VII MERCREDI 2 HEURES (PILE)

Nuits de Chine, nuits câlines, qu’ils chantaient, nos grands-pères !

Tu parles !

Dans ce temps-là, au moins, entre deux guerres ils avaient la paix. Vous savez pourquoi ? Parce qu’entre deux guerres, ils avaient LE temps.

C’est ce qui nous manque le plus, désormais, LE temps. Tout va trop vite, à des allures supersoniques. On est tous des projectiles balancés en tous sens. On a même plus le loisir de faire notre connaissance qu’on est déjà hors de portée les uns des autres, inaccessibles, dans des régions à jamais compromises.

Voilà notre drame.

On bouffe à des douze cents kilomètres/heure déjà. On baise idem, dans les cabines des super-jets. Parce que y a ça aussi : tout est super maintenant. Super-ceci, super-cela, faramineusement abouti, à peine contrôlable par l’homme. Rapidos il démissionne, l’homme, avec ses ordinateurs qui pensent pour lui, échafaudent son futur, délectent ses besoins mieux qu’il ne le fait lui-même. Un jour, du train des choses, on se donnera plus la peine d’exister. Tout sera écrit à l’avance, à la virgule près. Vivre, ça équivaudra à consulter le grand livre du destin universel. On saura le temps qu’il fera dans cent ans, comme on sait déjà le nombre des pèlerins qui voteront oui ou merde à la prochaine consultation électorale. Il se fait programmer, le mec d’aujourd’hui. Tout : son temps de coït, son assurance auto, ses funérailles, la couleur de ses volets, le traitement de ses hémorroïdes.

On déverse la sauçaille dans la grande gueule vorace des appareils I.B.M. Ils digèrent tout ça et t’annoncent la coqueluche du petit dernier pour le 12 février prochain, le bide du théâtre Machinchose à la rentrée, le nombre de points qu’obtiendra Popaul en math quand il passera son bac ou son mort-bac. C’est la fin des pythonisses, mes frères ! Bientôt on ira les trouver, non pas pour qu’elles vous prédisent ce qui va arriver, mais pour qu’elles vous racontent ce qui n’arrivera plus jamais. Elles seront les dernières poétesses, en somme. Puis peu à peu on se soumettra au prévisible, au PROGRAMME !

Nuits de Chine, nuits câlines !

Je vous bonnis tout ce bigntz parce que cette strophe de la fameuse chanson me remonte à l’esprit. Je dérisionne sur mon cas.

Elle continue de bien se présenter, ma nuit de noces ! Je vous souhaite la même !

Une seconde allumette me permet de constater que je n’ai pas eu de berlues.

Le cadavre est celui d’une femme âgée. La chère défunte porte une robe noire et on lui a pieusement entortillé un chapelet aux mains, en guise de cabriolet. Ce qu’ils sont pommes, les gens, avec leurs marottes incantatoires, leurs cérémonials à la con, tous leurs grigris, leurs simagrées, leurs traditions louftingues, leurs amulettes. J’en fais grincer des dents ? Tant mieux. Que leur râtelier s’en déglingue. Ils se prétendent évolués et se foutent des noirpiots, vous remarquerez. Mais punaise ! les bougnouls de la brousse (enfin je cause des rares qui ne sont pas encore licenciés ès lettres) se livrent à de moins grandes extravagances qu’eux. Et leur philosophie religieuse est aussi valable que celle de la bande de chrétiens que nous sommes.

Agenouillé près du cadavre, je frotte allouf sur allouf pour pouvoir l’examiner. Je cherche une blessure, n’en trouve pas. Ce qui me surprend, c’est l’âge de la victime. Je sais bien, pour l’avoir vu à l’œuvre, que le tueur habitant cette maison ne s’embarrasse pas de préjugés, pourtant j’imagine mal qu’on ait trucidé cette petite vieille. Elle devait être tellement inoffensive et précaire, la pauvre mémé ! Tellement insignifiante…

Je n’ai pas le loisir de méditer plus avant sur le trépas de la vieille dame. Je me faisais des illuses en prétendant que mon baroud n’avait pas attiré l’attention. La porte s’ouvre violemment. Je n’ai pas le temps de porter la main à la crosse de mon compagnon d’aventure ; une avalanche de chair fraîche s’abat sur moi, me culbute, me roule, m’estourbit.

Je morfle un gnon monumental dans la boîte à idées. Il me rend tout chose. Je mollasse… Mes pensées font le carrousel… On vient de jeter un truc sur moi, une sorte de drap dans les plus duquel je m’empêtre en me débattant. On me ligote les bras dans le dos, puis les jambes. Sous l’étoffe, j’étouffe. Plus moyen de me récupérer. C’est la lente et monstrueuse agonie par asphyxie, les gars !

Non, attendez ! Je peux saisir un bout du drap avec les dents. Je le mordille, le cisaille. Que voulez-vous, dans la vie, si on veut arriver à quelque chose, il faut faire son trou !


On m’a transbahuté assez rudement. Puis fouillé. J’ai perçu des chuchotements, des exclamations. Une période de silence a suivi. Et maintenant voilà qu’on s’agite autour de moi.

Vous ai-je précisé qu’on m’a collé dans un fauteuil ? Non ? Eh ben, on m’a jeté dans un fauteuil, ce qui est à tout prendre plus confortable qu’une planche à clous ou qu’un tas de cailloux.

— Dégagez-le !

Me semble bien avoir entendu cet ordre. Fectivement des mains me parcourent activement. Je sens céder mes liens et le voile s’envole. Je cille à la lumière retrouvée.

Le lieu d’abord ! Nous nous trouvons dans un bureau très clair, aux meubles fonctionnels, en métal et formica.

Ensuite les personnages !

Ils sont trois. Deux gros lards entièrement vêtus de blanc, et un homme jeune, blond, très bien, très intellectuel d’aspect, élégant dans une somptueuse robe de chambre en soie de chez Lanvin.

Ce dernier est adossé au bureau et étudie mes papiers d’un air surpris.

Relevant la tête, il me considère attentivement, de son regard myope, puis il demande :

— Vous êtes réellement policier ?

Sa voix est tranquille, nonchalante, un peu maussade. Plus maussade que curieuse.

— Tout ce qu’il y a de réellement, confirmé-je. Être plus policier que je ne suis équivaudrait au suicide.

— Et que faites-vous dans cette maison ?

— Mon métier !

— Vraiment ?

Aucun persiflage, seulement de la surprise. Mon interlocuteur se tourne vers ses sbires qui ressemblent à deux gros pierrots abrutis.

— J’aimerais bien savoir à quoi rime le micmac de cette nuit, murmure-t-il. J’aurais dû prévenir la police !

— C’eût été la sagesse même, gloussé-je, mais enfin rien n’est perdu puisque me voilà !

Le garçon blond rajuste ses lunettes en appliquant l’extrémité de son index sur le milieu de leur monture (car chez les miros, qui veut voir loin ménage sa monture).

— Vous dites que vous l’avez découvert à la morgue ?

— Oui, docteur, répond le plus gros, qui se trouve être par conséquent le plus con. Il avait culbuté la table et flanqué par terre le corps de Mme Ercole-Dufémur.

Je sursaute dans mon fort intérieur, ce qui est plus convenable. Docteur ! La morgue ! Ces deux mecs en blanc ! Pardi, bien sûr : je me trouve dans une clinique ! Voilà pourquoi cette vaste crèche me paraissait bizarre et pourquoi il y flotte cette louche odeur médicamentesque.

— Que faisiez-vous à la morgue, commissaire, et qu’est-ce qui vous a pris de malmener ce cadavre ? interroge le médecin, puisque médecin il y a.

— Rassurez-vous, docteur, je ne suis pas nécrophage. J’ai renversé ce cadavre par inadvertance, dans l’obscurité. Maintenant je me ferai un plaisir de vous expliquer les raisons de ma présence dans votre établissement après que vous aurez demandé au monsieur qui est arrivé ici tout à l’heure de bien vouloir nous rejoindre.

Le toubib blond hoche la tête.

— Ah bon, murmure-t-il, je commence à comprendre.

— Vous m’en voyez ravi. Mais au fait, vous commencez à comprendre quoi, docteur ?

— Voici une demi-heure, la garde de nuit est venue me réveiller. Un homme insistait pour me voir. Je me suis donc levé et j’ai reçu ce visiteur nocturne, très surpris, soit dit en passant, d’une telle visite.

— Ensuite, docteur ?

— Je me suis trouvé en présence d’un type entre deux âges, vêtu d’un imperméable et coiffé d’une curieuse casquette à carreaux. Il avait l’air surexcité et parlait avec un accent étranger très prononcé.

— Que désirait-il ?

Le jeune praticien hoche la tête avec commisération.

— Entrer en clinique, dit-il. Sur-le-champ ! Il prétendait que ses nerfs le lâchaient, ç’a été son expression.

— Parce qu’ici c’est une maison de santé ?

— Vous l’ignoriez ? s’exclame mon interlocuteur.

Ses péons ricanent.

— Excusez-moi, docteur, mais comme je suis arrivé couché sur le plancher de la voiture de l’homme en question, je n’ai guère eu la possibilité d’admirer votre plaque à la grille.

— Vous surveilliez donc le personnage ? demande le médecin. Il s’est rendu coupable de quelque méfait ?

— Au pluriel, opiné-je. Vous a-t-il dit son nom ?

— Il m’a seulement déclaré qu’il était de passage en France et qu’il avait besoin d’une cure de repos immédiate.

— Comment avez-vous accueilli sa demande ?

— Je lui ai dit que nous étions au complet, ce qui est exact, en ajoutant que, de toute manière, je ne l’aurais pas admis aux « Iris » sans lui avoir fait subir des tests et des examens.

— De quelle manière a-t-il réagi ?

— Il a paru désemparé.

— A-t-il insisté ?

— Il m’a seulement demandé de l’héberger pour la nuit. Je lui ai répondu que je n’étais pas hôtelier.

— Vous êtes-vous inquiété de savoir qui l’avait adressé ici, cet étranger ?

— Bien entendu. L’homme m’a dit qu’il avait vu le panonceau de la clinique, lequel reste éclairé jusqu’au matin.

Je gamberge rapidos. Un hurlement tout pareil à celui qui éclata au sous-sol retentit. Le praticien note mon tressaillement et déclare en souriant :

— Ne vous inquiétez pas, c’est comme ça toutes les nuits, car nous avons une belle collection d’agités.

— On voit que le temps va changer, maugrée l’un des infirmiers en sortant.

— Et cet homme est reparti ? soupiré-je.

— Oui. Évidemment, si j’avais pu me douter…

Je pige la tactique de l’assassin. Il a craint de se faire piquer par un barrage de police avant de pouvoir regagner Paris. La vue de la clinique éclairée lui a donné une idée…

— Dites-moi, docteur, avez-vous eu l’impression de vous trouver en présence d’un déséquilibré ?

Le garçon blond rajuste une fois de plus ses lunettes.

— Pas facile à dire, commissaire. Certains malades mentaux semblent à première vue aussi normaux que vous et moi. Seuls des tests approfondis permettent de poser un diagnostic valable. En ce qui concerne ce visiteur, mis à part une certaine agitation il m’a paru sensé. J’ai pensé qu’il était sous le coup d’une émotion d’ordre sentimental. Certains individus réagissent à un chagrin d’amour par un brusque besoin de retraite. Ils rêvent de la cure de sommeil qui les libérera pour un temps de leur peine. C’est une espèce de démission passagère, comprenez-vous ? La recherche instinctive du sein maternel où l’on est hors d’atteinte.

Il cause bien, le jeune toubib, mais ça n’arrange pas mes bidons. Tout ce que je vois, au travers de ses tartines, c’est que j’ai perdu mon dynamiteur. La rogne me prend.

— En somme, dis-je aigrement, lorsqu’il a terminé son cours, en pleine nuit un homme est venu vous demander assistance et vous l’avez refoulé !

Mon vis-à-vis pâlit.

— Ah ! non, s’écrie-t-il. Ah ! non. Non ! Et non ! Vous êtes encore de ceux qui viennent nous brandir sous le nez le serment d’Hippocrate ! À vous entendre, nous autres médecins serions tous des espèces de moines obligatoirement disponibles pour laver les pieds de qui sonne à notre porte. Monsieur, je dirige un établissement de trente-quatre lits. Je me lève à six heures tous les matins et me couche à minuit, tous les soirs. Je mange des sandwiches en marchant et je fais l’amour sur des coins de table. Je me retiens de pisser toute la journée. Je ne vais au théâtre qu’une fois par an, et pourtant j’adore le théâtre ! J’ai remis à cinq reprises des vacances en Grèce, et je sais à présent que je ne verrai jamais le Parthénon. Je prends des décharges atroces en effectuant des électrochocs. Mes malades femelles me griffent, regardez cette cicatrice à la joue, Gillette mince n’y est pour rien !

« Les malades mâles veulent m’étrangler. Ma femme me trompe, monsieur, et je lui pardonne de grand cœur, à cette chère âme, puisque je n’ai à lui offrir de moi que mon sommeil. Alors, vos leçons de morale, vous pouvez les garder. J’ai donné à votre aigrefin l’adresse d’un confrère du voisinage, mais il n’en a pas voulu et il a fichu le camp. Vous n’avez rien à me reprocher parce que JE n’ai rien à me reprocher. Cela dit, j’aimerais que vous alliez terminer votre rodéo ailleurs, monsieur. Bonsoir ! »

Là-dessus il sort avec une dignité de roi mage refoulé par l’hôtelier de Bethléem.

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