On parle toujours de « troisième degré » dans les bouquins policiers.
Ce qu’on m’inflige, mes bien chers frères, relève d’un quatrième, voire d’un cinquième degré !
Ah yayaïe !
Hou youyouille !
Ils ont la manie de la suspension dans ce camp. Il fait un complexe de balancier, Birthday. L’a eu une pendule en guise de nourrice, ce saltimbanque.
Par un pouce, ils m’ont accroché, les enfoirés. Le gauche ! J’oscille sous la poutre maîtresse d’un baraquement, les pinceaux à cinq centimètres du sol. Cinq centimètres, c’est pas beaucoup, me diriez-vous si je commettais l’imprudence de vous laisser le crachoir, ils suffisent néanmoins pour que je me trouve en état de sustentation.
On vous a jamais suspendus par un pouce, vous autres ? Non ? Même pas par le cou, non plus que par le bec verseur, je parie ? Vous avez toujours été une roue de brouette, quoi ! Je peux vous dire qu’on jouit dans ses guenilles ! Un arrachement du bras, ça ressemble ! Mille petits rats vous bouffent l’épaule, surtout quand, pour corser le plaisir, on vous administre des bourrades propulsives.
Comme si on me plantait des aiguilles dans la hanche, me tire-bouchonnait le cou, me distendait la colonne.
— Vous disiez qu’il a pris le contenu de mon flacon ?
— Oui, oui. Je le lui ai fait boire dès hier soir.
— Comment a-t-il réagi ?
— Dans la nuit, il lui est sorti des plaques, des marbrures. Il s’est mis à transpirer et à geindre.
— Il n’a parlé à personne ?
— Non.
Pour la ne fois (au moins) je raconte les événements. Inlassablement, Birthday me les fait répéter, comme s’il espérait découvrir une faille ; capter une coupure quelconque capable de me confondre.
J’ai envie de vomir, car ma douleur est indicible.
— Pourquoi Anastasia l’a-t-elle tué ?
— Au matin, lorsque j’ai découvert le bordel de vos types, qu’elle a entendu parler russe et écouté les explications de Bérurier, elle a compris que nous n’étions pas au Canada, mais en Sibérie, colonel… Elle s’est dit alors que Bofstrogonoff était libre autant que l’est une chèvre au bout de sa corde et que vous parviendriez d’une manière ou d’une autre à lui arracher son secret. Elle lui avait promis de le supprimer s’il n’y avait pas d’autres moyens de préserver son invention. Elle était, paraît-il, sa fille naturelle…
Je raconte tout scrupuleusement. Rien omettre pour bien persuader mes tortionnaires que je dis la vérité. Elle a des accents qui ne trompent pas, la vérité, enfin, bon Dieu ! Ils vont bien finir par les reconnaître ; par… Épuisé, fou de souffrance, je vertigine dans le cirage.
Dites, il va traîner par terre, mon bras gauche, lorsque je me remettrai debout ; un peu comme un bras d’orang-outan. Il aura l’air d’une branche cassée.
On m’a dépendu, mais mes douleurs continuent aussi intenses. Sûr que je dois avoir quèque chose de cassé ou de démis. Des muscles distendus, des nerfs froissés pire que du papier de gogue.
J’en claque des chailles.
— Tu souffres toujours pareil ? me demande la voix confortante de mon Béru.
— Oui. C’est atroce…
— Les tantes, ce qu’ils ont pu te bricoler, je voyais tout de mon coin…
— Et à toi, ils ne t’ont rien fait ?
Plus tellement optimiste, mais résigné, le Gravos murmure en branlant le chef :
— Pas encore !
C’est sur la réplique, bien entendu, qu’on vient le chercher. Il se lève en soupirant.
— Faut que je me mette dans l’esprit que je vais chez le dentiste !
Et il sort du pas majestueux de l’honnête homme marchant vers les dures injustices de la vie.
Je reste seul.
Que non pas ! Natacha, ma chère épouse éplorée est là, affalée sur le plancher telle une dame phoque. Prostrée. Étourdie par le malheur et les angoisses.
Dominant ma souffrance, je me traîne jusqu’à elle et lui caresse la tête d’une main miséricordieuse. La pitié, c’est aussi international que l’amour. Ça s’exprime par gestes et par regards. Je lui souris pauvrement. Elle semble touchée, atteinte au cœur à travers ses épaisseurs de lard. Je lui dépose un baiser sur la joue. Elle me le rend sur la bouche. Je me dis que ça serait marrant de jouer les Pygmalion et de transformer ce boudin en pinupe. D’abord la foutre au régime, histoire de lui sucrer quarante livres. Ensuite la virouze chez Carita. Puis à la boutique Dior. Vous croyez qu’on arriverait à la rendre fumable, Natacha ? À lui donner une silhouette élégante ? À remplacer sa graisse par de la grâce ? Son abrutissement par de l’esprit ? C’est là, surtout, que ça grince. La viande, on peut la modeler, mais l’âme ? Dites, l’âme ? Ça s’affûte, la matière grise, ça ne se transforme pas. Vous pouvez toujours éduquer un ahuri, lui lire du Voltaire ou du San-Antonio, s’il est fondamentalement truffe, il restera truffe ! Y a pas de remède, pas de recette, pas d’espoir. On ne change pas le plomb en or, mes fils.
Je continue de caresser Natacha. Je lui parle. En réalité, c’est à bibi que je m’adresse. Souvent, commak, on dialogue pour mieux soliloquer.
— T’es conne, mais c’est pas ta faute, Natacha. Tu mérites qu’un julot se consacre à toi. Si ton vieux, au lieu de s’émulsionner la gamberge à trouver des inventeries qui foutent la merde, s’était intéressé à toi, peut-être que tu serais une fille du tonnerre au lieu de ressembler à un ragoût de pommes de terre. Tu serais quelqu’un de pétillant et de troublant. Quelqu’un qui sait vouloir et auquel on ne vend pas des lentilles en lui faisant accroire que c’est du caviar. Si j’avais le temps et si j’étais pas un pauvre pourri comme les autres, je te réconforterais mieux que je ne le fais. Je te sauverais. T’emmènerais à Brides-les-Bains pour que tu y maigrisses. Toutes les filles du monde ont le droit et même le devoir d’être de jolies filles, appétissantes, sexy, baisables. Au lieu de cela je me suis servi de toi comme d’un outil. Tu as été ma varlope, Natacha. Ma fraiseuse. Mon enclume.
Je porte sa main potelée à mes lèvres.
— Mais je sais que tu es belle en dessous. Faudrait te gratter le saindoux pour aller te récupérer, ma poule.
Je me tais. Du chaud me dégouline sur la devanture. Mince, voilà que je chiale, dites ! Est-ce bête ! Moi, le dur. L’invincible San-A. Le cynique ! Le gouailleur ! Des larmes ! Des vraies ! De tendresse humaine, de compassion ! De prise de conscience, quoi ! Prendre conscience, c’est pleurer sur l’homme. Voilà, je pleure sur notre misère à tous.
Et brusquement il arrive un truc, mes pauvres canards, qui ferait passer un frisson d’incrédulité dans la foule de Fatima.
Natacha prend mon menton à deux mains, comme on le voit faire au cinéma par les héroïnes s’apprêtant à baiser les lèvres du héros.
Elle parle !
PAS EN RUSSE : EN FRANÇAIS !
Et elle dit textuellement ceci :
— Hélas ! voici que nous devons embrasser le contraire de la vérité, ce n’est qu’à présent que l’erreur devient mensonge.
L’aphorisme de Nietzsche annoncé par le mystérieux vieillard aux lunettes en glace, Samuel, l’homme qui m’a envoyé chercher au « Grand Cerf » pour m’apprendre que quelqu’un me contacterait en Russie et que je devrais lui obéir aveuglément. Plus vous serez docile, mieux vous vous en trouverez ! m’avait-il affirmé !
Tellement d’événements se sont déroulés depuis lors que je n’y ai plus repensé. Or voici que la chose a eu lieu. Le quelqu’un s’est manifesté, et ce quelqu’un n’est autre que Natacha Bofstrogonoff, épouse San-Antonio !
L’agent secret, c’est ma propre femme !
Si après un coup de théâtre pareil vous trouvez qu’il ne se passe rien dans mes livres, faut tout de suite prendre rembour chez un nœud-rologue, mes bougres, ou alors vous faire enlever le foie car ça proviendrait d’une remontée de bile qui vous noierait le cerveau.