V MERCREDI 0 H 10

Un gosse, dans ma situation, il crierait « maman » ! Moi, c’est plutôt « papa » que j’ai besoin de clamer. C’est-à-dire « patron » !

Au Vieux de jouer ses brèmouzes dorénavant et d’arrêter l’ultime décision. Vais-je ou ne vais-je pas prendre le TU de l’Aeroflot pour Moscou ? Toute la question est là.

Comme ma chère épousée roupille à s’en faire éclater les végétations et qu’elle me paraît avoir une fameuse autonomie de sommeil, suffisante en tout cas pour traverser la nuit sans escale technique, je décide de sauter dans ma guinde pour aller tailler une bavette nocturne au Vioque. Y a pas de raison que cette vieille frappe en écrase pendant que je fais une hernie aux méninges. Certes je pourrais lui turlurer de nouveau, mais je connais ses manières. Lorsqu’un problème l’agace, il vous exécute une pirouette et raccroche.

Ayant remis un peu d’ordre dans la piaule, je me plonge dans mes fringues et, sur la pointe des radis, je dévale l’escadrin aux marches geignardes.

Ce qu’il y a de bath en campagne, c’est qu’on se barricade pour la nuit d’une façon très sommaire, puisque toutes les clés restent sur leurs serrures. Trois minutes plus tard je récupère ma chignole, laquelle est sagement remisée dans le hangar de l’hôtel, entre un pressoir désaffecté et une charrette normande conscrite probablement de la berline qui amena Napoléon Ier au Grand Cerf. Je déhote en souplesse, sans même déranger une paire de chats en train de faire des chatteries dans un grand bruit de lavement libéré.

Puisque vous connaissez parfaitement Comte-Harbourg, il est superflu que je vous rappelle le passage à niveau barrant la route lorsqu’on quitte l’agglomération en direction de Paris, aussi ne vous en parlerai-je que pour vous signaler qu’il est fermé. Dans sa guitoune aux vitres embuées, la garde-barrière lit son horoscope dans Ici-Paris en attendant le passage du 932 en provenance de Caen. Il fait une nuit sereine, au sommet de laquelle flotte languissamment la même lune dont je vous ai parlé précédemment.

Je sifflote un air qui n’est pas encore dans le commerce puisque je viens de l’inventer en admirant la paix suave de la campagne endormie. L’aigrelette sonnerie du pas sage âne i veau fait un bruit de cuiller à café contre le verre vide d’un orateur de noces et banquets. Soudain, j’aperçois une tache blanche sur un rail de la voie ferrée[10].

J’ai beau écarquiller mes vasistas, j’arrive pas à déterminer ce que c’est. Aussi prends-je le parti de descendre de ma guinde pour y regarder de plus près. Quelle n’est pas ma surprise amusée de découvrir une poulette blanche endormie sur le rail. Le gallinacé joue sans se gaffer les Anna Karénine. C’est jeune et ça ne sait pas. Je suppose que la gentille poulette s’est attardée aux champs. L’obscurité venue, elle n’a pas su retrouver le poulailler du garde-barrière et, en désespoir de cause s’est perchée sur le longeron d’acier.

Un grondement naît des confins. V’là le dur. Vous le savez, mes amis, une volaille, dans l’obscurité, c’est bon à nibe. Cette idiote va se laisser déguiser en cataplasme sans même piger ce qui lui arrive. Mon dévouement à la cause animale est trop connu pour que j’y revienne. N’écoutant que ma nature généreuse, je saute la barrière et vais cueillir la bestiole sur son funeste perchoir. Elle est toute tiède sous ses plumes, la cocotte. Elle pousse un bref gloussement inquiet, mais je la rassure d’une caresse.

— Toi, ma petite poule, t’as une chance de coquu, lui dis-je en la ramenant à la garde-barrière. Sans l’œil du lynx de l’ami San-A. t’allais te faire transformer en bouillon Kub.

Elle me glousse un truc ensommeillé que je n’ai pas le temps de traduire vu qu’il se produit quelque chose d’assez insensé, mes mignons.

Primo le train débouche de la courbe dans un grand halètement que mon regretté camarade Zola vous décrirait mieux que je ne saurais le faire car il a beaucoup travaillé dans les chemins de faire, et il y a plus de locaux motives dans sa Faute de l’Abbé Tumaine qu’à la gare régulatrice de Melun. Deuxio, au fracas du train se joint un autre fracas beaucoup plus fracassant, générateur d’un souffle si terrible que je me retrouve couché en bordure du ballast avec la poulette sous moi. Le train déferle. Je reste coi pendant son passage. Ensuite de quoi (ou ensuite de coi) je me remets debout. La malheureuse volaille n’a pas échappé à son destin. Comme quoi (ou comme coi) lorsque votre heure est arrivée il est inutile de vouloir bricoler le balancier de l’horloge. Au lieu d’être écrabouillée par le vulgaire 932, elle l’a été par le célèbre San-Antonio, ce qui ne lui a pas valu de sursis appréciable, mais a conféré à son trépas une certaine allure. Elle n’est pas la seule victime de la déflagration, mes amis. Ma bagnole aussi est morte. Elle a très mal supporté la charge d’explosif qu’un petit farceur avait carrée sous le tableau de bord. Maintenant, on dirait une statue de César, ma chiotte. C’est fou comme une Ferrari, qui est une œuvre d’art en quittant Modène, peut devenir une autre œuvre d’art après un sévère plasticage. La v’là arquée comme un taureau en train de s’embourber une vache. Elle semble faire la belle, avec ses pattes de devant dressées et repliées sous elle. Y a un bath trou aux lèvres acérées à la place du capot. De la tripaille mécanique en sort, comme des fleurs de métal. Elle est devenue décapotable, ma 275 GTB, bien que ça se soye pas sa vocation initiale. Plus de toit ! Elle a baissé pavillon. Plus de banquettes non plus : celles-ci gisent sur la route, noires et fumantes. Chose curieuse, le volant pend à un poteau télégraphique.

Enfin, pas la peine de tartiner dans le descriptif, grâce à votre vaste intelligence (tellement vaste que les idées ne s’y retrouvent plus) vous avez parfaitement réalisé la scène.

Moi vous me connaissez. J’adore la chignole de race. Pourtant, à l’instant que je vous cause, l’idée ne me vient pas de la pleurer ma belle coursière. Mon âme s’élève pour une vibrante action de grâce rendue (tous frais payés) à la bienveillante Providence. Cette fois-ci, comme tant d’autres, ma chère vie n’a tenu qu’à des fils ténus. On a joué les dixièmes de seconde, là-haut. La barrière du passage à niveau aurait été ouverte… Ou bien je n’aurais pas aperçu la gentille poulette prodigue… Ou encore je n’aurais pas eu cet élan généreux pour me porter au secours de la volaille… Un poulet sauvé par une poulette ! Plutôt rare, non ? C’est le genre d’anecdote qui entre dans la légende et n’en sort plus.

En attendant, v’là la garde-barrière qui radine en se soutenant les ballonnets qu’elle possède volumineux comme des cloches à melons. C’est une solide gaillarde poilue comme un griffon, mère de seize enfants qu’elle a pu élever sans en coller la moitié sous les plans de radis de son jardinet, bien qu’elle travaille pour la S.N.C.F. Personne d’élite, comme vous le voyez.

Elle brandibule comme toute la Hollande un jour de grand vent.

— Ma poule ! Voleur ! Gredin ! Filou ! Bandit ! Salopard !

Elle trouve encore une quatorzaine d’autres épithètes du même tonneau. Tout en vitupérant, elle ramasse le gallinacé et l’ausculte. Las ! poupoule ressemble plus désormais à une limande qu’à une Bresse blanche.

— Je vais prévenir la gendarmerie, continue la ménagère déprivoisée. Profiter du 932 pour piller le poulailler d’une honnête femme, c’est honteux !

Mettant à profit la pâle clarté tombant d’un lampadaire, je lui brandicharde ma carte tricoleuse sous le tarin.

— La police est déjà au parfum, chère petite madame. Cela dit, votre poule vous pourrez encore l’accommoder avec du vin blanc et des petits oignons blancs, tandis que moi, en ce qui concerne ma voiture, je n’ai plus que la ressource de faire encadrer la carte grise pour décorer ma chambre à coucher…

Elle n’avait pas vu mon désastre de Pavie depuis sa guitoune nébuleuse. Le grondement du rapide s’est confondu pour elle avec le bruit de l’explosion, et vissé Versailles.

Faut voir comment elle méduse, Mme Manivelle, en la découvrant, ma Caroline ! L’incrédulité lui fait lâcher sa poule. Ses yeux ressemblent aux grilles de la double barrière.

Ce qui particularise surtout un con, c’est son irrationalité. Vous remarquerez (si vous ne l’êtes pas trop vous-mêmes) que le con est toujours prêt à larguer la raison pour foncer bille en tête dans l’impensable. Y a pas de continuité dans sa pensée, comprenez-vous ? Il pointillé du bulbe, le con. Des images sans relations précises se constituent dans sa tronche comme des bulles du cloaque.

— C’est un tamponnement ? elle demande, l’hagarde barrière.

— Terrible, je ricane. La Ferrari arrivait à huit cents à l’heure, pilotée par cette poule blanche. Comprenant qu’il lui était impossible de freiner, elle sauta la barrière ! Hélas ! il était trop tard et le train impitoyable la réexpédia sur la route, tuant sa jeune conductrice et la transformant en ce machin que vous voyez là. Je me trouvais sur le tender de la locomotive où j’étais venu fumer une cigarette pour bavarder avec le mécanicien. J’ai tout vu et je suis descendu pour témoigner ; vous avez le téléphone ?

Bavochant des lamentations, la dame me répond qu’oui et, docile, me drive en se dandinant jusqu’à son gourbi.

C’est pas exactement un lieu de villégiature, le poste de vigie de Comte-Harbourg. Les vitres n’ont pas été lavées depuis qu’elles étaient sable siliceux et il n’existe rien de plus opaque (exceptés toutefois les œufs d’opaques). Le sol est jonché de pommes de terre en train de germer. Outre une table et une chaise dont on ne sait quelle est la plus bancale des deux, le local n’est meublé que d’un appareil téléphonique et du dernier numéro d’Ici-Paris.

Comme je le prévoyais, la dame consultait son horoscope en attendant le 932.

— Vous êtes née sous le signe du Bovin ? m’informé-je.

— Non, je suis Vierge ! déclare la merde famille.

Tandis qu’elle manivelle son archaïque tubophone, je consulte les prédictions concernant les natifs de la Vierge. Il est dit que ceux-ci connaîtront une journée d’aujourd’hui extrêmement paisible, consacrée à la méditation et qu’une rencontre concluante avec un Bélier n’est pas exclue.

Un grincement caractéristique me fait dresser l’oreille : celui que produit une manivelle en action. Comme il ne s’agit plus de celle du biniou, la dame-barrière, ayant cessé de le vertiginer, j’en conclus qu’on est en train d’actionner celle du passage à niveau. Vous ne trouvez pas ça bizarroïde, vous autres ? Généralement, lorsqu’un tomobiliste trouve que la barrière ne remonte pas assez vite, il klaxonne pour réclamer le passage (à niveau). Vous ne le voyez pas sortir de sa tire pour venir chignoler le bastringue de sa propre initiative, si ? Personne oserait se permettre, sauf p’t’être bien, un gus qu’aurait pas la conscience tranquille et qui serait pressé d’aller se la mettre en lieu sûr.

Moi, vous me connaissez. Un Sioux à mes heures ! Avisant une petite fenêtre, au fond de la guitoune, je l’enjambe sans crier gare (bien que tout cela se passe en bordure d’une voie ferrée) et je contourne la construction.

J’aperçois une voiture stationnée au niveau de mes décombres, portière ouverte, donc éclairée de l’intérieur. Elle est vide. Mon regard panoramique de trente-trois degrés pour découvrir un type vêtu d’un long imperméable clair et coiffé d’une casquette à longue visière. C’est ce quidam qui barbarise[11] avec la manivelle.

Il essaie de manœuvrer lentement, pour amortir le grincement, mais descendre un escalier branlant à pas lents n’a jamais rendu muettes les marches rouspéteuses. Le petit bruit de poulie rouillée continue d’aciduler le silence.

Je décide d’interpeller le bonhomme, lorsqu’une fois de plus les événements se précipitent avant moi. En l’occurrence, c’est la brave garde-barrière qui se manifeste.

— Dites donc, vous ! elle exclame en jaillissant de sa baraque, qui c’est qui vous a permis de… ?

Le gus fait volte-face. Il a un geste que je connais bien. Un geste fulgurant. Deux détonations ponctuées de deux énormes étincelles orangées éclatent. La pauvre femme pousse un cri de surprise et se dandine pendant un court instant comme une oie sur une plaque chauffante. Puis elle s’affaisse dans l’herbe rance qui servait de pelouse à sa gentilhommière.

Sans perdre une seconde, le type se met à maniveller à toute pompe. Les deux bras de la barrière se dressent vers le ciel inclément dans un grand geste fataliste.

Que fait votre San-Antonio, mes belles ?

Je vous le donne en mille pour que ça vous fasse plus d’usage.

Vous pensez qu’il dégaine son ami tu-tues et qu’il braque le meurtrier, hein ? Ou bien qu’il lui bondit sur la coloquinte pour l’empoignade western sur la voie ferrée ? Vous vous dites, mes futées : ça y est, le morceau de bravoure ! Le corps à corps sans merci le long du ballast, avec les deux antagonistes en travers du rail pendant que se pointe à l’horizon le 933.

Eh ben, des nèfles !

Je ne sais pas quel diable me pousse, toujours est-il qu’à peine le type à casquette vient de défourailler, je me jette à plat ventre dans un tas d’orties.

Je dois préciser qu’à cause de l’ombre j’ai pas vu qu’il s’agissait d’orties, sinon j’eusse agi tout autrement.

Une fois dans la touffe, je fais comme si c’était des pâquerettes. J’héberte rapidos en direction de la route. Un réflexe inconditionné, je vous dis. Inconditionnel, même ! Toujours reptant, j’atteins l’auto du vilain assassin de garde-barrière. Il s’agit d’un cabriolet Mercedes. Je me faufile à l’arrière de la tire grâce à la porte restée ouverte. Une fois lové derrière la banquette, j’attends le retour du petit malin, tout en me demandant ce qui me pousse parfois à agir d’une façon aussi inconsidérée.

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