XX JEUDI MIDI

On ne peut pas dire que ça le laisse de glace, Béru, malgré le froid qu’il avait spontanément déclaré « sibérien ».

Il fait des « Oh ! », des « Ah ! », des « Ben merde alors ! », des « Eh ben les vaches ! », des « Tu me la coupes ! », des « T’es sûr de pas confondre ton mordicus avec une variété de poireaux ? ».

Car, l’effet de stupeur apaisé, le doute lui vient. Il met en cause la validité de mes connaissances, le béotien ! Il suspecte ma science, ce gros cartésien. Faut que je lui répète ! Lui assure, lui confirme, lui jure, lui parole-d’honneure pour parvenir à le reconvaincre. Convaincu, il l’a été spontanément. Son instinct a dit oui tout de suite ; mais comme toujours c’est la gamberge qui fout la merdouille ! Toujours elle, semeuse de mauvaises graines. Enfin, devant ma véhémente certitude, il se soumet. De contestataire, il devient disciple.

— Bon, dis voir, la Sibérie, c’est en Russie, pas vrai ? me demande-t-il.

— Magnifique, Gros !

Il murmure en matant l’horizon éperdu :

— Si bien qu’à la rigueur, on pourrait rentrer chez nous à pied ! C’est déjà quèque chose…


Lorsque je lui ai tout balancé, le Pertinent me questionne :

— Pourquoi qu’ils se font passer pour des Ricains, du moment que ce sont des Popofs ?

— Je l’ignore, Gros, mais crois bien que s’ils ont réalisé cette mise en scène à grand spectacle c’est qu’ils ont une raison primordiale pour agir ainsi !

— Et tu dis qu’ils vont nous donner les moyens qu’on se casse ?

— Oh, il s’agira d’une évasion contrôlée, mon pote. Cavale avec fil à la patte ! Nous sommes au cœur de l’U.R.S.S., à des milliers de bornes de l’Europe et ils gardent ma Félicie en otage, que peut-on faire, mon pauvre mec !

— Récupérer maâme ta vioque et se l’embarquer avec nous, mon lapin ! T’as des brindilles de mordicus dans les rouages ou quoi ?

On parle au moins trois fois chaque mot tellement nous claquons des ratiches ! Ici, le froid est terrible ! Il fait moins quarante comme une fleur !

— Comprends bien, Gros : cette évasion n’est possible qu’avec leur permission ; si nous parvenions à libérer Félicie, ils réagiraient immédiatement et on serait marron dans la minute qui suivrait.

À peine ai-je dit qu’on voit fondre sur nous un ski-doo traînant un traîneau. Le pilote de l’engin stoppe à notre hauteur.

— Montez ! nous enjoint-il en désignant la grande luge (après nous une des luges, hein !).

Dès que nous sommes assis sur la remorque, il repart en direction du P.C. de Birthday. Le vent de la vitesse en s’additionnant au froid nous scie la bouille. On respire de la glace, mes drôles ! On se déguise en zéros absolus. À côté de nous, le marbre n’est que de la pâte à modeler. Heureusement que le chemin à parcourir n’est pas long, sinon nous serions morts par congélation hypodermique !

Le colonel nous attend en écoutant la troisième rhapsodie en si bémol alternatif de Houilyacha Ilyapine.

— Venez vite prendre un verre, messieurs, vous m’avez l’air aussi sécables que des biscuits.

Il emplit trois godets de vodka et nous en présente deux avec beaucoup de grâce !

— Santé ! dit-il.

Il vide son glass, non pas d’un coup de gosier, mais d’un coup de reins.

— Cher monsieur San-Antonio, vous avez droit à tous mes compliments, déclare-t-il.

— Merci, réponds-je. Qu’est-ce qui me les vaut ?

— Votre esprit de déduction autant que vos connaissances en botanique, commissaire. Je signalerai en haut lieu qu’il est malaisé de faire prendre la Sibérie pour le Canada à un policier français. Savez-vous que j’ignorais tout du mordicus ?

En entendant ces paroles je crois rêver. Comment se peut-il que le pseudo-Birthday ait écouté notre conversation ? Nous nous sommes entretenus à quelque six cents mètres de sa carrée, en rase campagne !

Il s’amuse de mon hébétude.

— Non, rassurez-vous, je ne suis pas magicien. Mais grâce à cet appareil, je ne perds rien de vos dires, aux uns et aux autres !

— Un télémicro ! m’exclamé-je.

— J’étais sûr que vous connaissiez. Grâce à lui, il ne sert de rien que vous vous isoliez pour échanger des confidences car il suffit que je le braque dans votre direction pour que votre conversation me soit perceptible. Et il porte à trois kilomètres, vous jugez !

Il nous sert une nouvelle tournanche de pétrole.

— Vous avez dit vrai, mon cher commissaire, il vous est impossible de quitter ce camp en compagnie de votre mère. Et ce pour plusieurs raisons, dont la première est que vous ne pourriez la faire s’évader. Elle n’est plus dans ce baraquement, mais dans un autre sévèrement gardé. Une cinquantaine d’hommes en armes lui tiennent compagnie. Rassurez-vous, ce sont des militaires parfaitement corrects. Il n’arrivera rien de fâcheux à cette personne tant que vous vous comporterez loyalement avec nous. Et d’ailleurs, pour abréger vos angoisses filiales, l’évasion aura lieu cette nuit. Bien entendu, je compte sur votre discrétion à tous deux vis-à-vis des autres, n’est-ce pas ? Ils doivent continuer à se croire au Canada.

— Pour quelle raison, colonel ?

L’officier fronce les sourcils.

— Ça, camarade commissaire, c’est notre affaire et non la vôtre. Abordons maintenant l’aspect technique de la question. En fin de journée, deux gardes se présenteront dans votre baraquement pour y assurer la surveillance de nuit. À dix heures du soir vous les neutraliserez. Inutile d’y mettre trop d’ardeur car, vous le verrez, leur opposition sera assez passive. Lorsque vous les aurez garrottés, vous vous rendrez au hangar C, lequel se trouve à trois baraquements du vôtre sur la gauche.

— Près de la morgue ! ajouté-je en le fixant droit dans les yeux.

Le colonel n’a pas un frémissement.

— Exactement, reconnaît-il. Dans le bâtiment en question vous trouverez une chenillette à neige assez vaste pour que cinq personnes puissent y prendre place. Des fourrures sont accrochées aux murs du hangar. Vous pourrez donc vous vêtir chaudement. Il y a une boussole dans la boîte du tableau de bord de la chenillette, vous sortirez par la seconde porte percée au fond du local. Une fois passée cette sortie, vous vous dirigerez absolument plein nord. Vous trouverez alors, à deux kilomètres, une ceinture de fils barbelés électrifiés. Vous les couperez grâce à des pinces à branches caoutchoutées qui se trouvent sous le siège arrière du véhicule avec quelques vivres et d’autres outils de première nécessité. La barrière étant franchie, vous obliquerez vers l’ouest. Vous apercevrez, car il fera clair de lune, une colline dans cette direction. C’est vers elle qu’il faudra aller. Vous la contournerez. Cinq kilomètres plus loin, une forêt commence. Réjouissez-vous, camarade San-Antonio, c’est une forêt de mordicus !

« Allez-y droit. Longez-la vers le sud jusqu’à ce que vous aperceviez deux arbres coupés. Cent mètres après les arbres en question une trouée s’opère dans la forêt. Prenez-la et foncez jusqu’à ce que vous tombiez en panne d’essence, vu ? »

— Ensuite ?

Il lève les bras et les laisse retomber le long de son corps.

— Ensuite, l’initiative vous revient. Établissez un camp de fortune. Droguez le professeur et soyez psychologue.

Il va ouvrir la porte d’un coffre d’acier, il y prend un petit flacon métallique ainsi qu’une espèce de grosse médaille fixée à un cordonnet.

— Voici le breuvage en question. Conservez-le contre votre corps afin qu’il ne gèle pas. Vous pourrez l’administrer avec n’importe quoi car il est inodore et sans saveur. Maintenant, passez ce cordonnet à votre cou et ne vous séparez de la médaille sous aucun prétexte.

Je la fais sauter dans ma main. Elle est très lourde et représente sainte Nitouche en train de se faire sodomiser dans les arènes par un lion qui n’avait plus faim.

— Merci du cadeau, colonel. Quel est son rôle dans l’aventure ?

— Il est chargé de vous protéger, assure le pseudo-Birthday en souriant. Et je vous jure que je ne mens pas !

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