Elle parlait pas une broque de français, Natacha ; mais pour ce qu’elle avait à bonnir dans la belle langue de Cambronne il était superflu qu’elle suive des cours du soir.
« Oui. »
C’était tout ce qu’on lui demandait de répondre à une certaine question un tantinet délicate.
« Oui… » Trois lettres, une syllabe… Le son le plus compromettant de notre valeureuse nation. La source de toutes les conneries, la porte de toutes les turpitudes. Des tas de gens sont morts pour un « oui », et quelques autres, une minorité, pour un « non ».
Des « oui », j’en ai connu une bougre de flopée au cours de mon aventureuse existence. Depuis le « oui » timide de la pucelle pour la première fois bouchebaisée, jusqu’au « voui » franc et massif du père Ladorure, en passant par des tinettes de « oui mais, de oui merde, de p’t-être ben qu’oui et de ni oui Ninon (de Lenclos) ». Sa vie durant, on glisse sur les « oui », mes drôles. On met le pied dedans. On s’en barbouille le fond de grimpant. Il nous compromet, nous embastille, nous entortille, nous souille, nous déprave tous, mes bien chers tant cons porains et amis. « Oui », c’est comme le début d’une grande dégueulade, le premier effort pour s’extirper les entrailles. Quand le « oui » a passé, le reste passe. On est ses vassaux, faut lui obéir, supporter les conséquences.
Natacha, ce serait mieux que je vous la raconte avant qu’elle prononce le « oui » annoncé ci-dessus. Malgré son prénom enchanteur qui évoque la steppe, les troïkas sur la piste blanche et les amours du docteur Jivaty-Jiva-Gigot, Natacha, c’est un vrai boudin, croyez-moi. Russe ! Un boudin russe ! Elle ressemble à la plus grosse des poupées gigognes qu’on vous vend dans les bazars de Moscou. Dodue, cuissue, ventrue, mafflue, les joues peintes en vermillon, la moustache drue, le cou couleur de saindoux, le sein doux parce que mahousse comme un oreiller, le cheveu blond filasse, la bouche en étreinte de limaces, le front bas, la cuisse jambonnière, le mollet en tronc de palmier sous les bas de coton grisâtre, l’œil aussi pétillant qu’une rondelle de truffe sur une tranche de foie gras, cette aimable jeune fille de trente-deux ans est à la volupté ce que M. Francisco Franco est à la démocratie. Elle a un dargif à tromper un éléphant myope et en rut, des mains comme des gants de base-ball et sa toilette flanquerait le cafard à un fabricant de serpillières.
L’homme au ventre ceint d’une écharpe tricolore (dont les glands dorés tintinnabulent contre le sien) se racle la gorge.
Ses poings grêles posés sur le tapis vert de la table, il consulte le gros registre noir étalé devant lui.
— Mademoiselle Natacha Bofstrogonoff, bavoche l’individu que je vous cause, acceptez-vous de prendre pour époux M. Antoine San-Antonio ici présent ?
C’est le moment pour ma fiancée de virguler son « oui » sans équivoque. Au lieu de ça, la voilà qui se marre comme une chasse d’eau en action.
L’interprète, un grand maigre habillé de triste, se penche sur elle et lui traduit la question.
— Da ! répond l’étourdie.
Mais m’sieur le maire n’entend pas la langue de Tolstoï, aussi marque-t-il son incompréhension d’un froncement de sourcils.
Le « oui » tant attendu tombe alors des lèvres voluptueuses de Natacha.
— Je vous déclare unis par les liens du mariage ! fait l’officier d’état civil. Si vous voulez bien signer.
En nous présentant le fatidique porte-plume, il renverse l’encrier dont le contenu se répand sur son beau complet des dimanches.
— Toujours aussi dégourdi qu’un manche à quenouille, ce Pinuche, ricane mon témoin.
Je lui stoppe les sarcasmes d’un coup de saton dans les pylônes. Notez que j’ai tort de molester un beau témoin comme ça. Il est tout plein ridère, Béru, dans son costar bleu croisé qui ne croise plus (au point qu’il ne peut plus ajuster qu’une rangée de boutons sur les deux). Ses gants de chevreau gris perle, bien qu’éclatés du bout comme des bananes trop mûres, lui confèrent une certaine distinction, de même que son nœud papillon (qui représente un papillon) et que sa chemise blanche constellée de trous résultant d’escarbilles de cigarettes. (On dirait qu’il a récupéré la limouille d’un fusillé.)
Natacha empare le porte-plume et le mate d’un air extatique en exclamant des choses. Je m’informe auprès du traducteur.
— La camarade Bofstrogonoff, me répond-il, admire la qualité et le modernisme de ce porte-plume. Elle dit n’en avoir jamais vu encore de semblable.
L’objet en question comporte un manche de bois, renflé de la base et mâchouillé du haut, ainsi qu’une plume baïonnette, comme la communale la plus reculée de la Lozère n’en a plus revu depuis 1924. J’augure des extases de ma compagne que celle-ci n’est pas trop duraille à éblouir, ce dont je me réjouis in petto. Car enfin, vous parlez d’un turbin, mes frères ! Faut vraiment raffoler de son métier pour convoler avec une dondon de cent quatre-vingts livres plus godiche qu’une charrue dételée. Ah, elle est fraîche, ma Ruskoff ! Va falloir que je rase les murs pour trimbaler ce brancard ! Que je me coiffe d’une cagoule ! Que j’emprunte les boulevards périphériques afin d’éviter la zone des copains. Vous me voyez déhotter avec ce chaudron au Fouquet’s ou à la Maisonnette russe de la rue d’Armaillé ? Pour le coup, tout Popoff qu’il est, Vania, le maître d’hôtel, en avalerait ses lunettes. Le chef me lapiderait à coups de blinis depuis son piano. On me casserait les carafons de vodka sur le bol ! On scierait en deux ma table habituelle pour être sûr que je reviendrais jamais.
Nous signons. Pinaud qui fait office de maire continue de fourbir sa braguette éclaboussée d’encre en marmonnant des consternations. Il ronchonne comme quoi faut être gestapiste dans l’âme pour placer un encrier boiteux sur la table des mariages à une époque où la pointe Bic submerge la France.
Avouez qu’il a raison, Pinuchet. Le régisseur de la maison Poupoule qui nous a organisé cette mairie bidon à Chaulx-lez-Maron (Yvelines) a trop forcé sur le folklore. Il les a vues seulement dans les films de Berthomieu, les petites mairies de nos chères campagnes. Y aurait pas la binette à Carolus en Gévacolor sur le mur, on se croirait dans un vaudeville datant du muet.
Heureusement que notre Colon-les-deux-étoiles est là pour affirmer son époque[1].
— Au lieu de rouscailler, m’sieur le maire de ma paire ferait p’t’être mieux de gazouiller un laïus aux jeunes z’époux ! déclare le Dodu. C’est le moment plutôt que de fourbir sa braguette fanée.
La réflexion déconcerte Pinaud.
— On m’a rien dit, j’ai rien préparé, balbutie le Fossile.
Bérurier flétrit cette négligence.
— Il a rien préparé ! Il est comme les perroquets, cézigue, il peut dire que ce qu’il a enregistré. Les mots du cœur, chez lui, faut d’abord qu’il se les enregistre au magnéto.
Puis, s’adressant au gracieux couple que nous formons :
— ’reusement que vous avez un témoin de première bourre, si j’ose dire, déclare l’Enflure en me gratifiant d’une œillade déjà éloquente. Si vous le permettrez, je vais vous en casser quéque z’unes, histoire de marquer le coup, toujours si j’ose dire.
Doctement, le voilà qui contourne la table, refoule le maire encré, claque le registre et desserre sa ceinture qui le déguisait en 8 majuscule.
Béru tousse pour s’aménager l’inspiration et coule un regard gélatineux sur la maigre assistance. Outre les mariés (toujours indispensables dans une noce) et l’interprète assermenté, sont réunis pour ce glorieux jour ma brave Félicie, émue aux larmes bien qu’elle sache qu’il s’agit d’un mariage au flan ; la dame Bérurier, rutilante comme une meule de paille dans sa belle robe jaune ; Marie-Marie, sa nièce affectionnée ; Mathias, le rouquin du labo ; un détaché de l’ambassade soviétique et Anastasia Rontéburnansky, l’amie d’enfance de ma tendre épouse. Suffit de mater cette souris pour comprendre à quel point la vie est mal fichue. Si ç’avait été elle et non Natacha, la fille du professeur Bofstrogonoff, mon étrange mission devenait une partie de plaisir, mes jolies. Car elle a tout pour faire aimer l’U.R.S.S., Anastasia. Des cheveux d’or, des yeux de cristal, des pommettes un chouïa asiates, un teint de rose, un corps longiligne, délicatement musclé et renflé aux endroits conçus pour, une voix tiède comme un soir d’été sur l’Ukraine avec le plus délicieux, le plus affolant des accents (car elle cause français).
La première fois que j’ai aperçu les deux donzelles, j’ai espéré que c’était elle, la Natacha, et pas la grosse pomme au rire niais. Mon cœur s’est payé une jolie cabriole. Manque de fion, c’était l’autre !
J’ai failli démissionner sur l’heure.
Il en a toujours eu de suaves, le Vieux.
Un matin, il me carillonne. « Montez immédiatement, mon petit ! »
Son petit ! J’aurais dû me gaffer d’un coup foireux.
Je grimpe au sanctuaire et je le trouve tout joyce, les mains aux poches, l’œil rigolard, la pochette en bataille avec le crâne qui lançait plus de rayons lumineux que le clignotant d’une ambulance.
— Asseyez-vous, c’est plus prudent car ce que j’ai à vous proposer risquerait de vous faire perdre l’équilibre.
J’ai l’oreille musicienne. Je sais capter la fausse note de la petite flûte parmi le fracas des cuivres. Son ton gaillard cachait une gêne. Or, croyez-moi, la gêne du Vioque c’est une denrée plutôt rare. Vous auriez plus vite fait de dégauchir un diamant dans le sous-sol de votre potager que de la timidité dans la conduite de mon vénéré Boss.
— D’abord l’avant-propos, attaque le cher homme. Vous connaissez bien sûr le professeur Poreux de la Coiffe ?
— Le physicien ?
— Bravo !
— Il est mort en Russie le mois dernier, n’est-ce pas ?
— En effet. Si vous vous présentiez à un jeu télévisé, vous gagneriez sûrement un voyage autour du monde, mon petit.
— Ceux que vous m’offrez suffisent à satisfaire ma bougeotte, monsieur le directeur.
— Poreux de la Coiffe est décédé…
— D’une crise cardiaque, coupé-je.
— Exact. Son corps a été rapatrié et l’autopsie a confirmé la chose.
— Il existe des crises cardiaques provoquées, patron.
— Je ne l’ignore pas, mais là n’est pas la question. Poreux de la Coiffe est mort, c’est une réalité qui nous suffit. La manière dont il est devenu cadavre n’intéresse que la petite histoire, nous avons d’autres chats à fouetter.
Sa voix ne guillerette plus. Elle a retrouvé sa belle âpreté des instants solennels.
— Savez-vous ce que notre grand cerveau faisait en Union soviétique ?
— Une tournée d’information auprès de ses confrères de là-bas ?
— Auprès d’un de ses confrères, rectifie le Tondu, le professeur Boris Bofstrogonoff dont les travaux sont similaires à ceux du regretté Poreux de la Coiffe.
L’éliminé de la coupole sort ses mains de ses poches pour s’auto-tâter les paumes. Après quoi il s’essuie le bout des salsifis à sa pochette de soie blanche qui n’en reste pas moins immaculée.
— Le professeur Poreux a toujours professé des opinions communisantes, bien qu’il soit né baron de la Coiffe !
— On peut être français et porter des chaussures italiennes, objecté-je.
Ça n’est pas du goût de Pépère, lequel a des idées en forme de fleurs de lys. Néanmoins, comme disait Cléopâtre, ayant un méchant boulot à me confier, il rengaine son mécontentement.
— Nous sommes bien d’accord, mon cher ami : chacun est maître de sa pensée ; seulement rien ne va plus lorsque les opinions d’un homme l’amènent à porter les fruits de ses travaux à une nation qui, pour être amie, n’en est pas moins étrangère ! Cela porte le vilain nom de « trahison », exact ?
— Ah bon, parce que le professeur… ?
— On n’a retrouvé aucune trace de ses recherches dans le coffre où il les enfermait et dont il était le seul, vous m’entendez bien, San-Antonio, LE SEUL à posséder la clé et la combinaison. D’où il est aisé de conclure que Poreux a emporté ces documents en U.R.S.S. et qu’ils y sont restés. Cela dit, il se peut très bien qu’il ait agi poussé par sa passion de chercheur. Il a pu simplement vouloir confronter ses travaux avec ceux de son homologue russe. Ce qui importe, ce n’est pas la nature de ses intentions, mais le résultat. Or, dans notre affaire, le résultat est négatif : les documents sont perdus pour nous.
— Et c’est catastrophique ? laissé-je négligemment tomber.
Il manque en avaler sa pomme d’Adam comme une belon, le Vitrifié.
— Vous savez ce qu’avait découvert Poreux de la Coiffe ?
— Pas exactement…
— Ah bon, sinon vous ne me poseriez pas cette question !
Allons bon, v’là que je viens de faire un exercice de chute libre dans son estime, au Big Boss. J’ai cessé d’être « son petit », son « cher ami » son « bon San-Antonio ». Me revoilà devenu subalterne terne, petzouille, ignare, analphabète bête. Un locdu, un outil, un roseau non pensant ! De la sciure à éponger le caca du chat. Du béotien de qualité inférieur. De la chose en solde. Du rien-qui-vaille. Une presque-absence !
— Excusez-moi, monsieur le directeur, mais dans mon métier je n’ai guère le temps de me consacrer aux exploits scientifiques. Je ne les fréquente que par la bande. Fleming n’est vraiment devenu pour moi une réalité que le jour où la pénicilline m’a débarrassé d’un phlegmon à la gorge, et il a fallu que je voie des types se baguenauder autour de la Lune pour que je mesure vraiment ce qu’est le dénommé von Braun.
Ma sortie le fait rentrer[2] dans les voies de la mansuétude.
— Ne vous emballez pas, de grâce ! s’exclame-t-il.
Je déteste un sourire aussi franc et loyal que des promesses électorales.
— Je ne m’emballe pas, patron, je vous explique la nature de mon ignorance.
Il lisse les poils de ses oreilles, lesquels constituent ses ultimes mèches de cheveux.
— Poreux de la Coiffe a découvert la bactérie végétalo-foisonnante, San-Antonio, murmure le Vieux d’une voix humide et solennelle, ce qui n’est pas foncièrement incompatible, l’humidité et la solennité allant souvent de pair, et même de pères dans les monastères.
— Formidable ! m’exclamé-je. Et ça consiste en quoi ?
La désolation se peint sur son visage comme des chiffres sur une plaque minéralogique[3]. Il me prend en atroce pitié, l’élimé du cuir chevelu. Mon ignorance le panique. Il désespère de moi.
— Ça consiste très exactement en ceci, San-Antonio : grâce à la découverte de Poreux de la Coiffe, le Sahara pourra devenir un jour aussi fertile que la Beauce ou la Brie (antiatomique, ajouté-je in petto, et pour ma satisfaction personnelle).
— Mince, m’exclamé-je, enfin une invention foncièrement pacifiste !
— Pacifiste peut-être, grommelle Pépère, elle n’en provoque pas moins une vive guerre des services secrets franco-russes. Depuis le décès de Poreux, on ne chôme pas chez nos petits camarades. Les Anglais nous prêtent main-forte, alléchés à la perspective d’exploiter avec nous la B.V.F.[4]. Mais jusqu’ici les hommes des différents services sont restés bredouilles.
— Bon, soupiré-je en allongeant mes jambes. Si je comprends bien, Boss, ça va être à moi de jouer ?
— Vous comprenez toujours bien, San-Antonio.
— Et en marge, comme souvent. Je suis pratiquement voué à l’occultisme.
— Cette fois-ci, nous allons opérer d’une manière absolument nouvelle, je vous le garantis.
Son ton catégorique attise ma curiosité. Les yeux couleur de glacier de mon interlocuteur s’ensoleillent.
— Vous me mettez l’eau à la bouche, patron !
— Fasse le ciel qu’elle vous y reste, murmure mon Vénérable en gloussant comme une jeune fille pubère à laquelle un militaire montre la principale raison de sa présence sous les drapeaux.
Je devrais m’esbaudir. Pourtant je sens quelque chose d’inquiétant dans la personne du Vioque. Y a des moments, je vous jure, il ressemble à Satan, le Dirlo. Faut se mettre une pince à linge au pif, tellement qu’il pue le soufre !
— Un événement, anodin en apparence, s’est opéré, en marge de l’événement principal, mon petit. La fille unique du professeur Bofstrogonoff vient d’arriver à Paris. Vous me suivez ?
— Non, boss : je vous précède ! Vous aimeriez que l’on kidnappât cette jouvencelle afin de l’utiliser comme monnaie d’échange ?
Le déboisé du promontoire lève les bras vers la suspension.
— Franchement, mon cher, vous me décevez. Vous imaginez que le gouvernement soviétique se laisserait fléchir par un aussi piètre argument ? Mais le professeur Bofstrogonoff lui-même nous enverrait au bain. Ce que je veux, San-Antonio, ou du moins, se reprend-il, ce que je souhaite, c’est que vous usiez de votre charme proverbial pour séduire cette jeune personne.
— Et recueillir ses confidences sur l’oreiller ? Est-elle au courant des activités paternelles ?
— Vous continuez de faire fausse route, bougonne le père La Grinche. Il est évident que cette donzelle n’aurait rien à vous apprendre.
— Alors ?
— Alors il va falloir que vous l’épousiez, mon bon. De la sorte vous deviendrez le gendre du professeur Bofstrogonoff et vous pourrez pénétrer, de la façon la plus naturelle qui soit, dans l’univers de cet homme inapprochable.
— En qualité d’en tant que témoin, déclare Bérurier, il est de mon devoir de souhaiter bonne bourre aux jeunes mariés, mais quelque part avant, je voudrais souligner au crayon rouge le combien une telle union est avantageuse pour ce qu’est de l’entente aussi cordiale qu’internationale.
Il coule deux doigts discrets par le corsage de sa braguette afin de touiller voluptueusement son fourrage intime. Ayant de la sorte paniqué une demi-douzaine de morpions turbulents, Sa Majesté reprend :
— Toutes les giries de politicards, les bavasseries des dix plomates, les z’accords de ceci-cela, mes chers vous autres, sont que de la c… en bâton comparé à l’efficacité du radada sur le plan du rapprochement des peuples.
« Les z’ententes sont fragiles biscottes elles sont bâties sur l’intérêt. Passe-moi ta canne à sucre je te filerai la recette de mon ogive à tronche chercheuse, v’là le principe du système actuel. »
Il retire ses doigts tisonneurs et les joint aux autres pour constituer un poing de belle taille dont il martèle le tapis vert.
— Je m’ingurgite[5] contre ce système, camarades médames et maissieurs. Il nous a toujours menés droit z’à la guerre et il nous y mènera t’encore si qu’on réagisserait pas.
L’émotion s’empare de l’assistance, principalement de Berthe, laquelle renifle bruyamment en murmurant :
— Comme y cause ! Mon Dieu comme y cause ! Où qu’on lui a appris à causer de la sorte à ce con-là ?
L’orateur poursuit sur sa lancée, étonnant et tonnant de façon détonante, comme Danton :
— La seule manière que les peuples ont de s’en tirer sans la grande chicorne tri-siéculaire, c’est de manœuvrer comme les deux tourtereaux ci-dessous : à la bouillave, mes potes ! C’est au plumard qu’a doit se régler, la paix z’universelle. Le jour que l’humanité pigera qu’y faut cesser de fourniquer en famille, et s’espatrier le bigorneau fureteur, alors oui, un grand pas sera fait vers les États-Unis du monde. Les problèmes ménagers se règlent sur un matelas, faut que ça soye du kif au même pour les problèmes internationals. Une fois que les Ricains se feront des Chinoises, les Chinois des Monégasques femelles et les Monégasques mâles des Bulgares, quand on se sera tous bien mélangé la couenne, et qu’on aura bien réparti les parties, y aura plus de partis !
Tandis que le Mastar continue de répandre sur nous ses postillons généreux, je glisse un regard hagard à Natacha.
Oh ! ce tas ! Oh ! cette tarderie ! Dans quel piège à rat ne m’a-t-il pas fourré, le Vieux Crabe !
— Bien entendu, mon cher petit (j’étais devenu son cher petit tout soudain) il n’est pas question de vous lier à cette personne. Nous ferons un simulacre de mariage. Une mairie désaffectée que l’on réaffectera pour la circonstance… Un faux registre d’état civil, un faux « monsieur le maire »…
En ce moment je me demande si ma nuit de noces sera fausse, elle aussi. Hein, qu’en pensez-vous ? Par quel bout ça s’attrape, un machin pareil ? Est-ce que ça se consomme au moins, dites ? C’est prévu pour ? C’est appareillé en conséquence ? Ça fait partie de quelle espèce animale ? Les cétacés, p’t-être ou les ongulés de frais ? Ben dites-moi, me laissez pas en rade. Il ne s’est soucié que de la théorie, Pépère. Il a bâti son conte de fées pour James Bond à la petite semaine et à la grosse chibranche sans prévoir la minute de vérité. C’est pas lui qui va se glisser dans les torchons nuptiaux, ce soir, pour la partie glandulaire ! Ah ! le gueux ! Ah ! le monstre ! Si je le tenais maintenant, je lui confectionnerais une perruque avec des épingles à chapeau ! La coiffure en brosse, ça lui irait bien ! Lui donnerait l’air martial, à ce vampire !
Natacha me vote un sourire de méduse diabétique. J’en frissonne. Y a des trucs qui s’obstruent, en moi. D’autres qu’ont des voies d’eau. J’ai envie de crier pouce ! De foncer jusqu’à ma chignole remisée à l’ombre des platanes, devant la mairie, et de bouffer une charretée de kilomètres, à m’en faire péter le compteur ! Ce que j’ai faim de distances ! Si vous avez un peu d’estime pour votre San-A., mes chéries, courez chez votre pharmago et rapportez-moi de la poudre d’escampette. Un plein bocal !
« Votre charme proverbial », qu’il causait, le Dabe ! Tu parles ! Ç’a été un velours de séduire cette déesse des neiges. Faut dire que mon cher patron avait organisé le coup de première. Il avait engagé Roger-la-main-douce, un monte-en-l’air de nos relations, pour cambrioler la chambre qu’occupaient Natacha et Anastasia, à l’Hôtel de la Grande Catherine et du Soviet Suprême Réunis (avenue Nicolas II). Naturellement, les deux mômes ont porté plainte. J’ai joué le rôle du commissaire chargé de l’enquête. Du gâteau ! Présenté sur un plateau ! Le Robin des Bois, l’Ivanhoé de la poule ! En quelques heures j’ai arrêté le coupable et restitué leur bien aux petites Russettes folles de gratitude. On a causé. J’ai joué des charmeuses. Déballé toute ma force de frappe. Mon meilleur costar, ma plus bath cravetouse ! Mon eau de toilette la plus ensorcelante. Ça s’est poursuivi par une invitation à dîner. La tournanche des grands-ducs (de Russie). L’initiation au beaujolpif et à la côte de charolais sur litière de pommes frites. Puis la gambille dans des boîtes pour touristes. Je vais vous donner un conseil en passant, mes braves. Quand vous êtes de corvée de touristes, à Paname, ne les baladez surtout pas ailleurs que dans des boîtes à touristes parce qu’ils sont là pour ça, et que c’est ça qu’ils veulent voir. Le folklore pour touristes a été inventé et mis au point par des futés qui ne manquaient pas de psychologie. Cherchez pas à le contrer et suivez le guide ! Votre Paris personnel, gardez-le pour vous et vos aminches parigots, les autres s’en tartinent la prostate. Leur faut Montmartre, les bateaux-mouches, la tour Eiffel. Le tombeau du Poléon en passant. La perspective des Champs-Élysées. Ce qu’ils veulent, c’est manger des frites et voir des voyous, rien d’autre.
Ils en sont restés à la canaillerie façon Carco. Aux truands à gâpette et à rouflaquettes. Le cordéon (c’est masculin, pourquoi toujours dire la cordéon ?). La guincherie chaloupée. Le frotti-frotta musette. Renoir, avec son Moulin de la Galette, a plus fait pour le prestige de Pantruche que tous les sadiques de l’initiative.
Je me la suis donc dégringolée en souplesse, Natacha. À la française. La pression de paluche, l’œillade fondante, le bisou volé ! Et allez donc ! Une pucelle, slave de surcroît, pouvait pas résister à de tels assauts. En quatre jours je me l’étais annexée. Elle nageait en plein sirop, la demoiselle Bofstrogonoff ! Restait plus qu’à lui demander sa paluche. Le temps pour elle de consulter l’ambassade et elle me l’accordait, avec estampille du papa.
Jusque-là, j’ai tenu le choc à cause de sa petite camarade dont la présence et le pouvoir magnétique me flanquaient du lyrisme jusqu’au fond du kangourou. Me suffisait de contempler Anastasia et de me laisser aller dans les évanescences. Comme elle servait d’interprète, ça baignait dans l’huile d’olive, comprenez-vous ? En fait c’était à elle que je débitais mes déclarations en flammèches. Les trucs sur son regard pareil aux sources de la Volga, sur sa voix qui me faisait penser aux murmures du vent dans les herbes de la toundra, sur son teint semblable à un rayon de soleil dans les branches enneigées et autres biscorneries du même tonneau, j’avais pas de difficulté à les débiter vu que je fixais Anastasia et non Natacha pendant la séance. Seulement (j’y reviens car c’est ma hantise) elle sera plus à mon côté pour m’assister, cette noye, la sublime créature. Faudra que je me mette seulâbre à l’établi. Que je force ma nature, que je mobilise mes talents. Que je m’exhorte au sacrifice.
— … les v’là donc qui va se barrer dans la vie, la main dans la main, les yeux dans les yeux, continue Bérurier dont la trogne violine s’embue sans but. Les v’là qui va fonder un foyer franco-russe comme l’entremets du même nom. Y vont se mijoter des chiares moitié beaujolpif moitié vodka. En qualité d’en tant que témoin, mon vieux San-A., je me tourne vers tézigue tout espécialement pour te recommander de ménager ce p’tit être qu’arrive de son patelin perdu. T’as toujours z’été un rapide de la tringle, un surmené de la membrane fureteuse. Je peux bien le réclamer[6] aujourd’hui, à part un autre que je connais bien et dont auquel je peux pas dire le blaze, biscotte ma bourgeoise est présente, y a pas pire défonceur de sommier que técoince, San-A. Des bergères, tu t’en as écossé un drôle de paxon, garnement ! Mes portugaises en ont entendu bramer plus d’une dans les hôtels où qu’on a traîné nos aumônières en peau d’homme ! Ah, mon gueux, ce que t’a pu leur bricoler, on le saura jamais. La toupie mongole par-ci, le presse-purée bulgare par-là ! Des combines jouissives qu’à côté desquelles les délices des gais-chats japonaises sont aussi anodins[7] que le catalogue de la Redoute.
Semblable au cordonnier surmené, Béru reprend haleine.
— Seulement, aujourd’hui, reprend-il te v’là marrida, mon pote ! Une épouse, si tu me permets de me permettre, ça se carambole pas à la tagadagada-veux-tu. Surtout que si j’en crois mon petit doigt, la tienne est franco de port et d’emballage. La percute pas à la cosaque, malgré qu’a soit ruskoff, tu risquerais d’y démembrer le moral et de lui faire péter un joint de culasse. Respec la période de rodage, mon salaud ! Si tu te mets à lui trépigner dans le magasin à folies, l’aura une mauvaise idée de la France. À se dira qu’elle eusse eu meilleur temps de se farcir un bachelier de la vodka. Y a qu’à mater ce trésor pour comprendre que sa vertu est briquée aux enzymes, qu’à connaît ballepeau de la vie et de ses vessies si tudes, qu’elle a jamais vu le moindre zifolard à ombrelle, cette mignonne. Alors fais gaffe de pas y épouvanter le baigneur, qu’ensuite elle serait trop matisée.
« T’as la veine de te faire une souris qu’a du moelleux dans la périphérie et qui cause pas français, abuses-en pas, San-A. Travaille-la en douceur, tout à la vaseline surchoix, camarade. Et surtout, t’hâte pas d’y apprendre notre langue ou d’étudier la sienne, car moins vous vous comprendrez, mieux vous vous entendrez !
« Là-dessus, mes drôles, je vous souhaite une nuit de noces éclatante sous une lune… de miel ! Comme cette petite mère n’a plus la sienne, pour le cas qu’elle aurait besoin des derniers conseils avant la séance de culbutos, Mme Bérurier ici présente, qui connaît pas le russe mais pour qui le sanitaire français n’a pas de secrets, se fera un plaisir d’y en donner avec planches esplicatives. » Ayant dit, il vient nous embrasser à pleines joues, nous engluant « ma femme » et moi de sa généreuse émotion.
Après son triple baiser à Natacha, Béru me déclare :
— Enfin une gonzesse qui se parfume pas ! Ce qu’elles me font tarter, les frangines, avec leur marotte de se fout’ de la reniflette ! Ça les dénature ! J’aime qu’une sœur sente son odeur personnelle, même si qu’elle serait rouquine. Avec celle-ci t’es bien tombé, San-A., réellement, parce que, je sais pas si t’as remarqué, mais elle sent la charcuterie fine.