Chapitre 6

– Cette duchesse de Maudribourg et ses gens me fatiguent, fit remarquer Angélique, lorsqu'ils se retrouvèrent au-dehors descendant vers la grève. On dirait qu'elle leur fait perdre la tête. Jamais je n'ai ressenti une aussi grande surprise qu'en la voyant. Pourquoi donc m'étais-je figuré que c'était une grosse femme âgée ?... Son titre de duchesse, sans doute, et aussi celui de bienfaitrice...

– Et puis le fait que vous la saviez veuve du duc de Maudribourg décédé il y a peu d'années à un âge avancé. Si je calcule bien, il aurait aujourd'hui plus de quatre-vingts ans... et n'en serait pas moins l'époux de cette fort jolie femme, avec quelque quarante ans d'écart d'âge avec elle.

– Ah ! Je commence à comprendre, s'exclama Angélique, c'est donc cela ! Un mariage entre fiefs comme trop de jeunes filles, presque des enfants parfois, doivent en subir pour complaire à leurs familles.

En frissonnant, elle appuya sa joue contre l'épaule du comte.

– Moi aussi je me souviens, quand je me rendais à Toulouse, je croyais que j'allais épouser un vieillard... un monstre, un Gilles de Retz...

– Le duc de Maudribourg était un peu tout cela à la fois. Débauché, lubrique, sans scrupule. On disait qu'il faisait élever dans des couvents de jolies fillettes orphelines afin de pouvoir dès leur puberté, soit en faire ses maîtresses, soit même, quand elles étaient de noble origine, les épouser. Il semble qu'il s'en lassait vite, et, à la mort de ses trois, non, quatre, premières épouses, on a beaucoup murmuré à son sujet, disant qu'il les avait fait empoisonner. Le jeune roi l'a même banni pendant quelque temps de la cour. Maudribourg n'en était pas moins au mariage de celui-ci, à Saint-Jean-de-Luz. Mais je refusai de le rencontrer... précisément à cause de votre jeune beauté. Il était venu auparavant me visiter, à Toulouse, car il voulait avoir des secrets de magie pour convoquer le Diable.

– Quelle horrible histoire, mon Dieu ! Était-il déjà marié avec la présente duchesse au mariage du roi ? Non, cela ne se peut, elle était trop jeune encore, pauvre enfant !...

– Elle n'est pas si jeune que cela, fit Peyrac avec

une certaine causticité, je ne la crois pas tellement enfantine. C'est une personne d'une grande intelligence et d'une culture extraordinaire.

– Mais... on dirait que vous la connaissez, elle aussi ? S'exclama Angélique.

– De réputation seulement. Elle a soutenu une thèse en Sorbonne sur le calcul infinitésimal inventé par M. Descartes. C'est à ce titre que, voulant rester au courant des évolutions de la Science en Europe, j'ai entendu parler d'elle. J'ai même lu un opuscule de sa main où elle mettait en doute non seulement Descartes, mais aussi les lois de gravitation de la Lune... Quand la duègne des Filles du roi a prononcé le nom de leur bienfaitrice, je n'étais pas certain qu'il s'agissait vraiment de la même femme. À moi aussi, cela me paraissait quelque peu invraisemblable, mais il s'avère que Gouldsboro enferme en ces murs un des premiers docteurs honoris causa de notre temps.

– Je n'arrive pas à y croire, murmura Angélique. Que d'événements en quelques jours !

Ils arrivaient au bord de l'eau. À marée haute un petit échafaudage de bois s'avançant assez loin permettait de descendre sans encombre dans une chaloupe à flot. Jacques Vignot vint au-devant d'eux, levant haut une lanterne pour les guider. La nuit était lourde de brume mais cependant pas tout à fait obscure. Une lune invisible laissait filtrer, à travers les brouillards, des traînées de lumière fuligineuses qui miroitaient comme de mystérieuses lucioles au gré du mouvement des vagues, entre le réseau plombé des presqu'îles et des récifs. Il y avait quelque chose d'un peu inquiétant dans ces jeux de lumières sourdes et fugitives. Ces écharpes de brume qui erraient, on aurait dit des présences monstrueuses guettant l'inconnu.

Ils allaient s'engager sur le môle, lorsque, venu on ne sait d'où, lointain, et pourtant perceptible, déchirant, un cri s'éleva, un cri de femme.

Il vrilla longtemps, terrible, interminable, comme né d'une souffrance inhumaine, d'une torture indicible qui n'en finissait point.

Il semblait jaillir de la nuit même, du plus profond point de suie noire des nuées tourmentées au-dessus d'eux.

Il vrillait à travers l'obscurité, sans fin, et le vent semblait le porter et amplifier à l'infini l'écho suraigu de ce hurlement, où vibrait une douleur sans nom, mais aussi comme les râles d'une haine et d'une rage démoniaques.

Ceux qui l'entendirent sentirent leur sang se glacer dans leurs veines et restèrent pétrifiés.

Adhémar laissa échapper la lanterne qu'Angélique lui avait imposée. Il tremblait tant qu'il ne parvenait pas à se signer.

– La Démone... la Démone..., balbutia-t-il. Cette fois ça y est ! Vous l'avez entendue, pas vrai ?

Si endurcis qu'ils fussent, les autres matelots étaient troublés.

– Qu'est-ce qui se passe par là de mauvais ? dit l'un d'eux en regardant vers le fond de la nuit, qu'est-ce que vous en pensez, monseigneur ?... Une femme en détresse ?...

– Non, c'est la voix d'un esprit, dit un autre. J'peux pas m'y tromper. J'en ai entendu de tout pareils du côté de l'archipel des Démons dans le golfe de Saint-Laurent... Pourtant cela n'est pas venu de la mer...

– Non, plutôt du village, remarqua Peyrac, et même on aurait dit, du fort.

Angélique pensa à la duchesse de Maudribourg.

Un tel cri ne pouvait avoir jailli que de la poitrine d'un être rendant son dernier soupir. Persuadée tout à coup que la malade venait d'expirer sans rémission, Angélique remonta en courant vers les habitations, se reprochant de n'avoir pas été assez perspicace et d'avoir abandonné cette malheureuse femme à sa dernière heure.

Elle arriva à bout de souffle et aperçut deux silhouettes qui se penchaient dans l'encadrement lumineux d'une fenêtre ouverte.

– Que se passe-t-il ? héla-t-elle.

– Je ne sais pas, répondit la voix de Delphine du Rosoy. Quelqu'un a crié au-dehors. C'était affreux ! Nous en sommes encore toutes tremblantes.

– On aurait dit que cela venait de la forêt, renchérit Marie-la-Douce qui se tenait près d'elle.

Angélique demeurait perplexe.

– Non, cela venait de par ici. C'est étrange que vous n'ayez pas eu la même impression... Mme de Maudribourg n'a pas été dérangée par ce cri ?

– Non, heureusement !

Marie-la-Douce jeta un regard derrière elle, vers l'intérieur de la pièce.

– Elle repose calmement, Dieu soit loué !

– Eh bien ! Fermez les volets maintenant et reposez-vous également. Une bête a peut-être été prise au piège dans les bois. De toute façon, Marie, vous ne devriez pas être ainsi debout. C'est assez d'émotions pour vous aujourd'hui ! Allez vite vous mettre au lit, ma petite, si vous voulez me complaire.

– Oui, madame. Vous êtes bien bonne, madame, répondit la jeune fille dont la voix se fêla subitement.

– Bonne nuit, madame, dit Delphine, gentiment.

Elles se retirèrent et repoussèrent le lourd vantail de bois.

Un instant, debout dans l'obscurité, Angélique chercha à discerner à nouveau l'écho de ce cri horrible. Il vibrait encore, lui semblait-il, autour d'elle.

« Qui souffre ainsi dans la nuit ? l'interrogea une voix secrète intérieure. Quel démon succube égaré ?... Ah ! Je perds l'esprit. « Ils » vont me rendre folle avec leurs sornettes... Joffrey !... »

Elle s'aperçut alors qu'elle était seule de nouveau et une terreur soudaine s'empara d'elle.

– Joffrey, cria-t-elle à son tour, Joffrey, Joffrey ! Où êtes-vous ?

– Mais je suis là, répondit la voix du comte qui montait à sa rencontre. Allons, que se passe-t-il encore, mon cœur ? Quelle est cette panique ? Décidément, vous n'en pouvez plus.

Elle se jeta contre lui et l'étreignit convulsivement.

– Ah ! Que j'ai eu peur tout à coup ! Ah ! Je vous en prie, ne nous quittons plus ce soir, ne nous quittons plus, sinon je vais en mourir !

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