussi.

– Merci bien, madame la comtesse, fit humblement Aristide, du moment que vous vous en chargez, je me sens mieux. Avec vous on sait comment ça marche, tambour battant, foi de Ventre-Ouvert !

Il lui adressa un clin d'œil complice. Sa désinvolture vis-à-vis de la duchesse de Maudribourg choquait Angélique, mais il fallait le prendre pour ce qu'il était : un frère de la côte de bas étage, sans foi, ni Dieu ni maître, et les nuances du tact lui seraient toujours étrangères.

Marie-La-Douce lui dit que Mme de Maudribourg était en oraison.

Mais sitôt que la duchesse entendit la voix d'Angélique, elle sortit du réduit où elle priait.

– Je vous apporte vos vêtements, lui dit Angélique, excepté le manteau...

Ambroisine jeta sur la jupe jaune, le corsage rouge un regard fixe, puis elle frissonna et fit le geste de les repousser.

– Non, non, ce n'est pas possible !... Je veux garder cette robe noire. Laissez-la-moi, voulez-vous ? Je porte le deuil, le deuil de ce navire et de ces malheureux qui sont morts si misérablement, et sans confession !... Le souvenir de cette horrible nuit me poursuit sans cesse. Je m'interroge sur sa signification et le dessein de Dieu sur nous par ce naufrage... Aujourd'hui, jour de Marie, nous devrions déjà être à Québec. Et je pourrais prier enfin dans la paix d'une cellule. J'avais beaucoup d'inclination aux Feuillantines où je me suis retirée après mon veuvage, à cause de leur grande austérité. Les Ursulines leur sont parentes. J'y serai en paix, je le sens. Cet ordre m'est plus proche qu'aucun autre, la conversation avec le prochain y étant plus conforme à celle que Notre-Seigneur a eue ici-bas dans l'instruction des âmes. Pourquoi... oh ! Pourquoi, au lieu de me mener à ce doux asile, m'a-t-il jetée sur ces rivages sauvages et désolés ?...

Elle paraissait désorientée comme une enfant et ses veux immenses allaient, avec une expression interrogative et angoissée, du visage d'Angélique à l'horizon Bleu cru moucheté de blanc de la mer que l'on apercevait par la porte entrouverte.

Il faisait chaud à l'intérieur de la maison rustique, grossièrement meublée. Le sol était de terre battue où s'imbriquaient des galets ronds. Ce dénuement, dont s'accommodaient les colons d'Amérique dans leur volonté de rebâtir leur vie sur une terre neuve, paraissait en effet tout à coup insolite et cruel, si l'on considérait ces deux femmes, dans leur beauté aristocratique qui les désignait l'une et l'autre, héritières d'un vieux passé de noblesse, à briller dans les plus beaux atours à la Cour du roi, chargées d'honneurs et de bijoux, entourées d'hommages...

Tout observateur impartial eût pu en effet s'interroger sur les inconséquences d'un destin frappé de foie, qui s'était amusé à les réunir là, en ce point perdu, où chaque instant de survie représentait encore de la part de chacun un effort surhumain, côtoyant l'incertitude d'être encore vivant le lendemain.

De cet état latent, la sensibilité d'Ambroisine de Maudribourg était pénétrée jusqu'à l'âme, et tels étaient son inquiétude et son découragement qu'elle réussit un instant à les communiquer à Angélique.

Mais celle-ci avait son pôle, son port d'attache, la présence de l'homme auquel elle avait lié son existence, et cela lui tenait lieu de refuge et de certitude. Elle n'en était plus à se demander s'il fallait mieux se trouver ici que là.

Cependant, elle pouvait comprendre le désarroi d'une jeune femme accablée de responsabilités à laquelle manquaient ici des appuis sûrs, et le cadre de vie religieuse auquel elle était habituée.

Elle posa les vêtements sur l'une des paillasses de varech qui avaient été alignées le long des murs pour les Filles du roi.

– Ne vous agitez pas, dit-elle, et ne réfléchissez pas trop à ce qui vous manque ici. Bientôt vous pourrez rejoindre Québec et les Ursulines.

– Ah ! Si je pouvais seulement entendre la Sainte Messe...

– Vous le pourrez dès demain matin ! Voici que la mer nous apporte pléthore d'ecclésiastiques en nos murs.

– Il y a si longtemps, plusieurs semaines déjà, que je n'ai pu assister au divin sacrifice. J'y trouve toujours réconfort.

– N'aviez-vous pas un aumônier à bord ? s'enquit Angélique.

La réflexion de la duchesse sur les hommes morts sans confession lui rappelait qu'on n'avait retrouvé parmi les cadavres rejetés par la mer aucun revêtu d'une soutane ou d'une bure religieuse.

À la réflexion cela paraissait assez étonnant pour un navire frété en un but de mission religieuse et sous une obédience aussi pieuse que celle de Mme de Maudribourg.

– Si fait, dit celle-ci d'une voix sans timbre, nous avions le R.P. Quentin. Un oratorien que mon confesseur m'avait recommandé. Une âme très fervente, désireuse de se dévouer au salut des sauvages. Mais voyez quelle malédiction s'attachait à ce voyage : le malheureux s'est noyé au large de Terre-Neuve ! Il y avait un épais brouillard. Nous avons frôlé une énorme glace. Tout l'équipage criait : Miséricorde, nous sommes morts ! J'ai aperçu de mes yeux cette horrible glace. On l'entendait frayer tant elle était proche. La brume nous empêchait d'en voir la cime...

Elle paraissait prête à défaillir. Angélique attira un escabeau, elle s'assit et fit signe à la duchesse de s'asseoir aussi.

– Et le père Quentin ? demanda-t-elle.

– C'est ce jour-là qu'il a disparu. Nul ne sait ce qui s'est passé. Je revois toujours cette glace monstrueuse qui nous frôlait et je ressens encore son haleine mortelle et glacée. Il me semble que des démons la hantaient et la dirigeaient sur nous...

Angélique pensa que la « bienfaitrice », toute savante, pieuse et riche qu'elle fût, était vraiment trop impressionnable pour entreprendre de tels voyages toujours hasardeux et éprouvants. Son confesseur l'avait mal conseillée ou s'était trompé en la considérant comme une Jeanne Mance ou une Marguerite Bourgeoys, ces grandes femmes déjà célèbres du Canada français, qui ne comptaient plus leurs pérégrinations à travers l'Océan. Ou plutôt ce jésuite – car ce devrait être un jésuite – n'avait-il pas voulu exploiter au service des missions de la Nouvelle-France dont l'Ordre était responsable l'exaltation mystique de cette pauvre jeune veuve trop riche ?

Une sorte de pitié s'insinua dans le cœur d'Angélique, et elle se reprocha l'irritation qu'elle avait éprouvée hier envers la duchesse lorsque celle-ci avait fait son cours sur les marées et l'attraction de la lune.

Assise dans sa robe noire, les mains croisées sur ses genoux, et ses yeux profonds regardant au loin on ne sait quelle vision désolée, elle avait l'air plus que jamais, avec son teint de porcelaine fragile et ses cheveux noirs opulents, d'une infante orpheline.

Angélique eut conscience de la solitude véritable qui environnait cette femme. Mais il n'était pas facile de la secourir car elle semblait vivre en un monde à part qu'elle s'était créé.

– Où vous étiez-vous embarqués ?

– À Dieppe. En sortant de la Manche nous avons été en danger d'être pris par les Espagnols et les Dunkerquois. J'ignorais que les mers fussent si peu sûres...

Elle se ressaisit, secoua la tête, et son blanc visage s'éclaira d'un sourire.

– Vous devez me trouver ridicule ?... De m'effrayer de tout comme une enfant ?... Vous qui avez traversé tant de hasards et demeurez si sereine et gaie, tellement forte malgré la mort que vous avez frôlée tant de fois.

– Comment savez-vous cela ?...

– Je le sens... Certes, j'avais entendu parler de vous à Paris cet hiver, avant de m'embarquer. On prononçait le nom de M. de Peyrac comme celui d'un gentilhomme d'aventures dont les entreprises menaçaient les établissements de la Nouvelle-France. On disait qu'il venait d'amener, à l'automne, une recrue de Huguenots et une femme très belle, mais personne n'était certain que vous étiez son épouse. Aussi bien, peut-être, ne l'êtes-vous pas ?... Peu m'en chaut !... Je me souviendrai toujours de l'impression que j'ai ressentie en vous apercevant sur le rivage, si belle et rassurante parmi tant de visages d'hommes inconnus et farouches.

– ... Et aussi du sentiment que j'ai eu que vous étiez une femme différente de toutes les autres...

Elle ajouta rêveusement.

– Lui aussi, est différent...

– Lui ?...

– Votre époux, le comte de Peyrac.

– Certes, il est différent, dit Angélique avec un sourire. Et c'est pourquoi je l'aime !

Elle cherchait par quel biais ramener Ambroisine au sujet du mariage des Filles du roi.

– Ainsi donc, madame, malgré les circonstances dans lesquelles vous y avez abordé, Gouldsboro ne vous a pas trop déplu ?

La duchesse tressaillit et regarda vivement Angélique. Elle interrogea avec une anxiété qui faisait trembler sa voix.

– Vous ne voulez donc pas m'appeler Ambroisine ? Angélique resta surprise de la requête.

– Si vous le désirez.

– Vous pas ?

– Nous connaissons-nous assez pour cela ?

– On peut se sentir proches dès la première rencontre.

La duchesse de Maudribourg frémissait toute et paraissait profondément peinée.

Elle détourna les yeux et elle regardait à nouveau, par la porte ouverte, l'horizon de la mer comme s'il eut contenu son seul espoir.

– Gouldsboro ? murmura-t-elle enfin. Non ! Je n'aime pas ces lieux. J'y sens vivre des passions qui me sont étrangères et, malgré moi, j'éprouve depuis que je suis ici des tentations troublantes, de désespoir et de doute, et la crainte d'y apprendre qu'avant d'y aborder ma vie s'est égarée en des directions funestes.

Son intuition était peut-être juste. Sortie de son atmosphère conventionnelle pour se retrouver dans le grand vent âpre de Gouldsboro, la jeune veuve commençait-elle à entrevoir qu'il y avait une autre vie qu'elle aurait pu connaître, plus chaleureuse, plus heureuse ?

Angélique répugnait à approfondir le débat. Pour elle aussi, la personnalité de la duchesse de Maudribourg se révélait trop étrangère, bien qu'elle pût comprendre en profondeur ce qui la tourmentait et même ce qui l'avait déformée et rendue un peu étrange.

Si elle avait pitié, elle ne se sentait pas apte à conseiller cette âme en détresse qui eût mieux fait de demeurer dans l'ombre au parfum d'encens des confessionnaux de Saint-Sulpice que de venir se promener dans ces parages trop rudes et primitifs de l'Amérique.

Cependant le jour semblait mal choisi pour lui parler de sujets terre à terre comme l'établissement des Filles du roi, mais il fallait en finir, car les hommes de Colin, craignant de perdre leurs « promises », s'impatientaient.

– Avez-vous réfléchi aux propositions que mon mari vous a soumises hier au soir ? interrogea-t-elle.

Cette fois ce fut avec une véritable terreur qu'Ambroisine de Maudribourg la considéra. Son visage devint d'une pâleur de craie.

– Que voulez-vous dire ? balbutia-t-elle.

Angélique s'arma de patience.

– Il vous a entretenue, n'est-ce pas, des projets que quelques-unes de vos filles avaient de se fixer ici, par un bon et catholique mariage avec certains de nos colons ?

– Ah ! C'est de cela dont il s'agit ? (La voix d'Ambroisine était sans timbre.) Excusez-moi. J'avais craint... j'avais cru comprendre autre chose...

Elle passa une main sur son front, puis la posa sur son sein comme pour y contrôler les battements de son cœur. Enfin, les doigts joints, elle ferma les yeux et pria un instant.

Quand elle regarda à nouveau Angélique, elle avait retrouvé toute son assurance. Elle parla d'une voix ferme.

– Certaines de mes filles se sont en effet ouvertes à moi des sentiments que leur inspiraient quelques-uns des hommes qui se sont dévoués pour elles au moment du naufrage. Je n'y ai pas prêté attention. Quelle est cette folie ? Faire souche dans un établissement d'hérétiques ?

– Il y a grand nombre de catholiques... parmi nous.

La duchesse trancha d'un geste.

– Des catholiques qui acceptent de vivre en côtoyant des Huguenots notoires et même en s'associant avec eux ? Ce sont à mes yeux ou des catholiques tièdes, ou des hérétiques en puissance. Je ne peux remettre lame de mes filles à de tels individus.

Angélique se souvenait de la réflexion de Villedavray, lui disant : « Ce n'est pas viable. » Il n'était ni sot ni si futile qu'il voulait s'en donner l'air. Les réactions de la duchesse confirmaient une fois de plus les barrières mystiques qui séparaient les êtres humains, les vouant au nom de Dieu à des conflits et à des guerres sans fin, sans souci de l'avance des peuples vers une forme d'existence plus fructueuse et moins barbare. Les temps n'étaient-ils pas venus de la conciliation ? Cependant elle plaida le langage de la raison et de la sagesse.

– Tous les États, y compris la France, ne nous offrent-ils pas en notre siècle une image semblable ? Catholiques et protestants se côtoyant à l'intérieur des mêmes frontières et s'associant en fait pour la prospérité du pays.

– Image déplorable de compromission néfaste. Lorsque j'y songe, je crois voir les plaies de Notre-Seigneur saigner sur la croix, et cela me cause une grande douleur, Lui qui est mort pour que soit conservée Sa parole et qu'on ne l'altère point !... Et aujourd'hui l'hérésie partout !... Vraiment, cela ne vous fait pas souffrir ? fit-elle en regardant Angélique d'un air d'incompréhension.

Angélique détourna le débat.

– Il ne faut pas remettre sans cesse en question des problèmes que des personnages beaucoup plus importants que nous se sont déjà chargés de régler en toute compétence. Par exemple, pour la France, le roi Henri IV n'a-t-il pas décidé une fois pour toutes que les protestants et catholiques français étaient égaux devant la nation ? Il a ratifié ses décisions par l'Édit de Nantes et les affaires du royaume s'en sont bien trouvées.

– Précisément, dit la duchesse avec un sourire, vous n'êtes pas au courant, ma chère. Il est question que le roi révoque l'Édit de Nantes.

Angélique reçut un véritable choc.

– Mais c'est impossible ! s'écria-t-elle. Le roi ne peut révoquer cet accord que son aïeul a pris solennellement devant tous les Français et au nom de ses héritiers successeurs. Dans toute l'histoire des peuples, on ne trouverait une telle infamie !...

Elle voyait déferler la catastrophe intérieure de la France. Si l'Édit de Nantes était révoqué, les Huguenots français perdraient toute liberté et droits de cité. Ils ne pourraient se marier légitimement, leurs enfants seraient considérés comme des bâtards, leurs signatures non habilitées, ils n'auraient d'autres ressources que de se convertir ou de fuir le royaume...

Mais, en fait, depuis déjà longtemps, l'Édit n'était-il pas caduc, et sans applications ? Elle en savait quelque chose !

Dans la liberté de sa vie nouvelle, en Amérique, elle avait commencé à oublier l'oppressante persécution qu'elle avait partagée avec eux à La Rochelle.

Cependant, son caractère entier se révoltait contre une telle malhonnêteté de conscience appliquée au destin des peuples.

– Non, c'est impossible, répéta-t-elle, en se levant avec violence, ce serait vouer tous les efforts des hommes pour le bien à l'arbitraire des rois...

– Vous parlez comme un tribun antique, fit remarquer Mme de Maudribourg avec ironie.

– Et vous comme une bigote de la Compagnie du Saint-Sacrement, lui jeta Angélique en se dirigeant vers la porte.

La duchesse l'y rejoignit d'un bond.

– Oh ! Pardonnez-moi, ma chère, ma très chère, pria-t-elle d'une voie altérée, je ne sais ce qui m'a pris de vous adresser la parole sur ce ton... à vous, à vous, qui êtes la charité même. Pardonnez-moi ! Vous bouleversez de façon si profonde quelque chose de certain qui m'aidait à vivre que par instants... je me prends à vous haïr ! À vous envier aussi... Vous êtes si vivante, si vraie. Ah ! Je voudrais tellement que vous ayez tort... Et pourtant je crains que vous n'ayez raison. Mais pardonnez-moi... Ici je me découvre faible et inconstante et j'en suis humiliée...

Ses mains s'accrochaient aux bras d'Angélique, voulant la retenir, et ses yeux cherchaient les siens.

Ses prunelles d'or sombre parurent s'illuminer d'une joie indicible lorsque le regard vert, assombri comme une mer violente et tempétueuse sous la colère, d'Angélique croisa enfin le sien.

– Voyez mon repentir..., murmura-t-elle. Pardonnez-moi... je suis... un peu à votre image, une femme habituée à être obéie et, sinon à être comprise... du moins à être entendue. Je sais que j'ai beaucoup à me corriger sur ce point précis : l'orgueil, mais je ne voudrais point qu'il y ait d'ombre entre nous, malgré tout ce qui nous sépare... car je ne sais par quel truchement, en ces quelques jours, vous avez pris un grand pouvoir sur mon cœur qui pourtant ne se laisse pas facilement séduire...

On eût dit qu'au fond de ces yeux très beaux un être apeuré appelait au secours. C'est l'impression fugitive qu'en ressentit Angélique et qui fit tomber son irritation. Elle ne pouvait en vouloir à Ambroisine de Maudribourg d'avoir une conception de l'existence calquée sur l'étroite éthique religieuse qu'on lui avait inculquée depuis l'enfance. À savoir que tout ce qui n'est pas avec Dieu et son Église est contre Dieu.

Cependant – elle le devinait —, les connaissances scientifiques de la duchesse, si rares chez une femme de ce temps, la rendaient apte à évoluer vers un sens plus large de la vie. Les mains de la duchesse glissèrent le long des bras d'Angélique et serrèrent ses doigts avec chaleur.

– Faisons la paix, voulez-vous ? Et puis essayons désormais de nous exposer nos différents points de vue sans nous impatienter. Je crois que nous sommes toutes deux un peu « soupe au lait » comme tous les Français en général et comme les Poitevines en particulier, n'est-ce pas ?...

Son sourire quêtait un amendement. Elle était à peu près de la même taille qu'Angélique, mais son apparente fragilité qui, par instants, s'accentuait au point de faire craindre qu'elle ne s'évanouît, la faisait paraître plus petite. En ces instants, il émanait d'elle une séduction à laquelle Angélique aurait eu mauvaise grâce de résister.

– Soit, fit-elle consentant à sourire aussi, je reconnais qu'avec l'édit de Nantes nous nous sommes égarées sur un terrain brûlant et qui, après tout, ne nous concerne plus guère. Puisque vous comme moi, nous vivrons désormais en Amérique.

– Oui, cela contraint à envisager d'autres formes d'existence, et peut-être d'assouplir nos conceptions de vie. J'essaierai !...

Elles s'assirent à nouveau. Et Mme de Maudri bourg demanda des détails à propos de ces mariages.

Angélique s'efforça, avec mesure, de situer Gouldsboro et ses ramifications, dans le délicat « pas de deux » auquel la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angleterre se livraient dans cette partie septentrionale du continent américain. Encore heureux que depuis quelques décennies les Espagnols ne s'en mêlassent plus. L'Anglais Drake les avait mis au pas. Trop sûrs qu'ils étaient de pouvoir partager le continent américain tout entier avec les Portugais selon les seules décisions du Pape.

Elle décrivit la position de la Baie Française, plus proche voisine des Anglais que des Français, soumise à eux par le traité de Bréda, mais demeurant sous l'influence française par ses habitants, par les postes et établissements qu'elle y gardait, en fait une région trop isolée et abandonnée des uns et des autres pour être régie par ces gouvernements lointains. De plus, couverte sur une mer d'une richesse exceptionnelle, qui ne gelait jamais, son indépendance naturelle la promettait à un avenir commercial exceptionnel, pour peu qu'elle pût s'organiser sous ses propres lois.

Dés qu'on parlait affaires, la duchesse de Maudribourg devenait très attentive et cessait de régler sa conduite sur des données mystiques élevées mais hasardeuses.

C'était un point commun entre elles deux. Elles pouvaient se comprendre à demi-mot et mettre cartes sur table.

La jeune veuve était très capable, et très au point sur les arcanes ou vicissitudes du commerce colonial, aussi bien français qu'anglais. Elle savait ce que les chiffres voulaient dire, avait le sens de ce qu'il fallait exiger au départ pour qu'une entreprise ne devînt pas déficitaire.

Comme tous les Français, qui tournaient leurs regards vers la colonie, elle s'intéressait fort aux pelleterines Angélique lui confirma ce qu'elle semblait savoir déjà : les sauvages des rivières Pentagoët et Saint-Jean étaient ceux avec qui on en traitait le plus. Les premiers fournissaient des peaux d'élans et d'ours, les seconds plus de castors et de loutres. Les peaux d'originals de la rivière Saint-Jean s'élevaient, une année ordinaire, à trois mille, celles de la rivière Pentagoët au double.

Voilà pourquoi ce baron de Saint-Castine est si riche, dit la duchesse d'un ton rêveur. En somme Gouldsboro pourrait devenir un port franc ?

Angélique ne confirma pas qu'il l'était déjà. Il fallait laisser à la duchesse le temps de peser entre sa fidélité au roi de France qui entraînait automatiquement le salut de son âme et ses intérêts financiers. Il semblait qu'elle eût toujours su mener sa barque sur ce point, mais elle se trouvait devant un dilemme.

– Je me rends compte à la lumière de vos paroles et de ce que j'ai vu ici, que l'avenir de l'Amérique est sans doute dans l'indépendance de ceux qui veulent la faire prospérer et non pas d'être lié à des obligations lointaines. Mes filles auraient certainement grand avantage matériel à s'établir ici. Mais la richesse n'est pas tout sur la terre...

Elle poussa un profond soupir.

– Ah ! Que j'aurais aimé pouvoir m'entretenir avec un de ces messieurs de la Compagnie de Jésus, afin de recevoir leur direction. Ils ont des grâces spéciales pour éclairer les âmes, et sont beaucoup plus larges d'esprit que vous ne semblez le croire. Ainsi pour eux, seul un but sacré compte, mais s'il peut se concilier avec une bonne assise matérielle, ils n'en sont que plus partisans. Un Jésuite verrait peut-être en cette affaire \a possibilité de compenser l'influence huguenote et anglaise dans vos parages. La foi de mes filles est solide. Elles sauront la communiquer à leurs époux et maintenir sur ces rivages la présence de la vraie religion. Qu'en pensez-vous ?

– C'est un point de vue, dit Angélique en se retenant de sourire. Il vaut bien celui de vouloir extirper l'hérésie par la seule violence.

Elle pensait que les Jésuites eux-mêmes devaient avoir parfois « du fil à retordre » avec leur – apparemment – inoffensive et docile pénitente, la duchesse de Maudribourg. Elle devait savoir les battre sur leur propre terrain en fait de raisonnements spécieux. Cela expliquait sans doute son influence et sa réputation dans les milieux théologiques. Mais la « bienfaitrice » en elle n'en restait pas moins réticente vis-à-vis du détournement de ses filles de la mission pour laquelle elle les avait engagées.

– J'ai promis à Notre-Dame d'aider à l'édification de la Nouvelle-France, dit-elle avec entêtement, et je crains qu'en me laissant inspirer par les intérêts que vous m'exposez, je ne manque à cette promesse sacrée.

– Rien ne vous empêche de conduire à Québec celles de ces jeunes femmes qui ne désireront pas rester ici. Et les autres ayant trouvé le bonheur qu'elles sont venues chercher dans le Nouveau Monde seront un gage d'alliance avec nos compatriotes du Nord. Nous ne désirons que l'entente...

Elles devisèrent encore jusqu'à ce que l'ombre eût envahi la maison. Les maringouins et les moustiques commencèrent à susurrer dans la pénombre, et Ambroisine se plaignit, en raccompagnant Angélique sur le seuil, des tourments que ces insectes lui faisaient endurer dès qu'approchait le crépuscule.

– Je vais aller vous quérir un peu de mélisse dans le jardin d'Abigaël, lui dit Angélique. En brûlant, ces petites feuilles dégagent un délicieux parfum, qui a la propriété d'éloigner nos tourmenteurs du soir.

– Il est bien vrai comme l'ont dit les missionnaires que les maringouins sont ici la seule plaie d'Egypte contre laquelle seule la fumée agit un peu. Merci d'avance pour votre mélisse.

Elle ajouta, comme poussée par une impulsion subite :

– Votre amie n'est-elle pas près de son terme ?

– Oui, en effet. Je pense que d'ici une semaine notre colonie comptera un petit personnage de plus.

La duchesse de Maudribourg regardait vers le golfe parsemé d'îles, qui, une fois encore, s'incendiait des mille feux du couchant. Leur reflet avivait sa carnation pâle, et ses yeux paraissaient briller avec une intensité plus grande.

– Je ne sais pourquoi, mais j'ai le pressentiment que cette jeune femme va mourir en couches, fit-elle d'une voix blanche.

– Que dites-vous ? cria Angélique. Vous êtes folle !

Subitement les paroles de la duchesse cristallisaient l'une des appréhensions vagues qui la tourmentaient. Oui ! Elle n'avait pas voulu se l'avouer. Mais elle aussi craignait pour Abigaël. Elle sentit le cœur lui manquer.

– J'ai eu tort de vous dire cela, s'effraya Ambroisine, la voyant pâle comme la mort ; décidément, je vous blesse sans cesse. Ne m'écoutez pas ! Certaines paroles me sortent de la bouche sans que j'y prenne garde. Mes compagnes au couvent m'accusaient d'être devineresse et de prédire l'avenir. Mais il n'y a pas que cela. Voyez, je songeais à l'inconfort de mes filles dans ce pays éloigné de tout secours, lorsqu'elles se trouveront à leur tour dans la difficile éventualité de mettre un enfant au monde et l'effroi m'a traversée.

Angélique faisait effort pour se calmer.

– Ne craignez rien. D'ici là, il y aura, à Gouldsboro, pharmacopée plus achalandée et médecins plus savants qu'on n'en trouve à Québec. Quant à Abigaël...

Angélique se redressa et parut grandir dans sa volonté d'affronter le sort. Le soleil faisait étinceler sa chevelure d'or pâle.

– Je serai là, moi, son amie. Je l'assisterai et, je vous le promets, elle ne mourra pas !

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