On est peu de chose dans ces cas-là !
Les plus malins deviennent instantanément rabougris du bulbe. Votre pensarde se fripe. Votre entendement fait le serpentin.
Vous ouvrez les yeux, la bouche et l’anus.
Vous bavez !
Vous exhalez des soupirs qui ressemblent à des borborygmes.
Votre sang se retire. Vous voilà la gueule à marée basse.
Le comment je réagis, pas mèche de vous le rapporter ici. Ou alors en vrac, au pif, au jugé.
Je crois que je m’exclame : « Tu parles français ! »
Oui, il me semble que ça débute par cette incrédulation, ma stupeur. Et puis je demande quelque chose dans le genre « Quel être es-tu ? » En moins pompeux, en style plus parlé ! Kiktédonk ?
— Peu importe, répond-elle, là n’est pas la question. Il faut que nous sortions d’ici.
Un changement radical (aurait dit M. Chaban-Delmas jadis) vient de s’opérer en elle. Oh, certes, c’est toujours une grosse fille dodue, mais son regard flamboie. Le courant passe. Elle a allumé ses yeux et on y voit déferler des tripotées de kilowatts bourrés d’ampères, de volts et de tout ce qui permet à la fée électricité d’accomplir ses miracles.
— Du camp ? je balbutie.
— Auparavant, de ce local !
Franchement, elle cause français mieux que vous et presque aussi bien que moi, cette gonzesse ! Ah ! comment elle nous a berlurés, tous ! Empaquetés dans du faf à chiotte ! Roulés dans la fleur de farine pour mieux nous déguiser en crêpes !
Oui, tous : Anastasia en tête ! Et Birthday ! Et Béru ! Sans oublier, bien entendu, votre cher San-A., qui vous aime tant, mes belles demoiselles.
— Ils nous ont bouclés à clé, reprend-elle, la serrure est rébarbative et il n’y a pas de fenêtre.
Le local, je le précise pour vos lecteurs, est éclairé par un globe électrique.
— Où voulez-vous aller ? je lui demande.
Elle me sourit.
— Vous pouvez continuer de tutoyer votre grosse conne, mon cher mari, je ne m’en formaliserai pas.
Puis, répondant à ma question :
— J’ai besoin de me rendre dans le local où sont empilés les soldats morts.
— Pour quoi y faire, Natacha ?
— Vous le verrez bien.
J’essaie de glisser la main dans ma poche revolver gauche, mais mon pouce enflé et à vif ne me permet pas d’achever ce geste.
— Tiens, prends l’objet métallique qui se trouve dans cette poche et passe-le-moi.
Vous l’avez compris, c’est mon « sésame » que je réclame. L’inséparable instrument auquel les portes ne résistent pas davantage que les femmes à mon charme (si je continue, c’est les chevilles que j’aurais d’enflées).
En un tout petit peu moins de pas longtemps, l’huis s’entrouvre. Je suis devenu l’assistant de celle que je prenais pour la plus sombre des truffes, pour la plus épaisse des gourdes et la moins intelligente des glandues. Je guette ses faits et gestes comme l’assistant d’un chirurgien surveille ceux de son grand patron. J’attend ses ordres. Elle me subjugue, Natacha. Qui est-elle ? Que mijote-t-elle ? Mystère. Je suis grisé par la renversée fabuleuse. Au lieu de sortir, elle demande :
— Depuis notre arrivée, il est question d’un laboratoire qu’on devait mettre à la disposition de Bofstrogonoff, savez-vous où il se trouve ?
— Absolument pas !
— Alors cherchez-le !
La voix est devenue autoritaire, le ton péremptoire, l’inflexion sans réplique et l’œil déterminé.
Et le plus poilant, c’est que j’obéis sans rechigner ni risquer la moindre objection. Je suis son serf, son valet, son moujik. Me v’là parti à travers la base, grelottant comme un fanion au sommet de sa hampe car je n’ai rien à me filer sur le râble, avec pour seul but : dégauchir le labo.
Paumé dans l’immensité du camp, à la merci d’une interpellation, je ne sais trop où porter mes pas. C’est alors que j’avise le mec qui bouquinait des libidiniaiseries américaines la veille. Il va à grandes enjambées, en coltinant un appareil bizarre, plein de cadrans et de fils.
Mes amis, rappelez-vous toujours ce que je vais vous causer : quand on n’a pas la conscience tranquille, le plus sage est de se comporter exactement comme si on l’avait. Lorsque vous êtes en infraction, au lieu de fuir les matuches, demandez-leur plutôt votre chemin, ça les désarme.
— Hello, vieux !
Il me coule un œil importuné, tout en continuant d’arpenter.
— Il est marrant, le colonel, dis-je, il me dit d’aller au laboratoire sans me préciser où celui-ci se trouve.
— O.K., suivez-moi, j’y vais.
J’aligne mon compas sur le sien.
— À quoi ça sert, ce truc ? je demande en lui montrant l’appareil qu’il coltine.
— À rendre les gens raisonnables, répond-il de façon fort énigmatique.
— Mais encore, vieux ?
Il se marre.
— Quand j’aurai remplacé les accus de ce foutu bouzin, il suffira de coller cette fiche dans le cul d’un type pour lui donner envie de raconter des tas de choses, vous voyez ce que je veux dire, vieux ?
— Pourquoi pas le lui brancher dans la bouche, vieux, ce serait plus correct, surtout en société, non ?
— Réfléchissez, vieux, si on lui file ça dans le bec, il peut plus parler. Ce bazar est très efficace, seulement il se décharge vite !
— Vous allez vous en servir maintenant, vieux ?
— Ouais, le chef l’attend… Il vient d’entreprendre un gros type sur lequel mon appareil doit obtenir du rendement.
Nous arrivons au labo, lequel est situé à huit baraquements de notre nouvelle geôle.
L’amateur de rousses-en-couleurs-et-non-épilées se baisse et appuie sur un commutateur astucieusement logé dans un nœud du bois. Une veine que je sois tombé sur lui, car la porte n’ayant pas de serrure, j’aurais été drôlement bourru pour pénétrer dans ce lieu sacro-saint.
— À propos, me dit-il en donnant la lumière vous êtes envoyé ici pour quelle raison, vieux ?
— Je dois préparer une décoction de bourre-pif, vieux.
— Ça consiste en quoi ? demande-t-il distraitement en changeant l’accu de son bidule.
— En ceci, vieux ! dis-je en lui plaçant un terrible coup de tatane dans les mandibules.
Sa mâchoire rétrécit au satonnage de huit bons centimètres. Il ressemble à une pipe en terre, le pornographe. J’espère qu’ils ont un dentiste compétant à la base. Si oui, ce mécano de la ratiche aura un joli travail d’orfèvrerie à exécuter s’il veut lui remplacer les dominos ! J’ai plein d’incisives dans le revers de mon futal, les mecs. Et j’aperçois des molaires sanguinolentes sur le carreau. Quant aux canines, je suppose qu’il les glaviotera à son réveil car il est out comme un lendemain de 31 juillet, Dugenou. Indifférent à tout ce qui peut se passer pour un laps de temps indéterminé.
Rassuré sur son compte (mais non sur sa santé) je m’apprête à sortir lorsque Natacha opère une entrée-surprise.
— J’ai suivi votre déambulation, déclare-t-elle, car nous n’avons pas de temps à perdre.
Vous vous rappelez le slogan : « Retroussez vos manches, ça ira mieux ? » Elle le met à exécution dare-dare, ma chère petite épouse, ma doubleuse chevronnée, mon illégitime !
— Surveillez l’entrée ! me jette-t-elle en fonçant vers une grande flaconthèque.
Pour une gravosse, elle a des gestes drôlement directs. Un œil prompt. L’esprit de décision.
Rapide inspection des flacons exposés à son choix. Elle en rafle seize qu’elle dépose sur une table de manipulation. Leurs étiquettes, si elles n’étaient pas rédigées en latin, je vous les lirais, mais elles sont en caractères soviétiques.
— Qu’est-ce que tu bricoles, chérie ? je demande aimablement à l’étrange donzelle.
— Vous le verrez bien !
Vous parlez d’une mère laconique.
— Tu n’es pas très gentille avec moi, remarqué-je, non sans aigreur. Moi qui t’assurais déjà de toute ma tendresse.
— De votre pitié, voulez-vous dire, rectifie-t-elle. Nuance !
Elle mélange des poudres jaunes avec des liquides bleus, comme pour chercher un ton de vert qui puisse s’harmoniser avec sa robe. Mais lorsqu’elle l’obtient, elle fout du carmin dans la décoction. Et puis du blanc ! Et des granulés noirs. Et encore une sorte de matière oléagineuse, brun foncé comme de l’huile de vidange.
— Il ne vient personne ?
— Pas encore !
— Il me faut un bon quart d’heure de liberté.
— Prends-le, je te le donne.
Elle touille sa mixture, comme un cuistot chinois confectionnant un coolie de tomate.
— Ma curiosité te laisse réellement insensible ? je murmure d’une petite voix d’enfant gâté.
Elle me cloque un œil par-dessus son mortier.
— Que voulez-vous savoir ?
— Ben, tout, pour commencer.
— C’est beaucoup et ça serait long.
— Tu t’y connais en chimie ?
— Vous le voyez.
— Tu aidais ton père ?
— Bofstrogonoff n’était pas mon père.
Allons, bon, on continue de faire florès au rayon des surprises.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— La vérité. Il l’ignorait du reste.
— On t’a changée en nourrice ? je rigole.
Elle fustige la blague d’un regard aussi épais que sa pommade.
— Vous ne croyez pas si bien dire. On m’a changée en nourrice ! Sa femme était morte, lui ne pensait qu’à ses travaux, il n’y a vu que du feu !
— Pourquoi cette substitution digne de la Veillée des chaumières d’avant la guerre de 70 ?
— Pour déjouer l’hérédité lorsque l’époque du conditionnement arriverait. Il arrive que les vrais enfants se rebellent.
En voilà un charabia ! Qu’entend-elle par « l’époque du conditionnement » ? Je lui pose la question.
— Dans l’Organisation, déclare-t-elle, on noyaute l’entourage de tous les grands chercheurs à travers le monde. Dès qu’on décèle des dons exceptionnels chez un savant, on s’arrange pour placer quelqu’un dans son foyer. En général c’est une femme, quelquefois, comme c’est le cas ici, un enfant ! Évidemment, l’enfant étant enfant, il faut attendre qu’il acquière l’âge de raison pour… le conditionner. Mais ce que l’Organisation perd en temps, elle le récupère en efficacité, car cette méthode permet de façonner des sujets susceptibles de répondre très exactement à ce qu’on attend d’eux. Rien de plus malléable qu’un adolescent. Surtout lorsqu’il a été préparé dès le berceau par des subjugateurs compétents.
— De quelle organisation veux-tu parler ?
— Cela ne vous regarde pas.
— Alors ce pauvre Bofstrogonoff a élevé une vipère ?
— Non, je me suis toujours comportée avec lui en fille attentionnée et sa mort vient de me causer un réel chagrin. Ma mission n’empêche pas les sentiments.
En somme, Anastasia était la vraie fille du père Boris, tandis que Natacha ne lui est rien du tout ! On dirait du Musset, un peu, sur les pourtours, non ? Ou du Marivaux…
— Tu pillais son cerveau, somme toute ?
— Disons que je ramassais ce qui en tombait, grâce à ma qualité de fille.
— Et c’est quoi, l’aïoli que tu mijotes, là ?
— Sa dernière découverte, celle qui nous vaut d’être ici à vous et à moi…
Je sursaute.
— Tu la connaissais ?
— Pas entièrement. Mais cette nuit, dans l’igloo, j’ai pu lui arracher les dernières formules qui me manquaient, et cela grâce à vous !
— Grâce à moi !
— Qui lui avez fait absorber une mixture pour le rendre malade. Il se trouvait dans un état second, à cause de la température, et j’ai pu le questionner habilement tandis que vous dormiez.
— Et ça consiste en quoi, cette invention ?
— Je vous en réserve la surprise.
Elle dépose son chproutzbock dans un récipient qu’elle expose à la flamme d’un bec à gaz.
— Tu espères qu’on pourra s’arracher à ce merdier grâce à ton potage magique ?
— Oui.
— Comment ?
— Il nous permettra de contrôler le camp et d’y régner en maîtres.
— J’aimerais savoir de quelle manière tu réussiras un tel exploit.
— Patientez encore un peu, il y en a à peine pour cinq minutes encore !
Une fumaga malodorante s’échappe de la mixture portée à ébullition. Natacha prépare un flacon vide. Elle y verse pour commencer une poudre de perlimpinpin couleur plomb, puis elle compte trente gouttes d’une drogue qui sent la merde bourgeoise.
Je me dis que c’est grâce au martyre de mon Béru qu’on peut œuvrer et bavarder de la sorte. Le colonel et son état-major sont en train de le malmener, si bien qu’ils ne songent pas à écouter ce qu’on dit à leur télémicro, sinon il y a belle lurette qu’on aurait eu de la visite.
— Pourquoi m’as-tu épousé, Natacha ?
J’ai pris ma voix ensorceleuse de Roméo-garçon-coiffeur, celle qui met du vague à l’âme dans les slips et de l’humidité dans les cœurs.
— Parce que je connaissais tes intentions, mon garçon, et que nous comptions bien te laisser tirer les marrons du feu. Ensuite nous te laissions liquider par les services secrets russes et je continuais de jouer les bonnes grosses filles ahuries…
À cet instant, un pas puissant fait crisser la neige. Je fais un signe à Natacha. Nous voici pétrifiés l’un et l’autre dans la clarté morose du labo. L’arrivant actionne le système d’ouverture. La porte fait un petit « cliiip ». Le gars la pousse en grand. Il attaque une phrase en russe qu’il n’achève pas because mon coup de tatane dans les roustonikofs. Il tombe à genoux auprès de son copain. Il est aussi vert que la Normandie, tout soudain. Manière de lui donner des couleurs plus chatoyantes, il a droit à un nouveau shoot dans le portrait.
Ne concluez pas trop vite que je fais un complexe de footballeur. Seulement, quand on souffre terriblement d’un bras, comme mézigue en ce moment, on évite les mouvements violents dans l’hémisphère nord.
— Il venait chercher l’appareil qui est là ! fait Natacha, il commençait à dire que le chef s’impatiente. Il est temps que nous filions d’ici.
Elle vide dans le flacon sa décoction bouillante, puis agite le tout en se servant de pinces pour ne pas se brûler les salsifis.
— Prenez des allumettes, recommande-t-elle.
On se met à tracer en direction du hangar-nécropole.