Elle est toujours assise dans son fauteuil, avec sa revue ricaine, m’man. Derrière elle, il y a une fenêtre munie de barreaux. Comme tout à l’heure, spontanément, je toque à la vitre. Je voudrais tant qu’elle m’entende. Capter ces bons yeux bienveillants pour y puiser des forces neuves. Que nos regards se croisent un instant et mon énergie sera plus indomptable que jamais ! Pour elle je soulèverais des montagnes…
Mais elle continue de feuilleter sa maigre revue, afin d’occuper son attention, de tuer le temps. Elle est patiente comme la vie, ma mère ! Sûre d’elle et de la bienveillance divine. Je suis certain qu’elle a confiance, qu’elle m’attend en sachant que tôt ou tard je viendrai la délivrer et la reconduirai à sa cuisine de notre pavillon de Saint-Cloud pour de nouvelles blanquettes ! La dernière fois, elle y a mis quelques rondelles de cornichon et un jus de citron dans sa blanquette. Paraîtrait que sa propre mère la faisait comme ça. C’était royal, j’admets, délectable en plein. J’ai épongé toute la sauce avec du pain.
« — Tu vas me faire prendre du lard, m’man, tellement c’est bon ! »
Elle a hoché la tête.
« — Il vaut mieux faire envie que pitié, mon grand ! »
Car pour elle, les obèses sont gens convoités. De ses origines campagnardes elle a gardé un respect de la graisse, la chérie. À ses yeux ça fait notable, gros minotier ! La bedaine, c’est le rêve des vassaux !
L’arrivée brutale de Birthday rompt l’enchantement. À gestes vifs, il obstrue la lucarne, raccroche le tableau.
— Ça, suffit, dit-il. Allez donc réconforter votre abruti d’auxiliaire, commissaire !
— Pardon ? demandé-je.
Il me désigne Béru, allongé bras en croix sur le plancher.
— Cet idiot a voulu m’agresser par-derrière. Il se croyait dans un western, je suppose.
M’est avis que le Dodu s’est fait cueillir par une de ces fulgurantes et imparables manchettes dont le colonel semble posséder le secret.
— Oh, lui, dis-je, c’est toute la sotte intrépidité de la matière, cela dit il a des qualités.
Le chef de la base hoche la tête.
— Je n’aime guère que vous soyez flanqué d’un crétin pour accomplir le délicat travail qui vous incombe. Il risque de le perturber. Je vais le coller au secret pour vous éviter de traîner un poids mort.
— N’en faites rien ! Il est très précieux. C’est l’auxiliaire idéal, la bête de somme, le valet zélé que ne rebute aucune tâche ingrate. J’aurai le plus grand besoin de lui pour la seconde partie de l’opération.
Tout en m’insurgeant, je masse la nuque au Mastar. Un trait bleuté la sillonne. Je mets au moins cinq minutes à lui faire retrouver l’usage de ses cinq sens, comme disait Camille. Pourtant, à force d’exercices respiratoires je parviens à l’arracher des limbes, mon Béru. Il rouvre ses jolis yeux de veau dessoûlé, considère longuement ce qui l’entoure et articule péniblement en montrant notre hôte :
— Cézigue, il est en acier trempé, il a des yeux derrière la tronche et il est monté sur ressort. Je donnerais dix ans de la vie de ma Berthe pour apprendre son coup du garenne ! J’ai pas eu le temps de piger que j’avais déjà mon taf, San-A.
J’aide la Gonfle à retrouver la position verticale.
— Je crois qu’il est temps de prendre congé, dis-je.
— Surtout, renchérit Bérurier, que si j’en crois mon estomac, vu la façon insistante qu’il crie famille, on doit pas être loin de l’heure de la bouffe.
Sur un léger salut de tête nous gagnons la lourde, emmitouflés dans nos épaisses couvrantes.
— Messieurs ! rappelle Birthday.
On se retourne.
— Depuis un moment, mes hommes se livrent dans votre baraquement à des exercices d’intimidation. Je vous prie de ne pas intervenir, même si leurs manières vous… choquent. Cela fait partie du plan, comprenez-le !
On se casse en silence. Mais au lieu de me diriger tout de suite vers notre estanco, je fais au préalable le tour du P.C. de Birthday !
Béru me regarde tristement.
— Tu penses à ta vieille, hein, San-A. ? demande-t-il après que je l’aie rejoint.
— En effet.
— Tu cherches la manière de la faire carapater d’ici ?
— Maintenant je ne la cherche plus.
— Biscotte tu l’as trouvée ?
Je ne réponds rien car je n’oublie pas que notre conversation est captée. Si vous saviez ce que ça turbine dans ma géniale tronche, mes enfants bien-aimés !
Il sait respecter mes méditations, Alexandre-Benoît, lorsqu’elles revêtent un caractère sacré. Aussi ne recommence-t-il à moufter que dix minutes plus tard, alors qu’on s’apprête à franchir le seuil de notre gentilhommière.
— Tu fais pédoque avec ce collier autour du cou, note le Disert (de gros bide). T’as une idée d’à quoi t’est-ce qu’il sert ?
— Oui, ma Guenille bleue, j’ai une idée…
Le Rembourré m’en arracherait davantage si des cris de femme et de douleur, comme l’écriraient des que je connais, n’achevaient de nous glacer.
On a un reuche pour se précipiter dans la carrée.
Quel spectacle !
On frémit ! On détresse ! On répudie la louche vérité ! Misère humaine ! Calamité des sens ! Vision abjecte ! Infamie du bipède pensant !
Je vous ai pas encore causé des deux poulies fixées à la poutre maîtresse de notre toit ? Faut dire que je ne les avais pas remarquées. À présent on ne voit plus qu’elles. Elles et les deux filles nues pendues par les pieds et que des types hissent et abaissent très vite, tandis que d’autres les fouettent.
Les fouettards ne s’interrompent que pour tremper les lanières de leurs fouets dans un récipient empli d’un liquide rouge. Du piment ! Le cuir dégoulinant entame les chairs fragiles. Le sang coule. Les flagellateurs frappent comme on maniait le fléau, avec une régularité mécanique. Seulement, comme les corps des deux mômes montent et descendent, les bandes de feu les atteignent en maints endroits de leur académie. Tantôt aux jambes, tantôt au bassin. Quelquefois au torse ou à la poitrine, laissant à chaque coup une zébrure emperlée sur la peau d’Anastasia et sur celle de Natacha.
Les bras et les jambes entravés, le professeur Bofstrogonoff assiste impuissant aux tortures. Il hurle son mépris, le cher homme. Il vagit des malédictions ! Il imprécationne à s’en éplucher le gosier ! Son cœur de père reçoit le fouet et saigne plus fort que les jambons de sa fifille… Folles de douleur, étourdies par leur position et le mouvement de va-et-vient qu’on leur imprime, les filles glapissent en cadence.
« Je vous prie de ne pas intervenir, même si leurs manières vous choquent », qu’il nous a recommandé, Birthday !
Tu parles, Georges[16] !
C’est mal connaître vos serviteurs, mes gredines ! Sans nous consulter, nous chargeons dans le tas, Pépère et mégnasse gommeuse !
Ils sont une demi-douzaine, mais occupés !
Nous ne sommes que deux, mais libres !
On rentre dans le tas, comme des braves ! On bille, on tabasse, on s’escrime. Les gueules qui se présentent passent à la démolition systématiquement. On y va du pied, du genou, du coude et de la tête. Béru y va même du dargif dans les périodes urgentes. Il a un coup de prose vachement taurin, pour refouler les plus belliqueux. Vzoum ! Et le gus se retrouve à la renversade ! Reste plus qu’à lui shooter dans le temporal. On fait réellement du bon travail, nous deux ! C’est bon de pouvoir se défouler, de se calmer la nervouse trop longtemps surmenée. On forme une équipe magnifique, Dubidon et moi ! On est les duettistes de la castagne. Les athlètes complets du coup de saton dans les burnes ! Les plus magistraux effeuilleurs de dents qui se soient jamais rencontrés. On enfonce, on défonce, on Alfonse, on fonce. Et bignn ! Et bouingggg ! Et Bongg ! Tapez du pied, jouez du coude ! Un coup de boule à gauche ! Vos paires, gardez-les à droite ! Crachez vos molaires dégencivées, mes lascars. Respirez par la bouche à présent que votre nez ressemble à un emplâtre ! Touchez pas à vos oreilles décollées.
Nous faut une poignée de minutes pour déblayer le terrain. Bientôt, mon pote, t’as six mectons alignés sur le tapis, moins présentables que des steaks hachés. On les traîne par les pinceaux jusqu’à l’extérieur. On va ensuite leur vider la décoction pimentée sur les plaies, histoire de les réconforter. Ma Tatan, comment que ça les ravigote ! Surtout que le bouillon rouge leur gèle instantané sur les fissures ! Ils se mettent à brailler. Et, chose marrante, c’est dans leur langue maternelle qu’ils exclament leur souffrance.
Je relourde. Maintenant faut s’occuper des pauvrettes ! Les dépendre d’abord, puis leur soigner les plaies.
On trouve une bouteille d’huile dans le placard à provisions. Dans ces cas-là, l’huile est un remède efficace.
— Les misérables ! Les misérables ! marmonne Boris Bofstrogonoff, en russe, en français, en suisse romand, en anglais, en sanscrit et en pleurant. Les crapules ! Les monstrueux capitalistes !
Il presse sa fille dodue sur sa maigrichonne poitrine.
— Subis ton calvaire jusqu’à la lie, douceur de mes jours et orgueil de mon être, lui chuchote-t-il. Quoi qu’ils fassent et quoi qu’ils effacent, je ne leur livrerai rien ! Jamais ! Jamais !
Comme il a dit cela en russe, je n’ai pas compris un traître mot. Mais admettez que c’est beau tout de même, non ?