Chapitre 19

Or, voici que la rade se remplissait à nouveau de navires.

Mais l'on était au troisième jour et Joffrey de Peyrac ne donnait pas le signal du départ, encore que tout parût prêt.

– Que faites-vous ? s'agitait Villedavray. N'entrez-vous pas en campagne ?

– Il sera toujours assez tôt. Ne craignez pas pour vos amis. S'ils tombent aux mains des Anglais...

– Mais je me moque de mes amis ! cria le marquis sans ambages. C'est pour mon navire que je m'inquiète. Des objets sans prix, sans compter pour des milliers de livres de fourrures.

Le comte de Peyrac sourit et regarda le ciel venteux mais toujours bleu quoique parcouru de quelques gros nuages blancs. Mais il ne donna cependant pas le signal du départ ni les raisons du retard apporté à l'expédition punitive dans le fond de la Baie Française. Malgré cela, l'atmosphère restait au départ et l'on s'affairait aux préparatifs.

Pour se rendre au fond de la Baie Française et y affronter la mythologie redoutable des Mic-Macs et des Souriquois, dominée par la lutte du dieu Gloosecap et du castor, et qui se manifeste par la fureur des eaux et sa folie tangible en ce point du monde, Mateconando voulait être assisté de sa fille et de son gendre. Mais le baron se récusa.

– Je dois rester. La traite bat son plein avec les navires, et mes Indiens récoltent de l'eau-de-vie de tous les bords. D'ici peu, ils vont se saouler à mort, et si je ne suis pas là il y aura des crimes dans les wigwams. Sans compter que, moi parti, ils se laisseraient une fois de plus circonvenir par les missionnaires et entraîner dans la guerre contre l'Anglais.

IL fut convenu que Mathilde accompagnerait son père ainsi que deux ou trois guerriers sûrs. Le seigneur gascon ne se séparait pas sans regret de charmante fiancée indienne. Mais Mathilde, intelligente, intuitive, serait précieuse près du chef Etchemin.

Une fois de plus, Élie Kempton, le montreur d'ours, courait les bois à la recherche de Mr Willoagby, qui, dédaigneux de l'importance de son rôle diplomatique, semblait être reparti en expédition forestière avec son ami le glouton.

Cependant, pour donner satisfaction à M. de Villedavray qui s'alarmait, on parla d'un premier embarquement. Les Indiens partiraient avec Mme de Randon et d'Arpentigny. Comme avertie par un courant secret, la population commença à refluer vers le port, et les intéressés eux-mêmes n'étaient point encore avertis qu'on leur confiait déjà des messages pour « ceux du fond de la Baie Française ».

Le père Tournel voulait qu'on atteignît le père Jean Rousse, Jésuite, responsable de la région et dont ils attendaient des instructions. Villedavray pressait son sulpicien de retourner à la rivière Saint-Jean pour veiller sur son navire. Le sulpicien n'y tenait pas. Le frère Marc hésitait à s'embarquer avec les Mic-Macs, tenté qu'il était de rentrer chez M. de Wauvenart par voie de terre, c'est-à-dire par voie de rivières. Ce serait moins rapide mais plus amusant...

Sur ces entrefaites une nuée d'enfants huguenots courant et piaillant comme des moineaux s'abattit sur la plage.

– Dame Angélique, venez vite ! cria d'une voix aiguë le petit Laurier Berne. Il y a un Jésuite qui arrive !

Ce fut aussitôt l'émoi général, même parmi les ecclésiastiques présents. Tel était l'ascendant de la Compagnie de Jésus que les religieux d'ordres moins réputés ne se sentaient jamais à l'aise devant l'un de ses représentants. Sulpiciens, récollets, capucins se rassemblèrent, s'interrogeant sur celui qui arrivait.

– Je suis certaine qu'il s'agit de Jack Merwin, dit Angélique joyeuse. C'est-à-dire le père Maraîcher de Vernon.

C'était lui, en effet. Allant à sa rencontre, guidée par les enfants, Angélique distingua au sommet de la côte la haute silhouette sombre de Jack Merwin, le Jésuite, avec l'enfant suédois à ses côtés. Tout un groupe de Rochelais l'entourait et, en s'approchant, elle perçut des éclats de voix acerbes. Le hasard avait voulu qu'à l'instant où le Jésuite sortait de la forêt avec sa petite escorte, débouchassent par le chemin de la côte les Anglais du camp Champlain, le révérend Thomas Patridge à leur tête. Celui-ci avait aussitôt reconnu son ennemi le plus intime, doublement, triplement haï par lui, en tant que papiste, en tant que Jésuite, et en tant que pilote du White Bird, dont il avait dû subir pendant trois jours l'insolence méprisante. Aussi le choc de la rencontre imprévue avait été violent. Poussant un rugissement préalable, le pasteur puritain avait aussitôt commencé à invectiver le prêtre catholique, le couvrant d'anathèmes selon la meilleure tradition biblique. Il avait aussi donné le ton à l'accueil des Huguenots français, eux-mêmes inquiets et tendus devant cette arrivée. L'apparition d'un de ces Jésuites tant honnis réveillait des craintes et des haines encore vivaces. Elle entendit Manigault questionner de façon peu amène :

– Que venez-vous faire ici ? Nous sommes des Huguenots de La Rochelle bannis de leur pays par ce roi que vous servez et qui vous sert. Nous ne sommes pas partis si loin pour avoir encore affaire à des gens de votre espèce.

Le père de Vernon se tourna vers lui avec hauteur.

– Êtes-vous le chef de ce poste ?

– Ce n'est pas un poste. C'est un établissement français, mais libre.

– Un établissement d'hommes libres, renchérit Berne.

– Et où tout homme peut donc entrer librement ? interrogea le Jésuite en les fixant de son regard perçant.

S'il ne se conduit pas en ennemi, certes, dit Berne après un moment d'hésitation.

Angélique arrivait sur ces entrefaites, un peu essoufflée. Elle s'était hâtée, craignant qu'il n'y eût dès l'abord un éclat irréparable entre ces divers personnages qui semblaient tous avoir, de naissance, « la tête près du bonnet ». Les enfants huguenots lui criaient :

– Dame Angélique, dépêchez-vous, le Jésuite va tuer nos pères.

En la reconnaissant, le visage du père de Vernon s'éclaira. Du moins, ce fut l'impression fugitive qu'elle ressentit, si tant est qu'on pût lire l'expression d'un sentiment sur cette physionomie hautaine, habituellement froide et indifférente. Mais quand elle lui tendit la main, il la serra sans façon, avec chaleur. Elle lui dit spontanément :

– Enfin vous voici ! Je craignais que vous n'arrivassiez après le départ de mon mari.

Il parut surpris.

– Vous m'attendiez donc, madame ?

– Mais oui.

Elle avait toujours été certaine qu'il viendrait. Elle jeta un regard sur les Indiens qui l'accompagnaient.

– Piksarett est-il avec vous ?

– Non ! N'est-il pas ici ?... il m'avait averti qu'il se rendait à Gouldsboro pour réclamer votre rançon.

– Nous l'avons vu en effet. Puis... Il a disparu !

– Il est capricieux, dit le père, en habitué des Indiens.

Ils refaisaient connaissance sur un autre plan. Angélique s'avisait que la personnalité de Jack Merwin était restée gravée en elle, occupant, sans qu'elle en eût conscience, beaucoup de sa pensée et de son intérêt. Ami, ennemi, dangereux ou susceptible de devenir un allié ?...

Il portait la même soutane un peu verdie, un peu trop courte sur ses maigres chevilles de marinier, soutane qu'il avait déterrée sous un arbre, à l'entrée du Penobscot, mais dont le haut collet noir, à revers blanc, ainsi que l'ample manteau, lui communiquait cette apparence de prince espagnol que tout Jésuite doit au fondateur de l'Ordre, Ignace de Loyola. Ce qui le changeait, c'est qu'il souriait parfois et ne mastiquait plus continuellement sa chique de tabac.

Il tenait en main, pour la marche, un long bâton de pèlerin terminé par une simple croix de fer. Cette croix troublait beaucoup les réformés qui craignaient de la voir pénétrer dans Gouldsboro. Mais il fallait s'y accoutumer avec cette église que l'on commençait à construire de l'autre côté du port. Ils suivirent sans trop murmurer Angélique et le Jésuite qui descendaient la principale rue du village. Derrière eux Miss Pidgeon calmait à mi-voix le révérend Patridge, furieux de cette intrusion diabolique.

À mi-chemin, ils aperçurent le comte de Peyrac venant à leur rencontre.

– Voici mon époux, dit Angélique, ne pouvant retenir une inflexion de joie et de fierté dans la voix.

Загрузка...