Elle doit pas aimer l’avion, Natacha. La manière qu’elle me cramponne la main tandis que notre gros zinc tangote en dit longuet sur ses affres. Son teint rose vire au vert. Elle fait viande de porc avariée dans son fauteuil dont elle s’est bien gardée de dégrafer la ceinture. Vis-à-vis de nous, car à bord de notre long-courrier les deux dernières rangées de sièges sont face à face, la môme Anastasia lit un livre russe intitulé Zwklmzw, ou quelque chose d’approchant. Elle a croisé ses jambes panoramiques et, sans trop loucher ni me torticoler, j’aperçois des froufrous blancs et noirs qui fileraient des rêves lubriques à un bonze enflammé. De temps à autre, elle abaisse légèrement son passionnant bouquin pour me velouter une œillade tellement suave que les poils de ma poitrine se mettent en tire-bouchon et que la peau de mes régions les plus lisses devient plus rêche qu’une langue de bœuf atteint de fièvre aphteuse.
Voilà une paire d’heures qu’on trajecte au-dessus d’une mer de nuages sales. À force de matouser à travers l’hublot, on finit par se croire en train de survoler l’Atlantique Nord un jour de naufrage du Titanic. Les turboréacteurs turbotent rond dans leur turbotière, ce qui est réconfortant. Le steward est un solide garçon, impénétrable (car il n’est pas homosexuel) mais empressé, dont la pugnacité ne le cède en rien à sa motilité. Il n’a rien d’un crapoussin. Sa glabelle n’est pas villeuse, mais son vomer, couvert par un stéatome, lui donne l’aspect d’un miquelet. Bref, c’est le genre de type capable de lire couramment le boustrophédon et qui ne confondrait pas un apophtegme avec une antanaclase, si vous voyez ce que je veux dire.
Il nous sert généreusement de solides rasades de vodka et ne rechigne pas sur les toasts au caviar. Une aimable torpeur règne à bord. Celle-là même qui s’empare des passagers lors d’un grand vol. Voyager c’est mettre son destin à la consigne, se le rendre inaccessible pendant un certain laps d’étang, donc démissionner de soi-même. Que fait un individu qui n’a plus la possibilité de gérer sa personne ? Il somnole ou dort carrément. Ça s’appelle « tuer le temps ».
Je n’échappe pas à la règle, aussi m’abîmé-je dans une songerie qui préfigure déjà le sommeil en tentant, mais vainement, de retirer ma main de celle de ma femme. Soudain, alors que les dentelles perverses d’Anastasia sarabandent de plus en plus vite dans ma tronche, une voix connue retentit, en provenance du fond de l’avion.
— Dites donc, camarade loufiat, ça commence à bien faire, avec vot’ volga-tord-boyaux. Elle titre au moins quatre-vingt-dix degrés ! C’est pas de la gnole, mais du décapant. J’en ai quine d’écluser de l’eau de Cologne ! Faites-moi le plaisir de descendre à la cave pour si vous y trouveriez une bouteille de beaujolais-villages !
S’agit-il d’un songe sonore ou est-ce bien le cher organe de Bérurier qui trouble la paix feutrée de l’avion ?
Indécis, je m’arrache au sirop pour quitter mon siège.
— Krzzwlbvzof ? s’inquiète mon épouse.
Je file un regard interrogateur à Anastasia.
— Elle demande où vous allez ? me répond tacitement celle-ci.
— Dites-lui que je vais changer le disque de ma voiture, grommelé-je en matant les voyageurs du Tupolev.
J’ai beau me détroncher, je n’aperçois pas Bérurier. J’examine les passagers sans succès. La voix du Gros, c’était dans un bout de rêve… Il s’agissait juste d’une petite autosuggestion auditive née probablement du zonzon des réacteurs. Et pourtant…
Afin de donner le change, je me dirige vers les cagoinces de la queue. Je m’y rends lentement, en matant bien chaque gus l’un après l’autre. Comme j’atteins le fond de l’appareil, une rigolante me point. Évidemment qu’il est là, le Gravos. Mais grimé de telle sorte qu’il y faut l’œil exercé d’un poulardin de ma trempe pour le reconnaître. Il fait boyard de la belle époque, Alexandre-Benoît, avec ses cheveux en brosse, d’un châtain tirant sur le roux, ses grandes moustaches du général Dourakine et ses lunettes cerclées d’or. Il porte un complet gris, très strict, un col à dévorer de la tarte, tandis qu’une chaîne de montre qui pourrait servir à haler un train de péniches lui barre la poitrine.
Je lui virgule un clin d’œil au passage, ce qui le renfrogne, bien qu’il s’agisse là d’un verbe pronominal. Vachement déçu de s’être laissé retapisser, le Dodu. Sa trogne avivée par les feux de la vodka étincelle. Il a le sang à fleur de nez ! On le lui tordrait, il en jaillirait du vin.
Il est assis à côté d’un grand type maigre à tête de lézard vert, lequel écrit fiévreusement des trucs probablement importants sur un cahier à souches. Je me rends jusqu’aux lavabos et griffonne sur un morceau de faf à train cette prose discutable :
T’avais déjà une tête de lard, maintenant t’as une tête de c… Si tu ne veux pas qu’elle se transforme en tête à claques, écris-moi la raison de ta présence à bord et fais-moi discrètement parvenir ton message.
Je roule mon billet menu en songeant que le papier-dargif constitue le support idéal pour adresser de la correspondance à Bérurier. J’imagine fort bien un bouquin où seraient rassemblées les perles du Mastar et qu’on imprimerait sur faf hygiénique. La lecture en rouleau, tiens ! Ça éviterait de tourner des pages. Plus besoin de numéroter, ça se déviderait automatiquement. La fortune des éditeurs, je prévois, car enfin on ne pourrait pas se le refiler le livre-rouleau puisqu’on tirerait la chasse après lecture.
Je comprends pas que personne n’y ait encore songé dans le monde de l’édition. Sans compter, que certaines œuvres se prêteraient tout particulièrement à cette innovation. Les Hommes de bonne volonté, pour les constipés chroniques. La Nausée, pour les femmes enceintes, vous mordez l’astuce ?
En regagnant ma place, je colle mon petit cylindre de papelard sur l’oreille du Gros, comme un épicier remise sa cigarette. J’ai des gestes précis de piqueur napolitain, parfois. Ne me reste plus qu’à attendre la réponse.
Natacha me vachit un sourire et pose sa tête sur mon épaule dans un geste de brutale câlinerie. De quoi me faire péter la clavicule !
Anastasia, quant à elle, abaisse son livre sur ses genoux bien ronds et me défrime gravement.
— Il sait donc lire ? me dit-elle à brûle-pourpoint.
J’ai l’impression que ma glotte lâche tout, comme une poire mûre, et me choit dans l’estomac.
— Qui ? bavoché-je.
— Votre ami Bérurier, répond la douce enfant. Je n’aurais jamais cru que sa culture aille jusque-là.
Elle reprend son livre et s’y ré-abîme. Je commence à me dire, mes amis, qu’on vit toujours un peu en marge de son existence. On biaise trop, voilà le malheur. On compose avec les gens, les choses. On fait des passes de muleta à tort et à travers au lieu de prendre le taureau par les cornes une bonne fois. Moi, au lieu de finasser, d’encaisser, de louvoyer, j’aurais dû avoir une explication franche et loyale avec Anastasia avant de quitter Paname. Baffes à l’appui, œuf corse, troisième degré en cas de besoin. Lui sortir tout le fromage, à cette poupée ! L’essorer à bloc ! Jusqu’à l’ultime goutte ; par tous les moyens : les grands, les petits, les perfides, les inavouables ! Mais en avoir le cœur net, quoi, merde ! Savoir de quelle couleur sont ses brèmes et ce qu’ils espèrent de moi, les camarades.
La réponse ne se fait pas attendre. Elle m’arrive sous la forme d’un emballage de paquet de gauloises qu’on a ouvert et retourné afin d’utiliser sa blancheur intérieure. Le Dodu vient de me le balancer sur les genoux en gagnant les tartisses de l’avant.
— On devrait installer un système pneumatique, gouaille Anastasia de l’autre côté de son bouquin.
Ulcéré, je dépile le message et vous le livre sans y changer une virgule, pour l’excellente raison qu’il n’en comporte pas :
Fais comme les astrologues mon pote. Avant de vouloir sortir de ta capsule attends d’être posé sur leur bite[12].
Ça se veut sibyllin et ça l’est. Il n’en faut pas plus pour me faire sortir de mes gonds. À quoi bon s’entourer de vaines précautions puisqu’aussi bien la môme Anastasia est là qui vigile, qui voit tout, le dit et persifle. D’un bond je fonce vers les chiche-broques. Le Gravos a relourdé et chante en se dépantalonnant le fameux air des Matelassiers.
— Ouvre, figure de fesse ! grondé-je en agitant le loquet.
— Et ta sister, elle bat le butter ou quoi t’est-ce ? rétorque le cynique Béru.
— Si tu n’ouvres pas, j’enfonce ! avertis-je.
Une incongruité formidable répond à ma menace. C’est tellement violent que, l’espace de trois secondes, je me demande si l’un de nos réacteurs ne vient pas de déclarer forfait. Puis l’organe du Terrible, saccadé par des efforts viscéraux, déclare :
— Y en a qui m’ont l’air de perdre le contrôle de leur self, à ce qu’on dirait !
Suit alors une série de bruits sur lesquels mon sens inné des convenances m’empêche de m’étendre, ce que je n’ai pas à regretter car ça ne serait pas des plus confortables. Une hôtesse qui ressemble à un travesti surgit de l’allée cavalière.
— Quelque chose qui ne va pas ? me demande-t-elle en anglais, car lorsqu’on est russe et navigante il est bon de savoir parler une langue capitaliste.
— Il y a dans ces toilettes un homme qui m’a l’air souffrant, mens-je. Peut-être devrions-nous enfoncer la porte.
Elle se révulse à cette perspective. D’un geste décidé elle toque le panneau de bois frêle.
— V’là ma réponse, ricane l’Horrible.
La salve qui suit son avertissement aurait parfaitement convenu pour annoncer jadis la naissance d’un tsarévitch.
— Vous voyez ! dis-je à la mignonne (qui ressemble à Charpini déguisé en homme).
— En effet, ça n’est pas normal, convient-elle.
Comme pour apporter de l’eau au moulin de son inquiétude, le Gros y va de son récital complet. C’est le virtuose du vent, Béru. Le Toscanini de la modulation anale. La philharmonique du pet. L’apothéose du flageolet, son chantre.
Un feu d’artifesses, mes amis ! Oh, je sais, y en a qui finebouchent déjà sans mon auditoire, je m’en tamponne ! Ceux-là se biscornent dans mon estime, ils détritussent comme poisson au soleil ! Qu’ils aillent chez les raseurs cadémiques, je les retiens pas ! Pour vous en revenir aux prouesses béruriennes, c’est positivement la rétrospective de Pearl Harbor, les gars ! Hiroshima-mes-claouis-dans-le-pommier ! La catastrophe de Saint-Pierre-et-Miquelon ! Un ris-mec de Guerre et Pet. Ça tonne, ça étonne, ça étonne en force. Tous les sabords crachent ! Trafalgar sans son square ! Et rrran ! Pan ! Vive la reine ! Verdun ! On ne passe pas ! Le grand soleil ! Et je canonne à bâbord ! Et je te fais sauter le fortin ! Et je vous dynamite la Kommandantur ! Flaoff ! Oh la belle bleue ! Une traçante ! À retardement. Un chapelet ! Une cataracte ! C’est drôlement avalancheux dans le secteur ! Miné de partout ! La galerie saute ! L’arsenal explose ! L’artillerie délire. En gerbes ! En étoiles filantes ! Plus fort ! Vive la France ! Vive Arpajon ! Sa foire ! Ça foire ! Il est machiavélique du prose, Bérurier. Il a la boyasse diabolique ! Il porte en arrière son instrument à vents ! Le fion infatigable ! Il dispose du mistral, de la tramontane, du sirocco, du simoun pour décompresser avec une telle violence, une telle générosité. Il a une turbine dans le baigneur, non ? Un moteur à explosion dans le babe ? On lui a piégé le rectum ! Armstrong est planqué dans sa raie médiane ! Je vois pas d’autres solutions. Ou alors, si : une prothèse, vous pensez pas ? On lui aura bricolé la rondelle ! Mais oui, bien sûr ! Placé un fusil mitrailleur dans ce que Rabelais nomme le boyau culier. Je commence à entrevoir l’explication du phénomène. Je lui démasque le trou de balle, lui démystifie la bagouse. Assez de bluff et de blaofff ! La vérité, toute la vérité, au grand jour ! Et si c’était avec sa bouche qu’il fasse ce ramdam, hein ? Et s’il avait enregistré la bande sonore du Jour le plus long sur son mini-K7 ?
Elle se demande un peu tout ça, l’hôtesse de l’air. Pourtant ça contamine par-dessous la porte. Des effluves implacables tire-bouchonnent du trou de serrure. Une ponctuation olfactive nous crucifie dans les abominables réalités. On a l’imagination qui se désinterpose. Les suppositions qui pantèlent.
— Il faut prévenir le commandant, décide l’employée de l’Aeroflot.
D’un pas énergique elle se dirige vers le poste de pilotage. Je la suis, car je tiens à profiter de l’occase pour mater le comment t’est-ce que c’est fait des commandes d’un TU. J’ai un faible pour la technique, moi ! J’y crois !
Il est tout jeunet, le commandant Kouvrechev. Un peu dodu, poupin même, avec des bonnes joues rouges et un regard bleu faïence. C’est à remarquer : les commandants d’aviation sont jeunes, tandis que les commandants de barlu sont des vieux kroumirs. Faut de l’expérience pour piloter un bateau et des qualités physiques pour driver un coucou. Question de vitesse. Le zinzin qui file ses 25 nœuds, il a pas besoin d’être manœuvré en trombe. Tandis que le jet qui bouscule les nuages à mille à l’heure, on peut pas se permettre de le piloter à la papa.
L’hôtesse lui raconte comme quoi un passager est en train de se déchirer les entrailles aux tartisses et qu’il y agonise vraisemblablement. Faut faire quelque chose d’urgence, prévenir les ambulances, les sapiers-pompeurs et tout le chèze. Le commandant lui dit de placer l’écriteau « En dérangement » sur la porte et d’y laisser caner le voyageur en paix, vu que c’est l’endroit idéal pour qu’un cadavre voyage sans incommoder personne.
À ce moment-là, il se passe un fait vraiment inattendu ; mes amis. Il n’a rien de neuf, remarquez, pourtant il produit sa petit impression, soyez-en persuadés.
Deux hommes ont surgi sur nos talons dans le poste de pilotage. L’un d’eux est le gars à bouille de lézard vert qui écrivait près de Béru. L’autre est un grand costaud au menton carré comme un jeu de cartes. Les surgissants tiennent chacun un revolver à la main. Non pas une pétoire dans le genre de mon ami tu-tues, mais plutôt une sorte de lampe à souder miniature.
— Sorry, dit le costaud, nous allons vous demander de bien vouloir vous dérouter, cap’taine !