Je remise, sous la remise, entre le pressoir et la berline désaffectés, la Simca 1000 obligeamment prêtée par Pépère. (Il la fera récupérer demain au Bourget. Son chauffeur ne pourra pas se tromper au parkinge : c’est une Simca 1000 grise !)
Le Grand Cerf est paisible comme un mouton. Nulle lumière ne filtre de ses persiennes closes. Il vit sa nuit provinciale le Grand Cerf, dans la touffeur cirée de ses vieilles boiseries. Les gens qui l’habitent dorment solidement, sans arrière-pensées, sans cauchemars abusifs.
Harassé, je grimpe rejoindre ma femme. Je la trouve plus que réveillée : bavardant avec son amie Anastasia. Elles sont en peignoir. De coton satiné pour l’explosive garde du corps de la provisoire Mme San-Antonio ; de pilou bourru comme un vieux douanier pour la grassouillette épouse du fameux commissaire. Ces jeunes filles gloussent des mots gonflés d’r, assises en tailleuses sur les deux oreillers du plumard.
En m’apercevant, ma chère femme me tend des bras de jeune catcheuse se disposant à coltiner une barrique de picrate.
— Tiens, ma belle vierge est sortie des brumes où vous l’aviez plongée ? remarqué-je en bâillant comme un lion abonné à la Nouvelle Nouvelle Revue Française.
Anastasia me cloque une œillade indécise.
— Pas si vierge que ça, murmure-t-elle. Natacha est en train de me raconter vos prouesses. Bravo, mon cher, vous avez de la santé. J’aurais préféré que vous interprétiez votre « bis » avec moi, naturellement, mais en bonne communiste, je pense aussi aux autres !
Je mate les deux grenouilles avec cet air suprêmement intelligent qu’ont les contractuels lorsqu’ils tirent leur carnet d’autographe de leur vaste poche malodorante (ça n’est pas péjoratif : tous les cirés mouillés puent le flic).
— Mes prouesses ? béé-je.
Anastasia me jette un candide sourire.
— Ne vous troublez pas, beau Casanova, vous savez comment sont les filles. Pires que les garçons sur le chapitre des confidences. Il faut admettre que la perte de sa virginité est pour une femme un événement capital. Et pourquoi tairait-elle la perte de ce qu’elle n’a su garder ? Natacha est une âme simple, donc facilement émerveillée — ce mot existe-t-il en français ? Les causes de son émerveillement sont justifiées, je le sais, car vous êtes à l’amour ce que Lénine fut au socialisme. Ne vous étonnez pas de me trouver dans votre lit, après m’avoir trouvé dessous. La raison en est que votre mignonne épouse s’est réveillée en sursaut après s’être endormie pour de bon. Ne vous trouvant plus à son côté, elle a pris peur et elle est venue me chercher. Il faut reconnaître que c’est triste de perdre presque simultanément son pucelage et son époux.
Tandis que la bavarde Anastasia laisse s’égoutter ses sarcasmes, Natacha est parvenue à me happer. Elle me pétrit le poignet, l’avant-bras et le bras avec des gloussements vachins qui en racontent long comme la ligne Moscou-Vladivostok sur les extases qu’elle a endurées.
— Écoutez, mon petit cœur, dis-je à la blonde pétroleuse, je sais bien qu’on ne prête qu’aux riches, mais si cette grosse tarte à la crème est vraiment dévirginisée je n’y suis pour rien ! J’ai quitté cette pièce peu après vous, sans avoir approché ma dondon. Ne pensez-vous pas qu’elle a rêvé sa nuit de noces ?
Anastasia esquisse une drôle de moue.
— Mon beau mâle, déclare-t-elle, il est des rêves très violents, je ne l’ignore pas, mais jamais ceux-ci n’ont endolori le corps d’une femme que je sache. Natacha n’a pas été l’heureuse victime d’un songe, mais d’un homme. Avec cette impudeur des jeunes filles en veine de confidences, elle m’a retracé les péripéties d’une séquence amoureuse particulièrement corsée, et bien dans votre style. En bref elle a perdu sa vertu avec brio, ce qui est assez rare. Généralement, les femmes ont une pauvrette révélation de l’acte. Il les déçoit onze fois sur dix car leur premier partenaire est soit trop timide, soit trop brutal quand il n’est pas les deux simultanément. Dans le cas de votre épouse, ce fut vertigineux et tendre. Si vous n’avez pas cueilli sa fleur, il faudra dorénavant ne pas négliger votre comportement afin de rester à la hauteur de la situation créée par un autre.
Là-dessus elle éclate d’un rire immense et fou.
Elle a de bonnes excuses, Anastasia. La situation n’est-elle pas abasourdissante ?
Enfin, écoutez, les gars, je vous laisse juges. Le soir de mes noces, je m’embourbe une autre nana que la mienne tandis que cette dernière roupille, puis je vais faire un tour et quand je reviens ma légitime a été oblitérée par un inconnu.
Reconnaissez que des aventures pareilles ne peuvent arriver qu’à moi !
Seulement voilà : qui se l’est payée, la fillette angélique du professeur Bofstrogonoff ? Hein ? Y en a pas un parmi vous qui pourrait m’affranchir ?
Gagné par l’hilarité de la belle blonde, j’y vais aussi de ma rifouille. Quand le grand zygomatique pète son plomb, ça devient maladif, le rire. C’est cruel, douloureux, meurtrisseur. Ça secoue. Ça ébranle, ça défonce. Ça vous fouaille, vous fouille, vous lacère les entrailles, vous dévalve les poumons. Votre rate en pèle. On s’en disjoint la culasse.
Je rigole à en chialer, à m’en déclarer des voies d’eau un peu partout. Je hoquette. Je gémis. Je me fissure. Me fistule. Me vistule en crue. Je craque. C’est trop. Arrêtez, non, je peux plus tolérer, j’insupporte cette intense rigolomanie.
Et cette grosse pêche fondante qui nous regarde alternativement, comme on suit un match de tennis. La fausse dame San-Antonio déberlinguée par un intrépide du scoubidou folâtre ! Vive le sublime satyre qui a pénétré impudemment à l’intérieur de la chambre nuptiale et de la mariée délaissée.
Faudra que je vous raconte tout ça un jour…
Si les petits cochons soviétiques ne me mangent pas !