Chapitre 11

Alors, presque furtivement, Angélique ressortit du fort. Serrant contre son sein la misérable petite créature mourante, elle se dirigea vers la maison des Berne. Elle marchait vite, dans la nuit, craignant jusqu'à la clarté de la lune qui eût pu la dénoncer. Par chance, la porte de la demeure des Berne était ouverte. La famille soupait à la lueur des chandelles.

Angélique parut sur le seuil. Elle devait être décomposée et avoir une expression inhabituelle car Gabriel Berne se dressa d'un bond et s'écria, comme il l'eût fait à La Rochelle lorsqu'il lui parlait de maître à servante.

– Mon enfant, qu'avez-vous ? Êtes-vous souffrante ?

– « Ils » ont voulu tuer mon chat, fit Angélique d'une voix qui chevrota malgré elle. « Ils » l'ont frappé et torturé. Il va mourir.

– Mais qui « ils » ?...

– Les Démons !... Les Démons qui veulent notre perte.

Ils la considérèrent atterrés.

– Angélique, appela la voix d'Abigaël, venez près de moi.

De son lit, elle pouvait voir ce qui se passait dans la pièce voisine.

– Angélique, venez, insista-t-elle, impérative et douce, posez ce chat sur le lit. Les enfants vont le soigner... Et venez vous asseoir ici. Vous êtes à bout.

Elle tendait la main, persuasive, amicale. Angélique obéit à cette injonction maternelle. Elle posa le chat, s'assit près du lit et s'abandonna sans force contre l'épaule d'Abigaël.

– Nous ne survivrons pas, gémit-elle. Cette fois, je le sens. Le Mal sera le plus fort. « Ils » vaincront à la fin. Il ne reviendra pas et j'en mourrai...

– Ne parlez pas ainsi !

Abigaël la serrait contre son cœur. C'était elle, ce soir, qui la rassurait.

– Mais si, il reviendra, la gourmandait-elle à mi-voix. Vous le savez bien. Il survit à tout. Vous-même me l'avez dit un jour : qui peut avoir raison de lui ? Il n'est pas de combat dont il ne sorte victorieux. Dans quelques jours, qui sait demain peut-être, il sera là, ayant réglé ses comptes au mieux, les affaires de la Baie Française. Et vous rirez de vos frayeurs.

– Mais qu'a-t-on fait à mon chat ?...

– Un accident... Une charrette qui l'aura heurté, un matelot impatient qui l'aura écarté un peu trop brutalement...

– Il vient de boire un peu d'eau, dirent les enfants.

C'était bon signe.

– Lui aussi survivra, affirma Abigaël. N'oubliez pas que les chats ont sept âmes. Et la tradition populaire n'affirme-t-elle pas qu'ils sont plus forts que les démons ?

Devant tant de chaleureuse amitié, Angélique retrouvait son assise.

– Pardonnez-moi.

Elle se redressa, passa les mains sur son front comme pour écarter tant de pensées désastreuses et secoua la tête.

– Décidément, je suis stupide... C'est la mort de ce Jésuite qui m'a bouleversée. Certes, c'était un homme dur mais je l'aimais bien, malgré tout. Et il serait devenu notre allié...

– Restez avec nous cette nuit, décida maître Berne. Vous avez trop présumé de vos forces et nous sommes coupables de vous avoir laissée dans la solitude, après l'affreux spectacle dont vous aviez été le témoin ce tantôt. Deux hommes de Dieu ! marmonna-t-il en hochant la tête. Est-ce possible ? Jamais l'on ne vit plus atroce combat sous les cieux... Restez, madame, et reposez près d'Abigaël. Pour moi, je vais dormir dans le wigwam de Martial.

Elle borda Laurier comme autrefois à La Rochelle, alla embrasser Séverine dans son grenier, couvrit le feu de l'âtre, jeta quelques feuilles de citronnelle sur un brûleur afin d'éloigner les moustiques et les maringouins.

Puis elle tira à demi la porte entre les deux pièces, ne gardant qu'une chandelle dans la chambre d'Abigaël, et elle donna ses soins au bébé.

L'asile était plein de quiétude, de chaleur humaine, de tendresse. L'étau qui oppressait le cœur d'Angélique se desserrait. Elle était en sûreté, ici parmi ses amis.

– Puisque nous parlions de Martial, sauriez-vous me dire où se trouve mon Cantor avec lequel il semble associé pour je ne sais quels mystérieux travaux ?

– La jeunesse aime le mystère et à se donner de l'importance, répondit Abigaël en souriant. Martial m'a laissé entendre qu'ils avaient reçu de M. de Peyrac une mission à mener à bien en son absence et qui les entraîne à naviguer à travers les îles. Il ne m'en a pas dit plus, mais je sais qu'ils font leur rapport au gouverneur et prennent ses directives chaque fois qu'ils reviennent au fort.

Angélique dit : « Bien ! » et soupira. Il valait bien mieux ne pas se mettre martel en tête pour Cantor.

La bonté et la sérénité d'Abigaël, l'affection, ce lien amical était précieux. En l'absence de son mari, elle en estimait mieux la valeur. Loin de les séparer et d'accentuer leur différence de culture et de religion, la terre d'Amérique les avait rapprochées. Elles avaient des souvenirs communs, des buts communs. Appuyée à son oreiller de soie écarlate, Abigaël était très belle. Ses longues tresses blondes encadrant son fin visage de porcelaine.

Le bébé paraissait sage et patient, mais suçait son poing avec frénésie.

– L'ai-je assez nourrie ? s'inquiéta Abigaël.

– Avez-vous bu toute la tisane que je vous avais préparée ?

– Séverine a oublié de me la donner, avoua la jeune mère confuse.

– Je l'avais pourtant placée bien en vue, quel dommage !

Elle retrouva le pot dans le coin du foyer où elle l'avait posé, mais le petit Laurier l'avait masqué avec son panier de coquillages quand il était revenu de la pêche ce qui excusait l'étourderie de Séverine.

– La tisane est encore tiède. Je vais vous en faire boire une tasse, dit Angélique en revenant près de son amie.

Elle commença de verser le breuvage, mais elle était nerveuse et lasse et ses mouvements s'en ressentaient. Quelques gouttes tombèrent sur l'oreiller écarlate, ce qui accentua sa contrariété.

– Tant pis. Je préfère vous préparer une décoction fraîche. Ce sont des feuilles très fragiles et je vois que le liquide a pris une vilaine couleur foncée.

Elle alla à la fenêtre et jeta le contenu du pot au-dehors. Puis elle maintint le vantail grand ouvert et respira avec délices l'air de la nuit. En lisière de la forêt, la maison était tout environnée de senteurs délicates.

Angélique rinça le pot et, tandis qu'il séchait, retourné, sur le caillebotis de bois, elle prépara la potion dans un autre récipient. Abigaël but sagement. Angélique avait ôté la taie de soie rouge souillée et l'avait remplacée par du linge propre. Elle approcha la bercelonnette au lit de la mère, alla encore jeter un coup d'œil à son pauvre petit chat tapi dans un coin et luttant avec une ténacité muette contre la douleur et la mort. Tant bien que mal elle avait oint ses plaies d'un baume, essayé de lui donner à boire. Mais il s'y refusait. Pourtant lorsqu'elle lui parla, il répondit par un roucoulement léger et doux, ce qui prouvait qu'il demeurait lucide et attentif. Elle se prépara pour la nuit. Elle laisserait la fenêtre grande ouverte car il faisait très chaud. Elle souffla la bougie, ne gardant dans un coin de la pièce qu'une petite veilleuse à huile dans un verre de couleur. Elle ôta son corsage et sa première jupe et alla s'étendre près d'Abigaël.

De leur lit elles pouvaient contempler la nuit d'un bleu voilé aux tremblantes étoiles. Un vent léger faisait remuer des feuillages proches et tout au loin parvenait l'appel des loups-marins dans le golfe.

– Abigaël, dit brusquement Angélique, vous ne souhaitiez pas voir se réaliser le projet de mariage entre l'équipage de Colin et les Filles du roi, n'est-ce pas ?

Abigaël tressaillit légèrement.

– Certes, cela posait des difficultés, mais tout compte fait... cela ne me regarde pas, dit-elle, hésitante.

– Mais votre mari, Manigault, les autres, étaient contre ?

– Oui, avoua Abigaël franchement.

Angélique resta silencieuse un moment.

– Pourquoi êtes-vous allée en entretenir la duchesse de Maudribourg et non moi-même ?

La jeune femme tressaillit derechef.

– La duchesse désirait avoir mon opinion, balbutia-t-elle.

Mais Angélique eut l'impression qu'elle rougissait dans l'ombre. Pourquoi Abigaël voulait-elle dissimuler ce fait qu'elle avait été chargée par les protestants de sonder les intentions de la « bienfaitrice » ? Parce que, sans doute, elle n'approuvait pas l'attitude de ses coreligionnaires, de son mari, et ayant de l'amitié pour Angélique elle essayait de minimiser la sourde opposition que les Huguenots ne cesseraient jamais d'élever contre Joffrey de Peyrac. Elle savait qu'Angélique en souffrait. Et Angélique, en effet, se sentait le cœur lourd, mesurant combien il était vain d'espérer que les hommes puissent faire fi de leurs vieilles querelles pour bâtir une vie nouvelle.

L'autre jour, pendant sa visite chez les Berne, elle avait comme éprouvé la sensation que même ce miracle était possible sur la terre d'Amérique. Mais elle savait qu'elle accordait trop à la bonne volonté de l'être humain. Un instant, l'effleura la pensée que c'était peut-être parmi les Huguenots qu'il lui faudrait chercher le fomenteur de ce complot qui tendait à les dissocier, à les démoraliser, elle et son mari, ainsi qu'à détruire l'atmosphère de Gouldsboro. À leurs yeux jaloux, le port était envahi par trop d'indésirables qu'y admettait Peyrac. Elle voyait assez bien l'un d'eux aller exciter l'irascible Patridge contre le Jésuite dont la présence chez eux leur était aussi intolérable que celle de Satan lui-même. Mais le piège dans l'île du Vieux-Navire... le petit chat ?... Non... Il y a avait quelque chose de vicieux, d'inhumain dans de tels actes...

Certes, on pouvait dire des Huguenots que, d'une certaine façon, ils étaient féroces pour eux-mêmes et pour les autres, mais surtout dans leur jugement... Certes, leur révolte sur le navire Gouldsboro pendant leur voyage commun avait prouvé qu'ils n'hésitaient pas à passer aux actes et que leur sens de la justice et de la reconnaissance était assez singulier...

Mais il y avait en eux des qualités de droiture intransigeante, d'honnêteté presque naïve, presque puérile, qui était proche de sa propre conception de vivre... et elle ne pouvait s'empêcher... de les aimer. Oui, de les aimer ! Et c'était affreusement pénible de sentir que peut-être ils continuaient à tramer contre elle, et surtout contre Joffrey, l'homme qu'elle aimait, ces pièges destinés à le faire trébucher... La vie lui apparut soudain sans recours, accablante...

Elle sentit la main d'Abigaël prendre la sienne.

– Mon amie, murmura la jeune accouchée, ne soyez pas triste, tout s'arrangera. Je suis là et vous m'êtes si chère. Pendant l'hiver, combien de fois avec Gabriel avons-nous parlé de vous, et de M. de Peyrac, de vos fils et d'Honorine que nous aimons tant. Combien de fois nous éveillant la nuit, écoutant passer ces rafales terrifiantes, chargées de neige, avons-nous pensé à vous, si loin, perdus au sein de cette forêt sauvage, si seuls, avec vos jeunes enfants, quelques fidèles... Nous avons compris à ces instants-là ce que vous représentiez pour nous... Quand j'avais le cœur trop étreint d'angoisse, Gabriel me disait : « Ne crains rien, ces êtres-là ne peuvent pas périr !... Ils sont marqués au front par le destin, ils triompheront de tout ! » Et il avait raison. Vous êtes là, apportant à tous la force de surmonter les écueils. Il me parlait de vous. Il m'a raconté comment, à votre première rencontre, dans le Poitou, il vous avait assommée à coups de bâton... Il en a encore des remords. C'était vous... Mais ce n'était pas la première rencontre... Il m'a aussi raconté le passé.

– Alors vous savez donc tout... sur ce jeune protestant qui a pris en croupe une femme misérable pour l'aider à sauver son enfant.

– Oui... et il me disait souvent... C'est le destin. De tels liens, il faut s'incliner, comprendre que nous avons quelque chose à faire ensemble avec eux sur cette terre malgré nos divergences d'état et de religion...

Abigaël rit légèrement.

– Vous le connaissez, maître Berne. Il oublie parfois ses bonnes résolutions sous le coup de la colère... mais il se reprend vite. Je crois pouvoir dire qu'il a pour M. de Peyrac une estime sincère, plus, une grande admiration... Oui, l'inquiétude que vous nous avez inspirée nous révélait la profondeur de nos sentiments. Lorsque, à l'automne, nous avons vu le coureur de bois Maupertuis revenir avec les chevaux, que nous avons appris comment vous aviez affronté les Iroquois, sacrifié votre fort de Katarunk et une partie de vos vivres pour échapper à leur vengeance, comment vous vous étiez enfoncés encore plus avant dans les bois, nous avons frémi d'anxiété. « Jamais nous ne les reverrons », disaient les uns... Oui, je peux affirmer que nous nous sommes fait plus de soucis pour vous que pour notre sort propre...

– Pourtant, pour vous aussi l'hiver fut rude, je gage.

– Rude... certes ! Il a neigé. Le rivage était blanc, la mer noire et violente mais libre sous les yeux. Nous pouvions garder contact avec nos voisins. Nous avons eu de bons échanges avec les Français de Port-Royal, les Anglais de Salem ou de Portland. On a continué à commercer malgré les tempêtes... N'empêche ! L'homme se sent seul et faible lorsque souffle la bise sur les côtes d'Amérique. Mais voici l'été et nous recevons le fruit de nos efforts et de nos luttes... Goûter le bienfait de cette liberté que vous nous avez acquise si généreusement.

Chaque parole d'Abigaël avait été un baume sur le cœur d'Angélique. Elle ne pouvait douter de la sincérité d'une si chaleureuse amitié et elle chassa toute pensée amère pour ne garder que la douceur de l'heure présente et trouver en devisant avec Abigaël le réconfort dont elle avait besoin. Elle parla de Joffrey, l'évoqua devant les Iroquois et, plus tard, au fort Wapassou, aidant chacun à vivre.

– Un tel homme ! Comment ne pas l'aimer !

Elles s'endormirent enfin comme deux enfants.

Vers le milieu de la nuit la petite Élisabeth pleura.

Angélique se leva et la mit au sein de sa mère. Tandis que l'enfant tétait, Angélique, maîtrisant son appréhension, alla voir si le petit chat n'était pas mort. Elle ne le trouva pas. Il avait changé de place. Elle le découvrit, hissé sur le fauteuil capitonné d'un épais coussin. Sans doute avait-il estimé qu'un grand malade avait droit à quelque chose de plus confortable qu'un misérable coin de carrelage.

Il lapa avec avidité le lait qu'elle lui présenta.

– Je crois qu'il en réchappera, chuchota-t-elle tout heureuse à Abigaël.

– Quel bonheur ! Et je me réjouis de vous voir sourire à nouveau.

Avant de se recoucher, Angélique garda un peu la petite Élisabeth dans ses bras. Elle la berçait, allant et venant dans la pièce, fredonnant tout bas.

Elle s'arrêta près de la fenêtre ouverte. La lune, plus basse à l'horizon, continuait de répandre sa clarté laiteuse, irréelle, et une grande paix émanait de ce paysage en camaïeu, gris perle sur fond de cendres.

Angélique contemplait en souriant avec tendresse le petit visage de l'enfant endormie dans le creux de son bras. L'innocence de ce visage s'accordait avec la sérénité de la nuit.

Regardant vers la mer, Angélique songeait.

« J'aimerais avoir encore un enfant de lui... Quelle folie ! Mais c'est ainsi !... »

Elle posa ses lèvres à plusieurs reprises sur le front pur du bébé.

Les feuillages touffus et noirs murmuraient en contrebas. C'était une chanson douce.

Mais de cette paix nocturne jaillit soudain une sorte de sanglot lugubre qui se termina en un cri, terrible et prolongé.

Le cri ! Comme l'autre fois. C'était tout proche. Angélique s'était rejetée en arrière, serrant l'enfant contre elle. Un frisson glacé l'ébranla.

– Qu'est-ce ? interrogeait Abigaël redressée dans son lit, qui a crié ainsi ?

– Je ne sais pas.

– Je n'ai jamais entendu un cri pareil.

– Moi si, une fois... C'est peut-être une bête sauvage.

– Fermez la fenêtre, supplia Abigaël.

Angélique lui remit sa fille et revint tirer le volet, sans avoir le courage de sonder l'obscurité. Elle mit la barre de fer en travers.

– Qui peut avoir crié ainsi ? répétait Abigaël. On dirait une âme en peine qui se plaint...

Toutes les vieilles superstitions de leur enfance dont les provinces françaises ne sont pas chiches, leur revenaient en mémoire : le loup-garou, le diable aux pieds fourchus, le dragon, la chimère, les âmes damnées, inconsolables.

Angélique décida que la terre d'Amérique était neuve et qu'il fallait se dépouiller de ces frayeurs ancestrales.

Par contre, des menaces plus tangibles pouvaient peser sur eux. Mais Angélique ne voulut pas faire part à son amie des appréhensions, de certains faits inexplicables, de sa certitude qu'il y avait des inconnus qui cherchaient à leur nuire de façon mystérieuse.

Quand elles s'éveillèrent de nouveau, le soleil devait être déjà haut vers l'horizon. Il faisait très chaud dans la chambre trop close.

Il semblait à Angélique que des voix se disputaient, toutes proches, derrière le volet.

On eût dit qu'il y avait une foule de gens assemblés, dans le jardin d'Abigaël, juste derrière la fenêtre.

Elle se leva, assez titubante et mal éveillée, alla tirer le volet et se trouva nez à nez avec un homme en bonnet de coton, un autre en bonnet de fourrure, des femmes, dont la jeune Bertille, la voisine.

– Que faites-vous tous là dans le jardin de Mme Berne ? interrogea-t-elle. Vous semblez fort agités...

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