Au début, je crois qu’il neige à cause des flocons gros comme la lune qui me tourbillonnent autour de la ruche. Mais très vite je me rends compte que le bizarre blizzard, en soufflant dans les sapins, emporte le blanc manteau de ceux-ci, le haillonne et le disperse.
Je marche en direction de la cabane la plus proche. Mes ratiches castagnettent à outrance. Si ça continue, je vais être déguisé en stalactite avant d’atteindre mon objectif. Histoire de me faire circuler le raisin, je galope. Cabriole plutôt, car dans cette épaisseur de Chantilly, il est duraille de vouloir battre le record du deux cents mètres. J’enfonce jusqu’aux genoux. Je crois que la désordonnance de mes pensées me réchauffe plus encore que mes mouvements. Je vis une aventure tellement ahurissante, mes bons amis ! Au cours de laquelle les événements se précipitent avec tant de violence que j’ai de la peine à les suivre. Où sommes-nous ? En quel territoire ? Entre quelles mains ? À quelles fins ? Pourquoi cet enlèvement en plein ciel ? Comment le fameux professeur Bofstrogonoff se trouve-t-il prisonnier de ces bonshommes des neiges, lui aussi ? Ah, mes belles frangines, j’en trimbale des questions dans ma vaste cervelle accueillante ! J’en distille de la curiosité ! Faudra qu’à l’occasion je me fasse investiguer à la radio, minutieusement. Je dois avoir, quelque part dans le baquet, une glande à points d’interrogation, probable.
Bon, assez digressé ! Me voici à la cabane voisine, avec un éclat de banquise à la place du pif et un autre en guise de scoubidou voltigeur.
Je pousse la lourde sans difficulté. Ils ignorent les verrous dans cette contrée. Une bouffée de chaleur me happe, me régénère. Une odeur de whisky m’humecte les muqueuses. J’avise une douzaine de types dans la chambrée. Ils se consacrent à des occupations divertissantes très variées. Certains lisent, d’autres jouent aux cartes, d’autres encore écoutent la radio diffusée par de forts transistors à antennes ou bien se confectionnent des grogs. Tout ça fait songer à quelque caserne hivernale. C’est paisible, ça sent l’homme et l’alcool.
Des portemanteaux courent (ce qui est manière de causer) le long de la cloison et je suis frappé de constater que des manteaux d’uniforme, doublés de fourrure, y sont accrochés. Ces uniformes ne sont pas soviétiques. Voilà ce qui me fait tiquer.
Mon entrée est passée résolument inaperçue. Pas un des gus ici présents n’a levé le menton. Chacun est resté abîmé dans sa distraction du moment. Après un moment de flottement, je m’approche d’un zig occupé à lire. Ça m’inspire confiance, un lecteur. Notez bien qu’il ne potasse pas du Saint-Simon (priez pour moi) l’intellectuel en question. Il se farcit seulement une revue sexy sur la couvrante de laquelle une superbe demoiselle rousse fait le grand écart sur une plaque de verre (l’objectif étant placé sous la plaque de verre, si vous voyez ce que je veux dire. Ce qui explique que je, puis vous garantir la rousseur de la personne).
Le titre de la revue étant simultanément anglais et pornographique, j’interpelle le mateur dans cette langue (si j’ose charabier ainsi) et je vous traduis ci-dessous notre conversation afin de vous épargner l’emplette d’un dictionnaire franco-rosbif.
— Je m’excuse de troubler votre méditation, camarade, abordé-je.
Le zig abaisse sa revue de douze centimètres, ce qui me permet d’admirer la double page centrale qui représente deux dames furieusement nues, à califourchon sur une motocyclette. Elles sont toutes les trois admirablement culbutées.
Au début, je crois que l’interpellé me dit des choses à voix basse, en fait il rumine seulement de l’hévéa-mentholé. Il a les cheveux coupés court, le regard indifférent et le menton carré.
— Mouais ? me lâche-t-il enfin, mais en américain, avec, crois-je, l’accent de New York.
— Pourrez-vous me dire où nous nous trouvons ? je murmure en m’asseyant sur un banc métallique !
Ses yeux vagues foncent sous l’effet d’un mécontentement intense.
— Dites, fiston, écrasez un peu ! répond-il après avoir mûrement réfléchi.
Je lui vote un sourire que j’aimerais désarmant.
— Parole, je viens de débarquer ici et j’ignore le nom de ce petit paradis, mon vieux.
Il s’avise de mes deux vestes superposées et émet un ricanement dans le genre de ceux dont on salue le numéro d’un clown qui ne fait pas rire.
— Ça s’appelle Secret-militaire-U.S., fiston, déclare le zig en tournant une page de sa revue.
Une pulpeuse blonde vêtue d’un fume-cigarette accapare instantanément son potentiel cérébral. Je la lui laisse regarder complaisamment et lui permets de récapituler la liste des trucs qu’il lui ferait si elle consentait à s’aventurer en chair et en os jusqu’à son lit de camp ; après quoi, comme il s’humecte le médius pour affronter la page d’après, je stoppe son geste en posant ma main sur son avant-bras.
— Écoutez, vieux, pensez de moi ce que vous voudrez, mais répondez à ma question, je vous en supplie. Ce camp est situé à quel endroit ? Norvège, Suède, Finlande ?
Mon énumération semble quelque peu le divertir.
— On ne peut pas dire que vous brûliez, fiston ! répond-il avec un sourire franc et massif.
— Pourquoi ?
— Parce que nous sommes à l’extrême nord de l’Alaska.
Ma gamberge a un soubresaut géographique. Illico une carte du monde se développe dans ma tête. Notre avion a été piraté alors que nous devions survoler l’Allemagne orientale ou la Pologne. Il faudrait donc admettre, si l’on en croit cézigue, qu’il a rebroussé chemin, traversé l’Europe, l’Atlantique et le Canada… M’est avis que la chose était irréalisable par manque de carburant, à moins que…
Bon, je commenterai plus tard. Pour le moment il faut que j’en apprenne davantage.
— L’Alaska, répété-je.
Il a un soupir à défriser un chauve professionnel.
— Eh oui, l’Alaska, répète-t-il, comme un médecin confirmant un épouvantable diagnostic.
— C’est pas la porte à côté, lâché-je.
— À côté de quoi ? demande ce réaliste.
— À côté de la porte de Saint-Cloud, vieux. Et on y fabrique quoi, dans votre camp, du hockey sur glace ou des bonshommes de neige ?
Le mecton mâchouille deux petits coups sa gum, puis il revient en arrière dans la revue pour reconsidérer le dargiflard d’une gonzesse bottée de cuir noir et qui, penchée en avant, nous regarde à travers ses jambes écartées, ce qui nous offre sa tête à la renverse, mais son prose bien à l’endroit.
— Je vais vous apprendre une bonne chose, fiston, annonce-t-il après avoir fait pivoter son magazine pour voir la tête de la fille à l’endroit, et, par voie anale de conséquence son popotin à l’envers, je vais vous dire une bonne chose.
— C’est très aimable à vous, vieux !
— Ce qu’on fabrique ici, j’en sais fichtrement rien, assure cet examinateur de l’anatomie féminine. Mais alors rien de rien ! Et je vais encore vous dire autre chose, fiston : c’est que je m’en tamponne.
— Vous avez radiné ici à la suite d’une croisière-surprise ?
— C’est ça, exactement ça ! Une croisière-surprise offerte par mon gouvernement à tous les tordus reconnus bons pour le service armé.
— Et votre job consiste en quoi ?
— À éviter les refroidissements, principalement, fiston.
Réflexe conditionné sans doute, le gars tire un flask de bourbon de sa poche arrière et en tutte une lampée.
— Mais encore ? insisté-je.
Il revisse son flacon de potion magique, le rempoche et me propulse dans les naseaux un rot lesté d’alcool.
— Mais encore, y en a classe, fiston ! M’est avis que vous feriez mieux de retourner là d’où vous venez avant que je perde patience !
— Retourner là d’où je viens est mon plus cher désir, vieux, si vous entendez parler d’un autobus qui s’y rende, je m’inscris d’office.
Comprenant qu’il ne faut pas trop asticoter cet intellectuel surmené, je remonte le col de mes vestes pour replonger dans le froid noir et glaçant.
Un curieux engin jaune bouton-d’or passe en pétaradant près de moi. Il s’agit d’un ski-doo, ou chenillette des neiges. Ça ressemble à une énorme Vespa. Y a un petit ski à l’avant et une bande chenillée sous le corps de l’appareil, lequel est piloté par un type tellement emmitouflé de fourrures qu’on dirait un ours. Je regarde foncer le ski-doo vers des espaces immaculés.
Un frisson, pas seulement dû au froid, me parcourt. Voyez-vous, mes frères, je ne suis pas heureux en ce moment. Ça machiavélise trop autour de moi. Je sens que continuent de se tisser des rets ténébreux. On s’est fait piéger comme des loutres, si vous voulez mon avis. Des puissances supérieures jouent au ping-pong avec nous. Notre endormissement dans le coucou… Notre réveillement en plein Alaska (c’est tes skis)… Le professeur Bofstrogonoff à nos côtés… Enlevé idem, ce qui a dû être coton ! Mais qu’on ne réveille pas, lui ! Ma doué, ce sac d’embrouilles ! Tenez, vous quitteriez ce bouquin en cours de lecture, je m’en formaliserais pas, parole ! Je me dirais que, pour moi une fois, j’apporte de l’eau au moulin de votre connerie. Et Dieu sait pourtant qu’elle m’arpente la prostate, votre sottise, mes pauvres cancrelats ! Depuis le temps qu’elle me macule la félicité ! Me l’éclabousse ! Me la dévaste ! Vos réflexions, quand on se connaît, je peux plus les souder ! Ça commence pourtant bien, nos rencontres occasionnelles. « Ah ! vous êtes Santonio ! Quelle merveille ! Vous z’enfin ! » Mais vite ça bifurque ! Ça louvoie (comme disait Colbert) ! On dirait que vous avez honte de vos louanges. Elles vous tournent en radis sur la conscience. Vous font roter aigre rapidos. Ça vire vite au : « Tout de même, votre cabulaire !… » Ou bien : « Y a des moments, VOTRE Béru, il répugne… » Ou z’encore : « Vous n’avez pas envie d’écrire un VRAI livre ? » De quoi devenir neuneu, je vous jure, si je ne possédais pas une grande faculté d’emmerdage. Plus ils sont vieux, plus ils sont cons. Leur cervelet fait la colle à force d’âge ! Ils pigent plus. Les voilà déserts, déshumourés et chipoteurs. Ils osent plus oser rien. Ils se terrent dans toutes les idées reçues qui ne sont pas reparties ! Un de ces matins, je prendrai des mesures. Je me prohiberai la prose aux croulants, vous verrez ! Je leur subirai des examens de pas sages ! Je suis trop violent pour finir mes jours avec eux. Je me déguiserai en hippie pour me planquer parmi les jeunes. Le duraille, c’est de toujours changer de jeunes pour rester jeune. Ça se défraîchit si vite, un jeune. Ça devient si rapidement vioque. D’une année à l’autre, pan, terminé ! T’as quitté un fumant garnement, et tu retrouves un schnock. Faut repartir à la conquête des nouveaux bourgeons. Sans compter que tu prends du carat pendant ce temps, tu touches ta part de moisissure. Seulement ta bénédiction, c’est d’être anticon une fois pour toutes ! Antiformiste, antitout. Ça te fait une bonne couche de minium contre la rouillerie pernicieuse de l’existence. Mais pour en revenir à ce boxon, je comprends que l’accumulance des giries de toutes sortes vous fasse déclarer forfait. D’accord : caltez, volailles ! Je me la continue pour mon usage exclusif cette singulière aventure. Je tiens à savoir où elle mène, bonté divine !
Au lieu de regagner notre cabane, je fonce vers une construction plus grande que les autres et qui ressemble tellement à un hangar que ça doit en être un.
Ici, la porte est très large. Elle s’ouvre en coulissant sur un rail. Je la pousse et elle s’écarte docilement.
Le hangar (car c’en est bien un) n’est pas chauffé et il y règne un froid quasiment aussi vif qu’à l’extérieur. Le local n’est éclairé que grâce à l’entrouverture de la lourde. Je m’avance un peu, espérant y découvrir quelque véhicule susceptible de m’intéresser pour une éventuelle cavale. Tintin, les amis ! En fait de véhicule il ne contient que des hardes. Un fantastique amoncellement d’uniformes. Ça s’empile presque jusqu’au plaftard.
Curieux de vérifier s’il s’agit bien d’uniformes ricains, je m’avance au pied de la pyramide pour mieux mater.
Mes lampions s’habituant à l’obscurité, je distingue parfaitement de quoi il retourne.
Et j’en suis retourné moi-même, mes trésors chéris. Parce que, voyez-vous, nonobstant leur particularité d’être amerlocks, ils en possèdent une autre beaucoup plus importante ces uniformes : ils ne sont pas vides. Il y a un cadavre à l’intérieur de chacun d’eux. Un cadavre raide comme un mendiant biafrais. Ça représente une belle flopée de morts, j’ai le regret de vous le dire. Des morts empilés comme des carottes chez le primeur. Machinalement, je commence à dénombrer ceux de la rangée du dessous. En multipliant par le nombre de rangées j’obtiendrai le total. Mais je peux déjà vous dire dans la foulée qu’il y en a plusieurs centaines.
À vue de nez (s) !