IV MARDI 23 H 56

— Et maintenant, raconte !

Anastasia Rontéburnansky essuie d’un charmant revers de bras la sueur collant ses cheveux d’or à son front d’albâtre[8].

— Je m’étais juré que tu passerais la nuit de noces en ma compagnie, chéri.

— Vraiment ?

— Je n’en pouvais plus. La pensée que tu puisses faire l’amour avec cette grosse tourte avant de le faire avec moi me rendait folle. Je te désire depuis le premier moment. Jamais, je n’ai convoité un homme aussi fort ! Tu m’as positivement ensorcelée, mon beau mâle féroce !

Elle me caresse doucement la poitrine. Habilement, je lui saisis la main pour lui baisotter le bout des doigts. J’ai pas envie de remettre le couvert. Pas tout de suite. Auparavant, j’ai besoin de me refaire une santé…

— Et tu ne me le montrais pas ! reproché-je. Moi aussi, Anastasia, moi aussi j’étais dingue pour ta pomme. Tu gambadais dans mes rêves et je ne pensais plus qu’à toi.

La splendide créature me sourit derechef[9].

— Il fallait bien que je te laisse accomplir ta mission, chuchote-t-elle.

Un picotement désagréable me cavale sur les hanches comme un cortège de fourmis processionnaires.

— Co… comment ça, ma mission ?

— Allons, chéri, ne joue pas les étonnés, ça te va si mal. Tu dois sûrement très bien mentir aux hommes, mais avec les femmes tu restes un adorable petit garçon. Voyons, ma belle chère jolie brute, il faut être une gourde comme Natacha pour n’avoir pas réalisé que tu lui faisais la cour sur commande et uniquement parce qu’elle est la fille du professeur Bofstrogonoff. C’est comme le mariage d’aujourd’hui… Nous avons beau être russes, mon grand féroce, nous sommes tout de même suffisamment au courant du rituel français pour comprendre qu’il était factice !

Mais qu’est-ce qui m’arrive, dites, les gamins ? Qu’est-ce qui me choit sur la coupole, cette nuit ? D’abord les deux vilains de la chignole, tout à l’heure, et puis maintenant la sublime Anastasia ! M’est avis que nous passons pour de belles poires, le Vioque et mézigue ! Des Williams et des beurrés-Hardy. Je commence à en connaître qu’ont dû vachement se fendre la tirelire en nous voyant agencer notre petite matinée enfantine.

Je me tais, ce qui est la meilleure manière de questionner quelqu’un en veine de confidences. Effectivement, ma partenaire reprend, adossée au ciel de lit qui se trouve maintenant à la verticale :

— Dans le fond, murmure-t-elle, c’était terriblement amusant de te voir t’escrimer à lui débiter des niaiseries que tu ne pensais pas. D’autant que je lisais dans tes yeux, grand fou, le désir que tu avais de moi.

— Et que… que conclus-tu de… heu… cette situation, ma chérie ?

Elle hausse ses épaules nues.

— Je n’ai pas à conclure, heureusement ça ne fait pas partie de mon travail !

Vous ne sauriez croire à quel point il me devient difficile d’avaler ma salive, mes chéries. On dirait que je viens de gober un jeu de cinquante-deux cartes avec ses jokers sans boire un coup pour faire glisser !

— T… t… t… ton travail ? mitraillé-je penaudement.

Elle me virgule un clin d’œil qui exprime toute sa salacité et son dévergondage.

— Tu ne penses tout de même pas que nos camarades dirigeants laissent une idiote comme Natacha, fille d’un personnage éminent, voyager sans un chaperon averti ?

— Et tu es ce chaperon averti ?

— Bien sûr. Je fais partie des services de sûreté.

— Ces services de sûreté sont au courant de… du… ?

— De ta petite combine ? J’espère que tu n’en doutes pas ? Je les ai tenus au courant, jour par jour, presque heure par heure, de tes manigances, si tu me permets ce terme.

— Et ils ont laissé faire ?

— La preuve !

Les Gaulois redoutaient que le ciel ne leur tombât sur la coloquinte. Pour moi c’est fait. Descendant de Gaulois et Gaulois à mes heures, j’ai eu droit à l’avalanche céleste, mes ravissantes. Houyouyouille, quelle dérouillée ! Si j’aurais su, j’aurais pas venu dans cette usine à pistouille ! Tu parles d’une diarrhée en branche, Suzette ! Mamma mia, où ce qu’il a porté ses délicats panards, le San-Antonio chéri ! Il entrevoit un morceau de futur pas comestible à l’horizon. Les lendemains qui chantent, ils vont chanter avec des voix de basses nobles, je vous le dis. Chaliapine ! Les chœurs de l’Armée Rouge, les Bateliers de la Volga, à moi !

— Et pourquoi ont-ils laissé faire ?

— Aucune idée, affirme Anastasia. Ils doivent avoir leurs raisons…

Je me convoque toute affaire cessante pour une conférence à l’échelon suprême. Voyons, c’est insensé !

Les Russes ont compris que je faisais la cour à la fille Bofstrogonoff par calcul, et ils m’ont laissé manœuvrer à ma guise. Ils ont prêté la main à ce faux mariage. Ont joué le jeu sans bavures…

— Pourquoi ? lâché-je avec un regain de véhémence. Pourquoi ?

Anastasia se dresse.

— Tu le verras bien, dit-elle. Tu le verras bien, si toutefois tu ne te dégonfles pas.

Je bondis et la saisis aux épaules.

— Et toi, dans tout ça, qu’est-ce que tu fais, Anastasia ? Hein, réponds : qu’est-ce que tu fais ?

— Ben, tu as vu : l’amour ! me répond la toute ravissante avec un sourire désarmant.

— Tes chefs savent que tu allais coucher avec moi ?

— Oh ça, ils s’en moquent éperdument.

— Tu vas le leur dire ?

— Je ne leur cache rien.

— Tu leur diras aussi que tu as drogué cette grosse conne pour avoir le champ libre ?

— Je ne leur cache rien, répète durement Anastasia.

— Comment t’y es-tu prise pour la médicamenter ?

— Je me suis introduite dans votre chambre avant que vous n’y montiez et j’ai délayé quatre cachets spéciaux dans le petit flacon d’eau de Chbrokoff que Natacha boit chaque soir pour essayer de maigrir. Ensuite je n’ai eu qu’à me glisser sous le lit pour t’attendre.

Elle frotte sa joue contre la mienne.

— Tu ne regrettes pas, j’espère ? N’est-ce pas que c’était bon, grand taureau sauvage ?

— Merveilleux. Mais dis-moi encore, puisque tu ne caches rien à tes supérieurs, tu vas donc leur dire que je sais que vous savez ?

— Bien sûr.

— Ils t’ont demandé de me prévenir ?

— Ils m’ont dit d’agir à ma guise, selon mes impulsions, en précisant que tout ce que je ferais serait bien fait ! Carte blanche, comme on dit chez vous. Alors voilà, j’ai agi à ma guise. Maintenant, il faut que je te laisse, bel amour ardent ! J’espère que nous retrouverons une autre occasion de nous aimer.

Sur ces belles paroles, elle ramasse ses fringues et se dirige vers la lourde. Avant de sortir, elle murmure en désignant le carnage ambiant.

— Excuse-moi, je te laisse faire le ménage !

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