Vraiment je vous jure que 627 cadavres ça fait beaucoup. Même quand ils sont soigneusement empilés, comme des bûches. En pénétrant dans le hangar, je ne peux retenir un frisson (j’en ai eu beaucoup dans cette affaire, mais faut dire qu’ici on supporte bien son Rasurel). Il me part depuis l’extrémité des gros orteils et me finit sur le bout du lobe après un parcours sinueux dans la testubulure.
Natacha répand sur le sol le contenu de son flacon avant de jeter celui-ci loin d’elle.
— Les allumettes ! demande-t-elle.
Je les lui tends.
Elle en gratte une, attend que la flamme se soit affermie et la jette dans la flaque uniforme qui malodore à ses pieds. Une fumée noire tourbillonne.
— Sortons ! dit-elle.
On se propulse à l’extérieur. Bien que le jour commence à décliner (son identité) et que le froid se fasse plus sauvage, je préfère battre la galoche dehors que de renifler son alchimie dans cet abominable décor.
— Je t’en conjure, ma grosse moule, dis-moi pourquoi tu fais cramer ta drogue parmi ces morts.
— Tu vas voir ! s’obstine-t-elle.
Je remarque qu’elle est bleue de froid et d’anxiété. Elle tient ses bras potelés enroulés autour de son opulente poitrine, source de délices béruriennes.
— D’où proviennent-ils, ces morts américains ?
— Vous avez entendu parler du transport de troupes américaines : You have it in the back side ?
— Celui qui a été coulé par un avion russe et par inadvertance le mois dernier dans le golfe du Vachemang Chiang ?
— Oui. Il y a eu beaucoup plus de rescapés que ce qui fut annoncé.
— Ce sont eux, ici ?
— Je le suppose.
— Pourquoi les avoir amenés dans cette base un tant soit peu polaire ?
— Pour les utiliser à des fins expérimentales. Ils constituaient des sujets idéaux puisqu’ils étaient portés disparus.
— Quelles expériences a-t-on infligées à ces malheureux ?
— Elles concernent précisément la dernière découverte de mon pseudo-père.
— Et…
Mais un couac me vient ! Puis deux couacs ! Puis un cri ! Et puis un chevrotement ! Ensuite un bêlement ! Qui ne fait que précéder un hennissement. Lequel est suivi d’un barrissement. Je bruite l’Arche de Noé dans les deux minutes qui suivent. Tout en reculant pas appâts.
La porte du hangar s’est rouverte !
Des hommes en uniforme apparaissent, qui clignent des yeux à la lumière du jour déclinant.
Les soldats américains, mes biquettes !
Les morts viennent de ressusciter !
Ils affluent. Ils se bousculent ! Ils lancent des exclamations ! Y en a qui se marrent ! D’autres qui bâillent ! Des qui s’étirent ! Des qui se grattent le crâne ! D’autres qui se grattent l’entrejambe ! Certains sifflent ! La plupart s’interpellent ! J’en aperçois qui chantent ! Un certain nombre allument des cigarettes ! Bref, c’est la sortie de la caserne, un soir de « quartier libre ».
— Je crois que je suis en train de devenir fou, bégayé-je.
— Vous auriez tort, assure Natacha. Il ne s’agit pas d’un miracle, ces hommes se trouvaient seulement en état de catalepto-hiberciensfiction. C’était cela la découverte de Bofstrogonoff. Il avait confié la première partie de son invention aux Soviets, c’est-à-dire celle qui donne instantanément les apparences de la mort à un individu, réservant la seconde partie, celle concernant la réanimation, à ses complices yankees. Mais j’ai pu lui arracher sa formule !
Elle s’avance vers la troupe.
— Soldats ! harangue-t-elle, je suis contente de vous ! On a voulu vous utiliser comme cobayes. Grâce à moi vous êtes réanimés ! Il vous reste à vous emparer de ce camp ! Sus aux tortionnaires ! Vous n’êtes pas armés, mais vous êtes beaucoup plus nombreux ! En avant !
Je connais pas un seul peuple, si tu lui tiens ce langage, qui hésite à courir se faire tuer.
À peine la buée de sa dernière syllabe vient-elle de se transformer en menus grêlons que les braves pommes lancent des hip hip pipe houx ras tellement fantastiques que les doubles vitres des fenêtres explosent.
Quel rush, mes amis ! Quel envol ! C’est superbe et généreux, donc léonin. Ils partent dans toutes les directions avec des cris barbares, arrachant tout ce qui leur tombe sous la main pour s’en faire des armes ou des projectiles.
— Il n’y a plus qu’à laisser agir ces braves garçons, assure Natacha.
Après tout, c’est leur métier et ils ont droit à la vengeance !