XII PLUS TARD (JE NE SAIS PAS COMBIEN DE TEMPS APRÈS)

Une buée recouvre la scène. Peu à peu celle-ci se décontourne et s’engloutit. Ça devient opaque. Et puis un immense chiffon efface la buée. La vie revient, en couleurs. Je découvre tout autre chose : un mur de bois, en rondins mal équarris. Une fenêtre, avec au-delà, des sapins enneigés. Face à moi, un homme en canadienne à col de loup, actionne une lampe à souder presque identique à celle qui m’a pétrifié. Je comprends que cet appareil me ranime ou plutôt me réanime (j’aime mieux réanimer). Le gars est jeune, brun, soucieux. Il agit lentement, par petits déplacements précis de son ustensile. J’amorce un geste.

— Non ! fait-il vivement, ne bougez pas !

Il a parlé français.

— Où suis-je ?

— Restez tranquille !

Comprenant qu’il y va de mon intérêt de ne pas troubler sa besogne, je demeure aussi immobile que chez mon coiffeur lorsque ce dernier me régularise les pattes. Mon sang se remet à circuler (dans mes veines ajouteraient des confrères à moi qui ne sont pas à un pléonasme près). Je constate alors que je suis allongé sur un matelas posé à même le plancher et que le réanimateur se tient à genoux devant moi.

— Voilà, dit-il estimant sa besogne terminée. Vous devriez vous lever et faire quelques mouvements d’assouplissement.

J’obéis à grand-peine car j’ai les membres ankylosés.

O surprise ! Je découvre Bérurier en train de gésir sur un second matelas, près du mien. Ensuite viennent dans l’ordre, sur d’autres grabats identiques, Natacha, Anastasia, ainsi qu’un petit homme chauve du dessus, dont les cheveux blancs poussent long de côté, lui assurant une espèce de crâne de clown. Ces braves gens sont inertes mais conservent les yeux ouverts. Une infinie félicité éclaire leurs physionomies. C’est évident qu’on les a passés au vaporisateur, eux aussi. Le réanimateur se penche sur Béru. Sa sulfateuse zonzonne derechef. Au bout d’un peu moins d’un moment, le Gravos papillote des stores. Je lis sur son visage les différentes couches de stupeur qui ont dû se superposer sur le mien. Primo : tiens, je vis ! Deuxio : je ne suis plus dans l’avion ! Troisio : qu’est-il arrivé ? Quatresio : où me trouvé-je ? Etc. La bouille vultueuse du Dodu se contracte sous l’effort cérébral. Ses pensées le fissurent. On se rend parfaitement compte que son cervelet prend le jour, qu’il barbote dans les limbes visqueux. Tandis qu’il se dépatouille du sirop de néant, je m’approche de la croisée. J’avise à perte du vue des constructions de béton préfabriquées plantées entre de rares sapins. L’endroit où nous nous trouvons m’a tout l’air de ressembler à un camp. Un camp de quoi ? Mystère et Magazine, comme dirait « Elle rit Couine ».

— Ah bon, t’es sur pinceaux ! murmure Sa Majesté d’une voix titubante.

Il paraît encore en état d’hypnose, le Mastar. Sa pupille est large comme une soucoupe et ses gros sourcils pompidolent tristement. Il vient à moi d’une démarche mystique : la petite Scoubidou s’approchant de la Vierge !

— Il s’est passé quoi t’est-ce ? s’informe mon ami, certain que je serai à même de lui proposer une réponse satisfaisante pour l’esprit.

— Du temps, réponds-je en hissant ma montre à la hauteur de mes grands yeux charmeurs.

Je m’exorbite à m’en faire une distension de la boîte crânienne. Ma tocante indique 9 heures. Comme les événements du chapitre précédent se sont déroulés à 14 h 15 et qu’il est grand jour, force m’est de conclure qu’il est 9 plombes du lendemain !

Béru bâille.

— Je ne sais pas ce qu’ils m’ont fait parce que je l’ignore, bavoche cette tranche de lard et de vie conjugués, toujours soit-il que j’ai du mollasson dans la pensarde, mon pote ! un peu comme si je me serais laissé anastasier. Dans le zinc, au moment que j’évacuais les tartisses, j’ai jeté un coup de d’œil vers le poste de pilotage et je t’ai aperçu allongé sur le plancher. Mon raisin n’a fait qu’un tour. Je m’ai précipité, et alors un mec qui justement se tenait dans le fauteuil voisin du mien au paravent m’a flingué avec une bizarre rapière à rayons « x » ou « y ».

Il se tait pour embrasser la scène. L’homme au « réveil-Lazare » est en train de s’occuper de Natacha. Avec une certaine impudence, le Gros louche sur les jupes relevées de mon épouse. Un sourire aussi béat que bêta voltige sur sa face rubis-conne.

— On n’dirait pas à la voir, murmure-t-il.

— On ne dirait pas quoi ?

— Qu’elle lime comme une reine ! Tu sais qu’elle a des méchants dons rapport à la polissonnerie folâtre ? On s’est payé un de ces métinges de cuissots, la nuit dernière, que si t’aurais eu une caméra, ta fortune était faite en Suède, mon pote ! Ah, la gredine, tu parles d’un coup de reins qu’elle bénéficie ! Sa petite boutique à cresson, comment qu’elle te la remue ! Elle a une de ces trépidations dans le baigneur que tu la prendrais pour un appareil à rilaxer, cette pouliche, espère un peu ! T’as touché le gros lot, mine de rien, la belle affure. Mec, la régalade intégrale ! Elle chipote pas sur l’estase, ta Natacha ! Le don de sa personne, elle le fait pas en parcimonie ! C’est de la haute tension pur fruit, cette gamine ! On m’avait toujours assuré que les Ruskoffs te jouaient les Bacheliers de l’Avocat version non espurgée au premier tour de manivelle, mais j’eusse pas cru que ce fusse aussi percutant. Ah, la vache ! Quand j’ai ressorti de ta chambre, j’avais les quilles en cerceau ! Je me sentais vachement télescopique ! Je cotonnais des amortisseurs !

Il cligne de l’œil, heureux rétrospectivement.

— T’avais tort de faire la fine bouche, San-A. Les frangines, ça trompe son monde. Vaut souvent mieux colmater une tarderie qu’un prix de beauté ; y a plus de rendement à l’indice énergique. Les mochetées sont meilleures voleuses de santé biscotte elles se consacrent davantage à la tâche. Elle se les carrent dans le bab’ les minauderies agaçantes, les petites manières futiles.

Je stoppe le disert d’un sec :

— Oh, écrase !

Qui le déroute.

— Ainsi c’est toi qui as déberlingué ma fausse légitime ? murmuré-je.

— Testuel. Quand je m’ai pointé en pleine noye dans vot’ carrée, la belle roupillait dans un fauteuil à poings fermés. Elle tenait une posture qu’on lui voyait les dépendances. Tu me connais, San-A. Mézigue, lorsque mon sensoriel sort l’antenne j’me connais plus. J’ai éteint la calbombe et je m’ai mis à lui jouer le dernier acte de La Balhouse au bois pionçant. Le plus marrant c’est qu’elle a cru que j’étais toi. « Antoine ! Antoine ! » qu’elle clamait en russe. Positivement on peut dire que je me l’ai payée par intérim, quoi ! À la fin, profitant de sa virée dans la salle de bains, j’ai mis les adjas. Fais pas c’te bouille, Gars, j’ai drôlement manœuvré pour ton honneur, tu peux être sûr ! Même bourré de cantharide t’aurais pas fait mieux ! Je m’ai surpassé ! Tiens ! la môme Berthe, j’y ai jamais déballé un jeu pareil ! C’était le carré de valetons et la capote à chaque tringlanche. La fontaine lumineuse ! Son et lumière sur la Cropole ! Non, crois-moi, je t’ai assuré un beau début de ménage. T’as un capital prestige drôlement conséquent, San-A. !

Je rengaine mon hilarité car elle serait inopportune.

— Qu’étais-tu venu fiche dans ma chambre ?

— Te proposer de partir avec técolle pour la Russie vu qu’après le mariage je m’ai aperçu d’un truc louche : un homme vous filait le train, à toi et à ta mousmé ! Il roulait à bord d’un cabriolet Mercedes et il portait une gapette à longue visière. Ça m’a donné à réfléchir. La nuit je m’ai relevé et j’ai tété à votre auberge pour te faire part de mon projet. Tu sais, Mec, l’amitié, c’est un peu comme l’amour maternel, ça donne des prémoniteurs. On pressent les trucs. Moi j’ai tout soudain pressenti que tu te fourvoyais dans un caca pas praliné.

Il a un geste circulaire pour embrasser la cabane avec ses matelas, ses gisants, le type au réanimateur.

— Admets, mon pote, que je pressentais juste, ajoute le Gros, car m’est avis qu’on ne vient pas de toucher le tiercé dans l’ordre !

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