XXIV JEUDI 22 H 22 (L’HEURE DES POULETS)

On ressemble à quatre z’ours du style grizzli lorsque Bérurier se pointe au volant d’une deuxième chenillette. Lui aussi a trouvé des fourrures. Il n’a pas l’apparence d’un plantigrade, mais plus exactement d’un mammouth. Notez que je n’ai encore jamais côtoyé un animal préhistorique, n’ayant pas eu l’honneur d’être reçu à l’Élysée sous Carolus, pourtant je suis persuadé que les mammouths de nos grands-papas-silex devaient avoir cette dégaine-là !

Il va exclamer son triomphe, mais je lui fais signe d’y mettre de l’albuplast. Toujours par gestes véhéments, je lui ordonne d’accrocher sa tire à la mienne.

— Paré ? demandé-je à la ronde autant qu’à la cantonade puisqu’il m’est donné de pouvoir faire les deux à la fois.

— Folie ! Folie ! répond seulement le papa Dugenou.

En voilà un qu’est peut-être superman quand il s’agit d’inventer la poudre à faire éternuer les cervelles, mais lorsqu’il s’agit de passer à l’action, il vaut pas un rouble ! On dirait d’une vieille chaisière qui découvrirait un satyre dans le confessionnal. Il pousse des petits cris aigus, hoche sa tête moisie et roule des gobilles blanches que c’en est la déprimance faite homme. On le hisse dans la tuture et on fonce plein nord, comme prévu.

Je relève deux bornes au compteur kilométrique de la chenillette et, fectivement, j’aperçois dans le clair de lune ce qu’avait annoncé le clerc de l’autre, à savoir une forte barrière barbelée, telle qu’on les fait depuis que le citoyen Hitler a mis au point le yaoudi soap.

Je cramponne la cisaille et me mets à clapper du fil de fer avec frénésie. Clip-clap ! Clip-clap ! Clip-clap ! Des étincelles, parfois, volent en gerbe dans la pénombre. Je continue de cicogner. Clip-clap ! Je suis peinard puisque notre fugue est organisée par les geôliers ! Drôle d’évasion, convenez-en !

Au bout de quelques minutes, j’ai les mains tellement engourdies par le froid qu’il m’est impossible de poursuivre.

J’ai beau me les vaguer histoire de les recharger en calories, je sens que mes salsifis vont s’émietter si j’obstine.

— Remplace-moi, Gros !

Sa Majesté se pointe. Il est bordé de nouilles, Pépère, car il a dégauchi une paire de moufles en même temps que sa pelisse.

Armé de la cisaille il poursuit ma tâche, mais beaucoup plus vite que je ne le faisais. La barrière cède rapidos. En moins de rien on obtient une brèche suffisante pour nous livrer passage.

Ouf !

La grande plaine est blanche, immobile et sans voix.

J’ai beau savoir où nous nous trouvons et dans quelles précaires conditions on joue la belle, ça fait plaisir de disposer de cette immensité. J’oblique vers l’ouest… Au loin, je distingue la colline promise… On roule dans un léger zonzon. La neige glacée crisse sous les godasses de la chenillette. D’après mon tableau de bord, on tape le soixante à l’heure. C’est pas Indianapolis mais j’apprécie tout de même.

Ma gamberge reste survoltée. Je suppute, j’échafaude sans pouvoir m’en empêcher. L’imagination, on a beau tenter de la juguler, quand elle bouillonne c’est pas la peine de visser le couvercle de sa marmite norvégienne !

Ce qu’il y a de désarmant et de grisant à la fois dans mon cas, c’est cette notion de solitude qui me point. Je suis seul à assumer le destin de cinq personnes. Seul à décider. Seul à agir. Même Béru reste relégué dans des assistances évasives. Il est en réserve de la castagne éventuelle, uniquement ! Votre mignon San-A. doit se dépatouiller en grand garçon majeur et vacciné.

Nous roulons une demi-plombe avant d’atteindre la colline.

C’est plus exactement un plateau très vaste que nous mettons une bonne heure à contourner. Enfin j’aperçois la forêt de mordicus à l’emplacement où elle me fut indiquée.

On suit le programme point par point. Il doit être content, jusque-là, Birthday, de me trouver aussi docile. Rappelez-vous qu’il dispose de fameux moyens de contrôle pour nous laisser vadrouiller ainsi dans sa base où l’on ne voit presque personne.

De nos jours, la concentration elle-même fonctionne par la technique. Le radar et l’ordinateur dépouillent progressivement le jules de ses prérogatives. Notre triomphe est en réalité une abdication, les gars, vous gourez pas !

On teuf-teufe paisiblement.

Les filles sont blotties l’une contre l’autre, les pinceaux enveloppés dans des couvertures. Près de moi, Bofstrogonoff dodeline.

— Savez-vous où vous allez, au moins ? finit-il par me demander après un interminable silence.

— Au plus pressé, réponds-je.

— C’est-à-dire ?

— Ailleurs !

On se rapproche de la forêt. Encore une plombe et on lui déboulera sur l’orée, à cette chérie. Le regard rivé à mon compteur, je fais des calculs. Nous sommes à une centaine de kilomètres du camp. Je sonde le ciel boursouflé. Des nuages grisâtres jouent à cache-cache avec la lune. Je comprends pourquoi Birthday a précipité notre évasion : à cause de la météo, mes jolies grand-mères. Une tempête de neige se prépare. Comme elle risque de durer plusieurs jours, il a voulu qu’on atteigne la forêt avant.

Parvenu à un kilomètre de celle-ci, je stoppe l’attelage et saute de mon siège.

Alexandre-Benoît est en état de demi-somnolence à son volant. Il se contente de rectifier la direction, de temps à autre, pour se mieux laisser tracter.

— Incident technique ? demande-t-il.

— Non, dispositif opérationnel. Sors de ta pompe tout ce qu’elle peut accessoirement contenir en fait d’outils, de couvertures, voire d’aliments.

Il se livre à un inventaire rapide du véhicule. Le coffre arrière contient des pelles, un jerrican d’essence, quelques boîtes de lait concentré, quelques paquets de thé et un réchaud de camping à carburant solide, dont le couvercle peut accessoirement servir de casserole.

— Transporte le tout dans la première chignole, Gros.

— T’as l’intention d’abandonner la mienne ?

— C’est à vrai dire elle qui va nous abandonner.

— Je pige pas.

— Aucune importance, je pense pour toi, t’as qu’à digérer !

Vivement j’écarte ma pelisse pour ôter le collier de cordonnet passé à mon cou, celui auquel on a accroché la grosse médaille. Je jette l’objet dans la chenillette de mon ami.

— Mais qu’est-ce tu fabriques, Mec, du diable si j’entrave quoi que ce serait à tes six magrées.

Le froid ne me rend pas loquace. Quand il fait moins quarante, croyez-moi, on a tendance à se colmater les orifices. Aussi gardé-je le silence réchauffant.

Je me mets à la place qu’occupait la Dorure. Contact ! Le moteur démarre sans trop se faire prier. Je manœuvre de manière que le bolide se trouve orienté parallèlement à la lisière de la forêt. Avant de prendre le manche, j’ai placé le cric du véhicule sur le siège voisin. Doucement, tout en gardant bien mon cap, je le pose contre la pédale d’accélération, à tâtons, puis je retire mon pied. Le poids du cric exerce sur la pédale une pression suffisante pour envoyer de la tisane. Me reste plus qu’à attacher l’outil à l’accélérateur pour que les cahots éventuels ne le fassent pas glisser. Voilà ! J’ai lâché le volant. La guinde continue imperturbablement sa route, tout droit vers l’infini, à un petit trente-cinq à l’heure de père de famille nombreuse. Je saute en marche. Dans le lointain j’avise ma chenillette, la silhouette gesticulante du Gros !

— Faut que j’allasse te ramasser ?

— C’est pas de refus !

Il radine en trombe.

— Maintenant tu vas m’expliquer…

— Facile. À plus de trois kilomètres d’éloignement, le télémicro devient inefficace. Le colon ne peut donc plus nous entendre.

« Afin de suivre nos déplacements sur un écran radar, il m’a demandé de conserver au cou cette médaille magnétique. Elle lui indiquait notre position, comprends-tu ? »

Le Gros m’administre une bourrade éperdument admirative.

— Si bien qu’à c’t’heure il croye que c’est nous, là-bas ? se fait-il préciser en pointant le doigt vers un point noir qui se dilue dans l’immensité blafarde.

— Exactement.

— Formide, Mec ! Estrêmement formide. Et nous autres, à présent qu’est-ce qu’on branle ?

— On rebrousse chemin, Gros.

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